Antisémitisme

ANTISÉMITISME

En 1945, le philosophe Theodor Adorno écrivait : l’antisémitisme, c’est la rumeur qui court à propos des juifs ».

Et sans doute l’histoire de l’antisémitisme raconte-t-elle davantage les fantasmes pleins de haine et d’envie de l’Occident que la réalité historique d’une minorité que l’on désigne du nom de Juifs. Imagerie diabolique, fanatisme religieux, rêve s de pureté, délires paranoïaques, peur de la concurrence économique, travestissements idéologiques de la science,… Chaque âge a justifié autrement les persécutions qu’il a fait subir à ceux qui ont eu l’audace de rester fidèle à leur spécificité religieuse et culturelle tout au long des siècles.

Le terme d’antisémitisme a été forgé en 1873 par un journaliste de Hambourg, Wilhelm Marr, dans une libelle : « La Victoire du judaïsme sur le germanisme ». Ce mot est né de la confusion entre la notion pseudo biologique de sang et de race et celle, philologique, de groupe de langues, supposant que le terme « sémite » renvoie à une entité ethnique et raciale homogène alors que ce terme recouvre uniquement une réalité linguistique : le fait qu’il existe des langues sémitiques.

L’antisémitisme moderne peut ainsi être distingué du vieil antijudaïsme, principalement fondé sur des caractères religieux et socio-économiques. L’antisémitisme suppose, lui, une appartenance « raciale », considérée comme « biologique », ce qui enferme irrémédiablement un individu dans une catégorie à laquelle il ne peut, en aucun cas, échapper. Alors que le Juif du Moyen Age, s’il se faisait violence, pouvait « sortir » de sa condition en se convertissant, le Juif de l’âge moderne, émancipé, est enclos plus sûrement que dans un ghetto ; il est identifié à une « nature » juive qui lui serait « essentielle ».

Puisque plus rien ne le distingue désormais de son voisin, il sera accusé de vouloir nuire à la société qui l’accueille, non parce qu’il fait partie du peuple « déicide » mais en raison d’une « tare héréditaire », d’une marque invisible qui se transmettrait génétiquement.

Lorsque Léon Poliakov entreprend de raconter la rencontre entre les Juifs et l’Occident, il reconnaît qu’ « écrire l’histoire de l’antisémitisme, c’est écrire l’histoire d’une persécution qui, au sein de la société occidentale, fut liée aux valeurs suprêmes de cette société, car elle s’est poursuivie en leur nom ; donner tort aux persécuteurs, demander (pour reprendre une formule de François Mauriac) ses comptes à la chrétienté, c’est mettre en question cette société et ses valeurs ». Et au bout d’un long parcours parmi une littérature « passionnée, consacrée depuis deux millénaires à ce sujet, de ces flots d’encre qui précédèrent ou qui suivirent les flots de sang », il avoue : « Je ne savais pas qu’on n’exorcise pas un mal millénaire à l’aide d’une argumentation rationnelle ».

Il semble qu’avant l’ère des Croisades, les Juifs n’aient pas souffert de persécutions ; des communautés prospères s’installèrent un peu partout, en Champagne, en Lorraine, en Rhénanie et jusqu’à Prague. Comme dans l’Orient des IIIe et IVe siècles et la Russie du XVe siècle, pout le Haut Moyen Age, les Juifs sont le « seul peuple de Dieu » et les conversions devaient être fréquentes. Pour les éviter, les hommes d’Église demandent que les Juifs et Chrétiens vivent séparément, ne partagent pas leur table ni leur lit ni leur fêtes. Ce sont là des luttes d’égal à égal entre deux confessions religieuse. Avec les peurs apocalyptiques de l’an mil et l’organisation des Croisades apparaissent les pillages et les premiers massacres populaires ainsi que l’accusation de meurtre rituel. Au Concile de Latran, en 1215, Innocent III décide que dorénavant les Juifs devront porter une rouelle jaune sur leur vêtements : « Dans les pays où les Chrétiens ne se distinguent pas des Juifs et des Sarrasins par leur habillement, des rapports ont lieu entre Chrétiens et Juives ou Sarrasines, ou vice-versa. Afin que de telles énormités ne puissent  à l’avenir être excusées par l’erreur, il est décidé que dorénavant les Juifs des deux sexes se distingueront des autres peuples par leur vêtements ».

