Lydia Flem. Alice au pays du merveilleux cancer
Propos recueillis par Isabelle Falconnier
L’écrivaine et psychanalyste belge, publie son dixième livre avec «La reine Alice»: une plongée poétique et symbolique dans le monde de la maladie. Libératoire.
Ecrivaine, psychanalyste, collaboratrice de Ménie Grégoire ou Françoise Dolto, naviguant entre Bruxelles et la France, la fine et lucide Lydia Flem est une voix unique dans la littérature francophone. Personne mieux qu’elle ne met des mots sur les saisons et orages de la vie, n’incarne avec autant d’intelligence, de grâce et d’humour ces moments de l’existence où l’on souffre sans savoir que faire de cette douleur. Sa trilogie familiale − « Comment j’ai vidé la maison de mes parents », « Lettres d’amour en héritage », « Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils » − a séduit un large public international en évoquant les liens entre parents et enfants, la séparation de sa fille ou la vente de la maison de ses parents. Révélée aux lecteurs avec un premier livre, « La vie quotidienne de Freud et de ses patients », en 1986, elle raconte aujourd’hui dans son dixième livre comment la maladie, un cancer aujourd’hui guéri, lui a fait «traverser le miroir». A la manière d’un conte, « La reine Alice » évoque les traitements, les médecins, les proches, le désespoir ou la ténacité, la mort et la vie.
« Toute personne qui doit surmonter des épreuves devient une altesse »
Comment «La reine Alice», livre inclassable qui donne une forme inédite au récit sur la maladie, est-il né?
La naissance de ce livre est inhabituelle. J’ai d’abord tenu un journal photographique. Pendant des mois, j’assemblais des objets un peu au hasard avec lesquels j’essayais d’exprimer les émotions du moment: un stylo, des friandises, mes bijoux, un jeu de cartes, des gobelets aux couleurs vives, des pommes, un visage de Raphaël ou d’Ingres… Je les photographiais puis je les postais sur mon blog. Bien plus tard, j’ai voulu mettre ces images en récits. J’ai cherché la forme littéraire qui me donnerait la plus grande liberté: le roman ou le conte. Celui-ci s’est imposé parce qu’il commence toujours dans le danger et l’adversité. Le héros ou l’héroïne y sont fondamentalement seuls, démunis, égarés, puis, petit à petit, ils se découvrent des forces insoupçonnées. Face à la terreur, ils font preuve de bravoure, de ruses, d’humour. Ils finissent par transformer la malchance en une part de chance.
Pourquoi vous incarner en Alice? D’où vient votre fascination pour ce personnage?
J’ai lu Alice au pays des merveilles quand j’étais enfant. Ce monde bizarre et désorienté m’avait impressionnée et parlé. C’est un livre à relire adulte, on peut y puiser des choses pour toute la vie. Le monde d’Alice au pays des merveilles m’avait déjà donné un fil rouge pour mon livre précédent, Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils. Chacun des chapitres commençait avec une citation de cette histoire parce que le personnage de Lewis Carroll est une petite fille qui se pose des questions sur son identité. Le monde autour d’elle est effrayant, mystérieux, incompréhensible, souvent absurde et pour y faire face, elle devient hardie, fonceuse, tient tête, relève les défis. Lewis Carroll a d’abord imaginé une étrange partie de cartes, ensuite dans Derrière le miroir, il invente une folle partie d’échecs. De pion, Alice finit par devenir, tout à la fin, une reine. Cette métaphore m’a plu. Toute personne qui doit surmonter des épreuves devient une altesse. Ainsi Alice est-elle devenue la reine Alice.
Que signifie pour vous «traverser le miroir», comme le fait Alice? Dire oui, accepter la maladie?
La reine Alice traverse «réellement» le miroir. Comme le lui annonce sans ménagement la Science en personne, elle a attrapé la reine des maladies. Alice comprend qu’elle n’a plus le choix. Ce que chacun redoute vient de surgir. Il n’y a pas de sortie de secours. C’est ainsi, c’est là. Alice sent qu’elle doit consentir à ce qui lui arrive, accepter l’égarement, ne plus vouloir que les choses se passent comme elle le souhaitait. Dire oui à sa fragilité, sa douleur, son épuisement pour que puisse naître une vitalité, un ressort, un élan qu’elle ne se connaissait pas. Mon héroïne fait de son impuissance une alliée. C’est une curieuse alchimie qui se produit; au moment où elle se retrouve dans le plus grand dénuement, perdue dans Le Labyrinthe des Agitations Vaines, elle fait connaissance avec elle-même. Elle découvre sa part d’indestructible, cette minuscule parcelle de vie plus puissante que le big bang. Elle remercie alors son impuissance qui la révèle à ellemême.
