
u commencement était l’ouïe. Toute existence ne s’ouvre-t-elle dans l’opaque berceau sensoriel de la matrice maternelle ? Du battement de coeur aux résonances de la voix, doublement perçue de l’intérieur et de l’extérieur – d’où parvient aussi l’écho plus complexe d’un univers encore à découvrir -, le futur humain flotte dans une poche de sons, initiation primordiale à la volupté, pour l’heure limitée à un seul sens.A l’âge de la lallation, des babils qui explorent, gorge et lèvres, les jeux sonores d’un corps sans langage, la mélodie des voix adultes nourrit celui qui ne parle pas (l’ infans, tel que le dévoile l’étymologie). Des inflexions de la parole maternelle à l’apprentissage de sa propre voix, chacun incarne une musique propre. Hauteur, amplitude, timbre, rythmes et scansions, l’identité s’entend avant même de s’avouer. Et la voix, avec ses hésitations, ses souffles, ses accents, ses « humeurs » en quelque sorte, délivre la pensée autant par l’intonation choisie que le mot retenu. Messagère irremplaçable d’une intériorité secrète, elle est, même à peine audible, le seul indice d’une présence singulière. « Tout s’ordonne autour d’elle. Une oreille, une voix. », résume la psychanalyste Lydia Flem, qui s’interroge dans un vif et très personnel essai, La Voix des amants, sur le sens de ces voix dont elle entend les douloureuses mélodies, dissonances et arythmies figurant les étapes vers une harmonie à reconquérir. « L’être humain se consolera-t-il jamais d’être entré dans la parole ? Ne demeure-t-il pas pour toujours orphelin d’un premier monde enfoui ? »La quête de ce manque infini, elle l’a conduite, avec une souveraine liberté, à travers ces voix qui offrent le mirage de la transfiguration de la déréliction à la félicité. Ephémère miracle dont l’opéra est le théâtre sublime et convenu, creuset où l’intime et le social, soi et le monde, rêvent d’une alchimie volatile.Evoquant sans pudeur déplacée, en variant les angles d’écriture et le degré d’engagement personnel, certaines de ses plus précieuses voluptés lyriques, Lydia Flem ne fait rien d’autre que s’approcher du charme de la voix humaine, carmen qui dit la magie et la poésie de l’origine avant de n’être qu’un chant. Ainsi ausculte-t-elle, à travers le duel entre la Reine de la nuit et Pamina, l’affrontement mère-fille, où il s’agit de se détacher sans se perdre et de s’aimer sans se confondre (et, pour Mozart, c’est la flûte magique léguée par son père qui guide les amants sur le chemin terrible qui conduit à la sagesse). De même qu’elle voit Cherubino en « ange posté aux portes du Paradis » pour en défendre l’accès, mais, contre l’interdit de la Genèse, inciter à un métaphorique retour à l’Eden (le page, intermédiaire qui provoque chacun, somme de prendre le risque d’aimer et pousse à une métamorphose de soi qui est le sujet même de l’« opéra d’apprentissage » qu’est Le Nozze di Figaro ).Fascinée par la parenthèse fulgurante et illusoire que Zerlina obtient de Don Giovanni ( « un instant de gravité ; en quelques notes espacées, [Mozart] soustrait le séducteur à la séduction, il le plonge dans un bref et intense moment de sincérité »), Lydia Flem s’interroge sur la rencontre du noble libertin et d’une bohémienne libre, Carmen, dont la sulfureuse insolence dérange un siècle qui attend le châtiment du scandale (évoqué « dans la loge de la Traviata ») et n’admet pas le vrai visage de l’amour, tel que les jeux et masques du quatuor de Cosi fan tutte le définissait, « capricieux, ardent, cruel, joyeux, joueur, tendre, vif, insaisissable – de feu et de glace ». L’amour ne supporte pas le dévoilement total, ce que confirme la lecture du Château de Barbe-Bleue de Bartok, où l’aveu inaudible de l’époux ouvre sur une nuit où les voix se sont tues.PHILIPPE-JEAN CATINCHI