APARTHEID
L’apartheid est un mot afrikaans qui signifie « séparation » et qui désigne la politique raciste du Parti national d’Afrique du Sud, au pouvoir depuis 1948. L’État sud-africain est le seul, avec l’Etat nazi, à s’être donné des lois racistes.
Tout citoyen doit être en possession d’une carte d’identité précisant sa « race » : noire, métis, asiatique ou blanche. « Une personne de race blanche, aux termes de la loi, est toute personne qui l’est d’apparence, est acceptée comme telle et bénéficie de la commune renommée de l’être. » Mais depuis 1967, c’est l’ascendance et non plus l’apparence physique qui détermine l’appartenance à un groupe racial.
Au sein de ce système politique de discrimination raciale, tous les gestes de la vie quotidienne sont rigoureusement réglés pour chaque communauté. Le pouvoir politique est détenu par la minorité blanche, seuls les Européens peuvent, d’après la Constitution, siéger au Parlement. Les Blancs se situent au sommet de toutes les hiérarchies, politique, sociale, économique, culturelle. Les Asiatiques et les Métis sont moins bien considérés et la majorité noir est reléguée tout en bas de l’échelle.
Les espaces d’habitation sont séparés et pour circuler en territoire blanc, les Africains noir doivent détenir un livret de contrôle à présenter à la demande d’un policier sous peine d’amende ou d’emprisonnement. Rattachés à une réserve, les Noirs sont donc considérés comme des étrangers en dehors d’elle.
Transports publics, écoles, restaurants, piscines, églises, hôpitaux, cimetières, cabines de téléphone ou bancs publics ne peuvent être occupés conjointement par les Blancs et les Noirs : leurs vies doivent être complètement séparées. La job réservation confine les Noirs dans des emplois subalternes, manœuvres, domestiques et ouvriers non spécialisés ; seuls les Blancs ont le droit d’exercer des emplois d’ouvriers spécialisés. L’enseignement prépare les non-Blancs aux tâches les plus basses de l’échelle sociale bien qu’il existe des universités pour les Noirs. Cependant, « il ne faut pas donner aux non-Blancs l’impression fallacieuse que l’apartheid disparaît lorsqu’ personne atteint un certain niveau universitaire et que la formation universitaire fera s’atténuer la discrimination en Afrique du Sud. »
(House of Asembly Debates, 26 février 1959).
Les mariages inter-raciaux sont interdits par la loi et les relations sexuelles entre Blancs et autres « races » sont punies d’une peine pouvant atteindre sept ans de prison. Cette législation porte le nom de « loi sur l’immoralité », Immorality Act. Sur 5254 condamnations prononcées entre 1950 et 1964, on en comptait 2614 à l’encontre d’hommes européens contre seulement 118 femmes. Il semble que, dans les faits, cette loi est relativement peu enfreinte et cela sans doute à cause de la force contraignante des barrières sociales érigées par les Blancs pour préserver leurs privilèges. Le tabou sexuel est la pierre angulaire du système politique de ségrégation.
Comme il n’y a pas de moyen scientifique pour délimiter les groupes « raciaux », un grand nombre de métis à peau claire essayent de se faire passer pour Blancs afin d’avoir plus de droits et de facilités sociales. Mais, lors d’un procès, on vit une homme blanc, accusé d’avoir entretenu illégalement une liaison avec une maîtresse mulâtre, réclamer sa reclassification comme métis pour ne pas tomber sous le coup de la loi de l’immoralité. Comme le juge lui demandait pourquoi il n’avait pas fait cette demande plus tôt, il répondit : « Je me suis aperçu qu’en tant que métis, je gagnerais moins d’argent. » Sa requête fut refusée et il fut condamné à cinq mois de prison avec sursis. On connaît aussi les neuf ans de prison de l’écrivain Breyten Breytenbach qui épousa à Paris une Vietnamienne et afficha ses sympathies pour le principal mouvement nationaliste noir, interdit depuis 1960, l’African National Congress.