On dit parfois que l’on développe une personnalité nouvelle à travers la maladie. Est-ce le cas pour vous?
Avec les épreuves peuvent surgir une créativité inconnue, une espièglerie, une confiance en soi, une urgence de vivre. Il n’y a plus de temps pour l’accessoire, le futile, plus l’envie de faire des concessions, des arrangements boiteux, on va directement à l’essentiel. On ose devenir qui on est. Enfin. Pour ce dixième livre, j’ai sauté le pas, j’ai écrit un roman, un conte, en déployant mon imagination, sans la brider, en inventant des dialogues impertinents et vifs ou poétiques et désespérés, en laissant courir ma plume (électronique). Comme la reine Alice, je me suis mise à jouer avec un appareil photo, un Attrape-Lumière… J’ai aussi découvert qu’à chaque instant le présent apporte de l’imprévisible et c’est notre seule liberté. Accueillir le présent donne de la force, de la joie. La joie est un grand remède. Il nous appartient de la chercher en nous, autour de nous, d’inventer de minuscules secondes de bonheur.
Comment êtes-vous arrivée à faire de la littérature, créer, et donc à prendre de la distance, avec une matière si intime, si douloureuse?
Au commencement il y eut des photos, prises pour tenter de contenir l’excès des émotions, des sensations douloureuses, changer la douleur en beauté. Les mots sont venus après coup. La littérature, comme tous les arts, exige l’invention d’une esthétique, d’une forme, d’une mise à distance. Elle cherche à traduire l’impudeur des sentiments et des corps en une fiction qui puisse réenchanter le quotidien. C’était pour moi une exigence intérieure, une libre nécessité.
Vous êtes à la fois psychanalyste et une écrivaine que l’on rattache au courant de l’autofiction. Vous sentez-vous davantage l’une ou l’autre?
Ma «trilogie familiale» appartient évidemment à l’autofiction. Ici, dans ce roman à la troisième personne, La reine Alice, j’ai voulu explorer une autre construction littéraire, une mise en scène plus ludique, onirique, qui permette peut-être aux lecteurs de réfléchir et de s’évader, de sentir que, même difficile, notre vie est passionnante, riche d’imprévisibles, d’inventions, de possibles. L’écriture et la psychanalyse − mais je ne suis psychanalyste que derrière le divan − ont en commun de chercher à mettre des mots sur l’indicible, à saisir ce qui échappe, demeure dans l’obscurité pour en faire un récit vivant, à porter un autre regard sur sa propre histoire, le monde, l’existence.
Comment cherchez-vous à aider les lecteurs, qui ont réagi de manière si belle et forte à votre trilogie familiale?
Dans mes livres, il y a toujours la quête impossible de cueillir la rosée du matin avant qu’elle ne s’évapore, de décrire ce qui nous agite, nous tourmente, nous emporte, nous dessaisit de nous-mêmes, ce qui nous fait peur ou honte. Ces «orages émotionnels » − titre du premier chapitre de Comment j’ai vidé la maison de mes parents − j’essaie de les raconter pour les offrir en partage à mes lecteurs. Le plus singulier, le plus intime, rejoint souvent l’universel. Au-delà de nos différences, nous partageons des émotions, des expériences qu’on dissimule par pudeur, par culpabilité. En découvrant qu’ils n’étaient pas seuls au monde à vivre ces «orages émotionnels», les lecteurs m’ont confié s’être sentis autorisés à éprouver ce qu’ils ressentaient secrètement, apaisés, consolés, d’être reliés à d’autres êtres humains qui partageaient avec eux la même danse fragile de l’existence. Je suis très émue par cette réception si intense de mes livres. J’écris parce que j’ai toujours rêvé d’écrire, mais j’ai dans la tête un lecteur imaginaire, comme une présence muette à qui je m’adresse, à qui je destine le livre à venir