Presse La Reine Alice : Alice au pays du crabe

Le Monde des Livres       Florence Noiville

Lady cobalt et bougie

Alice au pays du cancer

Est-ce cela le bonheur ? Les moments où il ne se passe rien ? On est assis dans l’herbe, on tresse distraitement une guirlande de pâquerettes comme le faisait Alice au pays des merveilles. On s’ennuie même un tout petit peu – mais ça, on ne va pas tarder à s’en mordre les doigts…

Car l’instant d’après, tout bascule. On tombe dans le terrier du Lapin blanc. On tombe, on tombe, on tombe (“down down down”, écrit Lewis Carroll). Au point qu’on se demande avec effroi si cette chute pourrait ne jamais finir. On regrette les pâquerettes : trop tard. L’accident a eu lieu. Cela peut être n’importe quoi, une rupture, un deuil, un licenciement… C’est fou ce qu’il y a comme terriers au bord de la route. Fou comme l’on trébuche toujours au moment où l’on s’y attend le moins.

Dans le cas de Lydia Flem, cela se passait un soir, à la veille des vacances. Elle essayait des robes d’été lorsqu’elle a senti “une petite boule” sous son doigt. Pas de doute possible, la “chose” était là, une tumeur maligne dont le nom n’apparaît jamais dans ces pages. Au contraire. Sous la plume subtile et si distinguée de Lydia Flem, la chose, entourée de fiction comme d’un léger papier de soie, devient un conte. Une parabole. Il était une fois Alice au pays du cancer.

Etrange ? Pas tant que ça. Avec la même distance étonnée que celle de Lewis Carroll, l’Alice de Lydia Flem raconte sa plongée au coeur du nonsense. Au fond, n’est-ce pas cela la maladie ? Un monde à l’envers où l’on ne reconnaît rien et où, dérouté, sans carte ni boussole, on est bien forcé d'”épouser le déséquilibre” ?

Lorsque Lydia Flem ouvre la porte de sa maison, à Bruxelles, on a pourtant du mal à songer à la maladie. Ce qui saute aux yeux, chez cette ex-psychanalyste, c’est le charme, l’humour, la malice. Bref, la vie même. Lydia Flem a une manière très naturelle d’être là, entre ses livres, ses disques d’opéra, ses pastilles de chocolat qui l’aident à écrire, et sa chatte Shéhérazade – qui s’appelle Dinah dans le livre, comme d’ailleurs chez Lewis Carroll, et surveille l’interview d’un air énigmatique.

Cette présence-là, chaleureuse et simple, on la trouvait déjà dans les livres de Lydia Flem. En particulier dans la trilogie familiale qui l’a fait connaître il y a quelques années (Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Lettres d’amour en héritage et Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils, Seuil). L’auteur y explorait ces moments-clés de nos vies où, “largués par nos parents qui disparaissent ou par nos enfants qui quittent la maison”, il nous faut modifier nos repères, nous orienter sur d’autres chemins, nous réinventer en somme.

Dans ces récits à la première personne, elle coupait les sentiments en quatre, pelait finement les émotions jusqu’à leur noyau, poussait loin l’art du dévoilement et de l’aveu. Jamais cependant de façon exhibitionniste ou narcissique. Plutôt avec l’idée de fournir aux lecteurs une loupe. Un “verre grossissant” qui, selon l’expression de Proust, leur permettrait de “lire en eux-mêmes”.

Lorsque Lydia Flem a été reçue, fin 2010, à l’Académie royale de Belgique, l’écrivain Jacques De Decker a eu des mots très justes. Les oeuvres de Lydia Flem, a-t-il dit, “s’engagent dans une sorte de mise en partage de l’expérience propre vécue comme l’attestation d’une épreuve que l’écrivain soumet à la collectivité des lecteurs afin qu’ils y trouvent un écho et, en fin de compte, un réconfort” (1).

