BOUC ÉMISSAIRE
Immigrés, Noirs, Cagots, Burakamin ou Juifs, nombreux sont les exemples de boucs émissaires rencontrés dans l’histoire des victimes du racisme. Membre d’une société, le bouc émissaire se trouve rejeté dans ses marges par un groupe dominant dont il polarise l’inquiétude autour de certains thèmes : différences religieuses, concurrence économique mais aussi crainte de la souillure, projection de l’agressivité, etc.
Face à un groupe minoritaire perçu comme cohérent et solidaire (et non pas seulement enfermé dans une généralisation anonyme), une société dont l’identité est mal assurée a tendance à secréter d’une part, des chefs idéalisés (dictateurs ou autres chefs charismatiques) et d’autre part, eds boucs émissaires, chargés d’incarner une contre-identité, une image négative et conjuratoire d’elle-même. Ironie de l’histoire, alors que cette notion de bouc émissaire prend ses sources historiques dans la Bible Hébraïque, ce sont les descendants des ces Hébreux qui devinrent, par excellence, les boucs émissaires dans l’histoire de l’Occident.
Les récits bibliques attribuent au chevreau et au bouc des qualités humaines. D’après certains commentaires rabbiniques, le sang du bouc serait même fort proche de celui de l’homme et l’âme d’un bouc immolé, comme celle de tous les êtres vivants, se trouvant enfui dans son sang, le bouc peut se substituer à l’âme humaine et être utilisé pour représenter l’être humain lui-même.
A l’époque du second Temple, le jour du Grand Pardon, le Grand-Prêtre recevait deux boucs identiques pour les sacrifices. Le premier était immolé à Dieu. Quant au second, le prêtre appuyant ses mains sur la tête du bouc vivant, confessait toutes les fautes du peuple d’Israël, après quoi il le lâchait et l’envoyait au désert pour qu’il y emportât tous les péchés de la communauté. Souvent même il était basculé dans une précipice.
Ce rite d’expulsion remonte sans doute à la religion prémosaïque, à une époque de nomadisme. Le bouc intervient dans plusieurs récits de la Bible, notamment dans l’histoire de Jacob et d’Esaü ainsi que dans l’histoire de Joseph et ses frères. Comme le montre Willy Bok, ces deux récits indiquent le passage du semi-nomadisme à la sédentarité, le bouc incarnant le monde du désert et des nomades. Pour les Hébreux devenus des agriculteurs, les boucs devenaient dangereux, ils franchissaient les clôtures et endommageaient les terres cultivées. En refoulant le bouc vers « Azazel », vers le désert, il s’agissait tout à la fois de marquer une séparation nette entre la vie sédentaire et celle, nomade, de jadis et de se débarasser, en un rite répété, d’un démon païen local, Azazel, en le renvoyant vers son lieu d’origine, le désert, refuge des hors-la-loi, des animaux sauvages, des monstres et des démons.
Azazel fut identifié, aussi bien par le Talmud et la littérature juive apocalyptique que par le chrétien Origène, à un démon ou à Satan. Azazel, le bouc, est vraisemblablement l’ancêtre du diable aux cornes et aux pieds fourchus du Moyen Age. Goethe, dans son Faust, fait dire à ses chœurs de sorciers : « Le balai, le bouc, et la fourche sont là : que chacun les enfourche ! ». Les hommes ne peuvent donc s’empêcher de vivre toujours entre Dieu et Diable, et « objet idéal » et « objet persécuteur », et leader et bouc émissaires ?
Lecture
– Willy BOK, « Le bouc et le nomade » in Mélanges Armand Abel, E.J. Brill, Leiden, 1978.
– James G. FRAZER, LeRameau d’Or, Laffont, coll. « Bouquins », 1983.
– Serge MOSCOVICI, Psychologie des minorités actives, PUF, 1979.
Cf. Burakumin, Cagots, Dreyfus, Drumont, Immigration, Projection, Rumeur, Souillure.