Avec l’essor des villes au XIIIe siècle, les échanges entre Juifs et Chrétiens peuvent s’accroître et l’Église veut éviter tout ce qui pourrait favoriser une identité commune ou toute situation qui mettrait le Chrétien en état d’infériorité par rapport au Juif. Il sera donc interdit aux Juifs d’avoir des nourrices ou des domestiques chrétiens. Ceux-ci n’auront pas le droit d’acheter de la viande que les Juifs ne consomment pas eux-mêmes, ni les prêtres du vin de messe. L’économie monétaire liée à l’essor urbain pose un grave problème aux Chrétiens car l’argent est lié l’impureté et, si pour se débarrasser de ce commerce honteux, on oblige les Juifs à être usuriers, il reste scandaleux pour un Chrétien d’être le débiteur d’un Juif. De même que l’exercice fréquent de la médecine par les Juifs renvoie au tabou du corps, très important au Moyen Age, ce qui les rend très suspects aux yeux de l’Église : « il vaut mieux mourir que devoir sa vie à un Juif ».

(Concile de Béziers, 1246).

Le XIIIe siècle est marqué par un effort intense pour convertir les Juifs car leur christianisation est censée précéder la fin des temps. Alors que l’échec de la conversion devient évidente et que s’éloigne l’horizon eschatologique, l’antijudaïsme chrétien est prêt à basculer vers l’antisémitisme et ses persécutions violentes.

Tour à tour tolérés puis rejetés, après avoir été dépouillés de leurs biens, les Juifs seront expulsés d’Angleterre en 1290, de France en 1394 et d’Éspagne en 1492 mais l’Angleterre et les Pays-Bas les accueilleront alors.

Comme le note Léon Poliakov, à partir de la deuxième moitié du XIVe siècle, les haines antijuives semblent se nourrir d’elles-mêmes, qu’il existe ou non des Juifs sur place. Le Juif est devenu une figure imaginaire. « On peut dire que l’antisémitisme croît à mesure du développement de l’art et de la littérature et en fonction de leur diffusion parmi les masses populaires. Il n’est guère de genre : fabliaux, satire, légendes ou ballades, dont les Juifs soit absents ou ne se trouvent décrits sous des couleurs ridicules ou odieuse, souvent à l’aide de la touche scatologique dont le siècle était si friand ». (Histoire de l’antisémitisme, I, p. 141).

Sans doute cette haine eut-elle pour arrière-scènes, la guerre de Cent Ans entre la France et l’Angleterre, l’anarchie politique en Allemagne, l’agitation urbaine, la grande famine de 1315-1317 et surtout l’épidémie de peste noire de 1347-1349. Il fallait, à tous ces malheurs, trouver un responsable le bouc émissaire était tout désigné : les Juifs, infidèles et diaboliques. A cette période succèdera l’âge des ghettos et de l’enfermement.

Au XVIIIe siècle il y a environ deux millions de Juifs en Europe, dont près de la moitié vivent en Pologne. Les descendants des Marranes espagnols et portugais, qui avaient échappé aux bûchers de l’Inquisition, s’étaient établis dans les grands ports Londres, Amsterdam, Hambourg, Bordeaux, Livourne et s’assimilaient aux mœurs les plus raffinées de leurs pays d’accueil. Les Juifs traditionnels étaient regardés d’un autre œil, comme des étrangers pauvres et rudes. C’est ce qu’exprime Isaac Pinto, un Juif de Bordeaux, en réponse aux généralisations antisémites de Voltaire : « (…). Les mœurs des Juifs portugais sont toutes différentes des autres Juifs. Les premiers ne portent point de barbes et n’affectent aucune singularité dans leur habillement ; les gens aisés, parmi eux, poussent la recherche, l’élégance et le faste en ce genre aussi loin que les autres nations d’Europe, dont ils ne différent que par le culte ».