Dans La Reine Alice, le réconfort est bien là. La générosité aussi. Mais le mode d’écriture a changé. Lydia Flem se lance dans une forme qu’elle considère comme “primordiale”, le conte. “J’ai toujours eu le désir de dire “il était une fois”, confie-t-elle. J’aime conter la vie.” En coulant le récit de la maladie dans ce moule inattendu, en le projetant aussi dans un “hors-temps quasi mythique”, la romancière ne gagne pas seulement en liberté de ton et en distance. Elle invente une langue et les personnages extravagants qui vont avec (Le Ver à Soie, Balbozar, Lady Cobalt…), elle donne vie aux objets (turbans, gobelets, poupées…), elle joue avec des photos qu’elle a prises (comme Lewis Carroll) et qui font comme des clins d’oeil à son texte. Elle se laisse happer, enfin, de l’autre côté du miroir en devenant elle-même un personnage de fiction…

“Ceci n’était pas un choix, précise-t-elle. Je me sentais réellement comme ça, fictive. Lorsque la réalité est là, dans toute sa violence et sa crudité, se transformer en créature de papier est une manière de survivre.” Ecrire ainsi l’autobiographie d’une autre permet à Lydia-Alice de résister comme elle peut. Elle va de chimiothérapie en chimiothérapie. Se cognant à des êtres un peu fous. Pleurant d’un oeil et riant de l’autre. Tantôt désespérée, tantôt hardie. Tantôt perdue, tantôt “un peu crâne”. On est toujours entre le conte de fées et le cauchemar, dans ces pages. Pauvre mortelle ballottée par des puissances invisibles, Alice se demande sans cesse ce qui va encore lui arriver. “Ce ne sont pas les irradiations qui m’effrayent, songe-t-elle, mais d’être enfermée dans une machine inconnue, derrière des portes blindées, hermétiquement closes. Rien que d’y penser, j’étouffe (…). Pourvu que je ne sois la prisonnière du songe d’aucune des pièces du jeu d’échecs. Pourvu que je ne croise ni rois, ni reines, ni tours, ni cavaliers. Je ne me sens pas la force de les affronter.” Deux cases en avant, trois en arrière, Alice avance en crabe sur le damier du mal. Jusqu’au moment où le pion devient reine. Et quitte le Labyrinthe des Agitations Vaines pour l’apaisante Forêt de la Convalescence…

En fin de compte – et de conte – qui a gagné la partie, qui l’a perdue ? Peut-on gagner en perdant ? Etre malade, est-ce se déposséder de soi ou “faire connaissance avec soi” ? Toute l’interrogation du roman est là : savoir ce qui s’est vraiment “joué” dans cette singulière leçon d’échec(s).

Pour le lecteur en tout cas, l’une des réponses est simple. A la fin de Panique (Seuil, 2005), Lydia Flem avait ces mots : “Y a-t-il jamais eu des explorateurs de l’angoisse qui soient descendus en chute libre au fond de la panique puis qui en soient revenus pour témoigner ? On parle des sports de l’extrême, des navigateurs solitaires, des héros qui ont surmonté le froid, le chaud, le jeûne, l’apnée, l’apesanteur, le temps, mais l’angoisse, qui en parle ? N’est-ce pas aussi une limite du corps, le dernier bord avant la confusion, la dépersonnalisation ?” Si l’on remplace les mots “angoisse” et “panique” par “maladie” – trois termes qui vont ensemble comme les trois Grâces de l’Antiquité -, on obtient une définition parfaite du dernier et splendide roman de Lydia Flem.

 

LA REINE ALICE de Lydia Flem. Seuil, 336 p., 19,50 €.

(1) Discours de réception de Lydia Flem à l’Académie royale de Belgique, accueillie par Jacques De Decker, secrétaire perpétuel, Seuil, 96 p., 9,50 €.. En librairie le 3 mars.

Florence Noiville

 

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