CLASSIFICATION
« P) Comment je classe.
Mon problème, avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc.
Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l’abondance des choses à ranger la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants, font que je ne viens jamais à bout, que je m’arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l’anarchie initiale.
Le résultat de tout ceci aboutit à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrite « A CLASSER » ; ou bien un tiroir étiqueté « URGENT 1 » et ne contenant rien (dans le tiroir « URGENT 2 » il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir « URRGENT 3 » des cahiers neuf).
Bref, je me débrouille. »
Georges PEREC
« Penser/Classer »
in Le Genre humain, 2, 1982,
p. 118-119.
L’activité classificatoire est certainement le propre de l’homme. Classer consiste à opérer des distinctions et des regroupements, c’est-à-dire à relever des ressemblances et des différences au sein d’un flux ininterrompu de perceptions provenant du monde extérieur ou de notre propre organisme. Mais comment choisir les critères pertinents ? Toute classification possède à la fois un aspect de lien à la réalité et un aspect parfaitement arbitraire. Selon l’acuité de nos sens ou de nos moyens techniques, selon notre vision du monde, selon notre rapport subjectif à l’objet,… le découpage sera différent, les caractéristiques prises en considération varieront. Classer n’est jamais neutre car c’est de les nommer que les choses viennent à exister. Il faut donc insister sur la relativité des résultats de l’activité classificatoire. « On ne classe pas parce qu’il y a des choses à classer ; c’est parce qu’on classe qu’on découvre » (Jean Pouillon).
Cette mise en garde n’est pas inutile quand on sait combien le glissement est aisé entre le fait de classer et celui de hiérarchiser, c’est-à-dire de porter un jugement de valeur au nom duquel on pose des actes de discrimination. Le danger des classifications est évidemment majeur lorsqu’il s’agit de faire des distinctions parmi les êtres humains. On se rappelle qu’il y a une quarantaine d’années, selon qu’un homme répondait ou non à certains traits arbitrairement choisis, il lui était permis de vivre ou il était froidement exterminé.
La classification de l’homme a prêté à de très nombreuses controverses. Depuis toujours les hommes ont marqué d’un nom leur appartenance commune et ont rejeté, parfois même en-dehors de l’humanité, les « autres » hommes, qui se distinguaient d’eux par la langue, le territoire, les coutumes, les manières de table ou de lit, les dieux, les techniques ou la couleur de la peau. Mais ce n’est qu’au XIXe siècle que l’anthropologie physique occidentale proposa de partager le genre humain en « races ».
Il semble qu’un des premiers essais de classification date de 1684. Un voyageur, François Bernier, notait déjà dans le Journal des Scavans (24 avril 1684) : « J’ai remarqué qu’il y a surtout quatre ou cinq espèces de races d’hommes, dont la différence est si notable qu’elle peut servir de juste fondement à une division. » (Le titre évocateur de l’article est : « Nouvelle division de la terre, par les différentes espèces ou Races d’homme qui l’habitent, envoyée par un fameux voyageur à Monsieur***. » ) Des savants et des philosophes se demandèrent même si le genre humain formait une espèce unique.
De grandes discussions agitèrent les polygénistes et les monogénistes. Les premiers affirmaient que les groupes humains ont une origine séparée, propre à chacun d’entre eux et que nulle parenté ne les rassemble, que l’homme est prisonnier de sa race. Pour les monogénistes, cette thèse était contredite par le fait physiologique de l’interfécondité entre tous les hommes. Le genre humain serait donc une espèce unique. Charles Darwin mit fin à cette querelle.
La liste de tous ceux qui s’exaltèrent à classer les hommes en races serait fastidieuse : Lacépède, Armand de Quatrefages de Bréau, Linné, Buffon, Jean-Joseph Virey, Johann-Friedrich Blumenbach, Broca, Lapouge, Gobineau,… Il va de soi que ces classifications, qui font aujourd’hui partie de l’histoire des sciences, doivent être comprises dans la cohérence de leur époque.
Les philosophes des Lumières comme Voltaire ou Kant n’échappèrent pas à cette passion classificatoire. Pour Léon Poliakov, « c’est dans la mesure même où le nouvel homme prométhéen du Siècle des Lumières, l’artisan de la science et du progrès tend à prendre au sommet de la Création la place de Dieu, qui s’élargit l’écart qui le sépare des autres créatures, des quadrupèdes, des singes et des sauvages. L’émancipation de la science de la tutelle ecclésiastique, l’abandon de la cosmogonie biblique et le délaissement des valeurs chrétiennes laissait la voie libre aux spéculations racistes ».
Les XIXe siècle a hérité du siècle de l’Encyclopédie et de la Révolution le postulat de l’unité de l’espèce humaine en même temps que la reconnaissance de la diversité des cultures. A cet acquis philosophique s’est ajouté le développement des sciences et particulièrement de la biologie et de l’anthropologie physique et sur le plan politique, économique et social, le développement industriel avec la prolétarisation et la colonisation. Colette Guillaumin voit dans l’antinomie entre l’héritage de valeurs humanitaires et la réalité concrète de l’aliénation et de l’exploitation, une cause de l’émergence de la pensée raciste. Elle insiste sur le « saut idéologique » accompli au XIXe siècle par le racisme lorsqu’il passe d’un type où Dieu et le libre arbitre sont les axes centraux de la vision de l’histoire humaine, à un type nouveau où le biologique (sous sa forme symbolique, la race) et le déterminisme sont les chefs de l’histoire : c’est le passage d’une causalité externe à l’homme à une causalité interne à l’homme.
Aujourd’hui, pour les biologistes, le concept de race a perdu toute valeur opératoire. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en décembre 1972, Jacques Ruffié remarquait : « Chez nous, dans la plupart des pays latins, l’anthropologie physique s’est isolée peu à peu de la sociologie et de la culture (…) Or, chez l’homme les races n’existent pas. C’est pourquoi malgré le nombre et la rigueur des travaux, personne n’a jamais pu se mettre d’accord sur le découpage racial de l’humanité ».
La science est capable de reconnaître ses erreurs mais les idéologies et les catégories mentales ont la vie longue. Aussi, même si les classifications de l’anthropologie raciste du XIXe siècle n’ont plus cours dans les sciences actuelles, ces taxinomies ont déterminé une vision du monde qui est encore bien souvent vivace aujourd’hui.
Lecture
– Stephen Jay GOULD, La mal-mesure de l’homme, Ramsay, 1983.
– Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Mouton, 1972.
– Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme. Calmann-Lévy, 1955-1977.
– La revue Le Genre humain n°2, 1982, est entièrement consacré à Penser et classer.
Cf. Broca, Gobineau, Idéologie, Linné, Quotient intellectuel, Vacher de Lapouge.