A la veille de la Révolution française l’émancipation des Juifs se prépare dans tous les pays d’Europe. Dorénavant, les Juifs vont se mêler à la culture européenne et un nouveau type d’antisémitisme va apparaître. Les signes visibles de la différence étant effacés, on va prêter aux Juifs assimilés une différence invisible. Le judaïsme va cesser d’être une religion pour devenir une « race inférieure », la race « sémite » par opposition à la race « aryenne ».

A la fin du siècle dernier, en France, l’antisémitisme de Drumont, par exemple, dénoncera « l’esprit juif » qui menace la « pureté aryenne ». « Un M. Cahen qui va à la synagogue, qui observe les lois mosaïques est un être respectable ; je ne lui en veux pas. J’en veux au Juif vague », écrit Édouard Drumont dans La France juive. C’est dans ce contexte idéologique que prennent racine des mouvements antisémites en France, en Allemagne ou en Autriche : l’affaire Dreyfus qui divise la France en deux camps, la parution du célèbre faux les Protocoles des Sages de Sion qui alimente la peur du « péril Juif » en accréditant la thèse du complot Juif contre l’Occident, l’élection d’un maire antisémite à Vienne, Karl Lueger, … et en Allemagne, nourri par le culte de la race germanique, un antisémitisme nationaliste virulent qui devint un trait de la politique nazie.

Après la première Guerre mondiale apparaissent en Europe des régimes totalitaires (fascisme et nazisme) qui vont adopter des théories racistes et les intégrer à des systèmes politiques institutionalisés. En 1925, Adolf Hitler publie son livre Mein Kampf, inspiré des discours de Karl Lueger, de Houston Stewart Chamberlain et de Richard Wagner. Cet auteur du Judaïsme dans la musique affirmait que « le judaïsme est la mauvaise conscience de la civilisation moderne et concluait son récit ainsi : « Réfléchissez qu’il existe un seul moyen de conjurer la malédiction qui pèse sur vous : la rédemption d’Ahasvérus — l’anéantissement ! »

Arrivé au pouvoir en 1933 Hitler exclue les Juifs du barreau et de la fonction publique et ouvre les premiers camps de concentration qui reçoivent outre des Juifs, des sociaux-démocrates, des libéraux et des communistes. En 1935, les lois de Nuremberg dénoncent les mariages mixtes, interdisent aux Juifs la plupart des professions et les mettent au banc de la société comme « non-Aryens ». La décision de la « solution finale » du problème juif fut prise en janvier 1942 à la conférence de Wannsee. Eichmann fut alors chargé d’exterminer tous les Juifs sous domination nazie. Le génocide, la « Choa », la catastrophe, comme le dit l’hébreu, anéantit environ deux cent mille Tziganes et six millions de Juifs.

« L’humanité a eu à mourir dans son ensemble par l’épreuve qu’elle a subie en quelques-uns (ceux qui incarnent la vie même, presque la totalité d’un peuple promis à une présence perpétuelle). »

Maurice Blanchot, Après coup, p. 98.

Lecture

–                 Theodor ADORNO, « Eduquer après Auschwitz », in Modèles critiques, Payot, 1984.

–                 Hannah ARENDT, Sur l’antisémitisme, Calmann-Lévy, 1973.

–                 François de FONTETTE, Histoire de l’antisémitisme, PUF, 1982

–                 Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme,

  1. Du Christ aux Juifs de Cour, Paris, Calmann-Lévy, 1955
  2. De Mahomet aux Marranes, Paris, Calmann-Lévy, 1961
  3. De Voltaire à Wagner, Paris, Calmann-Levy, 1968.
  4. L’Europe suicidaire, Paris, Calmann-Levy, 1977

Cf. Bouc émissaire, Cinéma nazi, Dreyfus, Drumont, Génocide, Ghetto, Gobineau, Lumières, Meurtre rituel, Moyen Age, Nature, Nazisme, Pogrom, Protocoles des Sages de Sion, Pureté du sang, Vacher de Lapouge, Vichy, Voltaire, Weininger.

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