Le racisme de l’état sud-africain repose sur l’idée religieuse d’une volonté divine de séparation des races. Les théologiens calvinistes pensent pouvoir interpréter le texte biblique de la malédiction par Noé des fils de Cham — l’ancêtre mythique de la race noire, coupable d’avoir ri de l’ivresse du père — dans le sens d’une justification de la ségrégation.
L’apartheid défend l’idée de la nécessité de préserver « la pureté biologique de la race blanche » et de la civilisation chrétienne occidentale. Cette politique raciste manifeste surtout la crainte de la minorité blanche de perdre son pouvoir politique et économique, la structure agricole et industrielle reposant sur l’exploitation maximale des populations dominées au nom d’une pseudo appartenance raciale. Pour mieux asseoir leur pouvoir, et en particulier leur pouvoir économique, les blancs n’hésitent pas à imposer aux Noirs la désintégration de leurs familles, en les contraignant à vivre loin de leurs cellules affectives, ce qui provoque décomposition sociale, abandons d’enfants, délabrement physique et mental, malnutrition, etc.
C’est avec ses mots de poète qu’Edmond Jabès dénonce l’APARTHEID :
« A pour ABJECTION
P pour POLICE
A pour AFFRONT
R pour REGLEMENTATION
T pour TRAHISON
H pour HEGEMONIE
E pour ECHINER
I pour INTERDIT
D pour DETRESSE immense, détresse d’un peuple.
Pour mon anniversaire — dit un Blanc sud-africain, — j’avais promis à mon copain de me « faire » un nègre.
Il est vrai qu’il fut condamné par les tribunaux de son pays à deux mois de prison, avec sursis.
Sursitaires sans remords, un mot dont vous ne soupçonnez pas la puissance pèse sur vous de tout le poids de vos victimes. Un mot que vos consciences cherche, en vain, à abolir : le mot MEMOIRE.
Sous ce mot là vous succomberez ».
C’est H.F. Verwoerd qui développa et rationalisa cette politique d’apartheid de 1958 à 1966. John Vorster, sympathisant du régime nazi, fut premier ministre de 1966 à 1978. Il est l’auteur de la « Loi des 180 jours » qui autorise l’emprisonnement sans décision judiciaire et sans autre justifications pour une garde à vue de six mois. Vorster créa aussi le premier service de sécurité intérieure ( BOSS) et la special Branch, chargée de réprimer la subversion et le communisme. Pour lui, « le vrai cancer de la société, ce sont les Blancs qui poussent les Africains à se révolter » ( le monde, 13 septembre 1983). Une telle politique n’a pu évidemment être conçue et appliquée sans l’appui de la minorité blanche.
Lecture
– Breyten BREYTENBACH, Mouroir, Stock, 1984.
– ID., Feu froid, Christian Bourgois, 1976.
– Pierre CHARLES (s.j.), « Les noirs, fils de Cham le maudit », in Nouvelle Revue Théologique 55, 10, décembre 1928, p.721-739.
– Denis HIRSON, « La porte à côté de l’Afrique » in Le Genre humain. 11, 1984, p. 243-249.
– Walter LIMP, Anatomie de l’Apartheid, Casterman 1972.
– Claude MEILLASSOUX, Les derniers blancs. Le modèle sud-africain, Maspero, 1979.
– ID., « Prétexte et logique du racisme en Afrique du Sud » in Le Genre humain. 11, 1984, p. 223-242.
– Claude WAUTHIER, « L’immoralité en Afrique du Sud » in Le couple interdit. La dialectique de l’altérité socio-culturelle et la sexualité. Paris – La Haye – New York, Mouton, 1980, p. 247-252.
– Catalogue d’une exposition, édité par les Artistes du monde contre l’Apartheid, avec des textes de Michel Leiris, Edmond Jabès, Michel Butor, Julio Cortazar, Juan Goytisolo ou André Brink, 1983.