DARWIN

DARWIN, Charles (1809-1882)

Ce naturaliste anglais a fait couler beaucoup d’encre depuis la parution, en 1859, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle et surtout de son livre de 1871, De la descendance de l’homme. Influencé par le « transformisme » de Lamarck, à qui il emprunte l’idée que les espèces tendent à devenir toujours plus complexes et à s’adapter de mieux en mieux à leur environnement, Darwin s’inspira également des travaux de Malthus pour qui la compétition entre les êtres humains est rendue nécessaire par la pression démographique et permet un équilibre avec les ressources naturelles au prix de la disparition des plus faibles. Darwin a appliqué cette théorie « à tout le règne animal et à tout le règne végétal » (L’origine des espèces) puis, après bien des réticences et des hésitations, à l’être humain, dont l’origine ne remonte plus à Adam et Eve, créatures de Dieu mais à quelque ancêtre commun avec les singes. Darwin dira à l’un de ses amis : «  it is like confessing a murder ».

Pour Darwin, l’évolution des espèces vivantes ­— et de l’homme — se fait par la sélection naturelle des plus aptes à la « lutte pour la vie ». Ce sont les individus les mieux adaptés au milieu qui survivent et peuvent dès lors se reproduire. Il arrive que des variations accidentelles surviennent : si celles-ci favorisent l’adaptation, elles augmenteront les chances de survie au détriment des individus qui n’en seront pas porteurs. « Si des variations utiles à un être organisé se présentent quelquefois, assurément les individus qui en sont l’objet ont la meilleure chance de l’emporter dans la lutte pour l’existence ; puis, en vertu du principe si puissant de l’hérédité, ces individus tendent à laisser des descendants ayant le même caractère qu’eux »

(L’Origine des espèces, p. 140)

Darwin ne pouvait répondre à la question de la transmission des caractères acquis ou innés entre parents et enfants que par la notion imprécise de « principe de l’hérédité ». Contemporaines, mais pas encore reconnues à cette époque, ce sont les découvertes de Mendel  sur les gènes qui permettront de comprendre que ce ne sont pas les caractères visibles qui sont transmis mais la moitié du patrimoine génétique de chacun des deux géniteurs. De plus, les généticiens contemporains ont découvert qu’il n’existe pas d’homogénéité génétique au sein des populations comme la théorie darwinienne le laissait supposer. Au contraire, les variations sont grandes et la richesse d’une population ne tient pas à l’acquisition des « meilleurs » gènes et à l’élimination des « mauvais » mais bien à la variété du stock héréditaire qui multiplie ses chances de survie et d’adaptation. « C’est pourquoi, affirme Jacques Ruffié, le polymorphisme apparaît aujourd’hui comme l’une des lois fondamentales de la vie. Aussi, la volonté raciste, directement inspirée de la pensée typologique, qui tend à « purger » une race des gènes inférieurs pour ne conserver que les gènes supérieurs constitue-t-elle, du point de vue biologique, une véritable absurdité ».

De nombreux auteurs ont interprété les théories de Darwin comme une caution scientifique aux idées de compétitivité et de hiérarchie entre les hommes, propres au capitalisme et à l’aventure coloniale de son siècle. Sans critiquer directement les idées biologiques de Darwin, certains ont condamné le « darwinisme social » qui a nourri la pensée raciste à partir du XIXe siècle. Patrick Tort défend la thèse selon laquelle c’est la pensée hiérarchique qui a utilisé le darwinisme et qu’en aucun cas la théorie de la sélection naturelle ne favorise un ordre inégalitaire des hommes et des cultures. Il pense que l’idéologie évolutionniste précède et utilise rétroactivement le darwinisme comme un modèle à qui elle demande confirmation mais que jamais une science ne peut donner naissance à une idéologie.

Ce qu’il pose ainsi : « Du fait de l’existence de l’effet réversif — la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle — , aucune sociologie inégalitaire ou sélectionniste, aucune politique d’oppression raciale, aucune idéologie discriminatoire ou exterminatoire, aucun organicisme enfin ne peuvent être légitimement déduits du darwinisme » (thèse 7).

Mais comment comprendre alors que le darwinisme ait pu « se prêter » à une interprétation raciste et inégalitaire des rapports entre les variétés humaines ?

Patrick Tort propose de lire la classification hiérarchique des « races humaines » de Darwin dans le cadre de la logique de sa théorie du transformisme.

Cette hiérarchie indiquerait que les « races inférieures » sont les chaînons intermédiaires entre les ancêtres simio-humains et les « races caucasiennes ». Mais hors de la logique interne à l’œuvre, il est difficile d’ignorer l’usage social d’un tel texte, qui a sans conteste fonctionné comme un soutien symbolique aux discours et réalités hiérarchiques et racistes.

Si les contraintes logiques de sa théorie obligeaient Darwin à voir chez l’homme, comme dans le reste des règnes vivants, les traces de l’évolution sélective, il supposait aussi que le propre de l’évolution humaine tenait à l’existence du sentiment moral.

«  A mesure que l’homme avance en civilisation et que les petites tribus se réunissent en communautés plus nombreuses, la simple raison indique à chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et sa sympathie à tous les membres de la même nation, bien qu’ils ne lui soient pas personnellement connus. Ce point atteint, une barrière artificielle seule peut empêcher ses sympathies de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races. L’expérience nous prouve, malheureusement, combien il faut de temps avant que nous considérions comme nos semblables les hommes qui diffèrent considérablement de nous par leur aspect extérieur et par leur coutumes (…) Cette qualité, une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies, devenant plus délicates à mesure qu’elles s’étendent davantage, finissent par s’appliquer à tous les êtres vivants. Cette vertu, une fois honorée et cultivée par quelques hommes, se répand chez les jeunes gens par l’instruction et par l’exemple, et finit par faire partie de l’opinion publique » (Descendance de l’homme, p. 132).

Il existe donc pour Darwin un point à partir duquel la sélection opère « la production d’un niveau de moralité plus élevé » (p.150), ce qui peut paraître contradictoire avec la sélection des plus faibles, mais Darwin imagine alors que la civilisation et la culture impliquent des phénomènes de rééquilibrages : « Bien que la civilisation s’oppose ainsi, de plusieurs façons, à la libre action de la sélection naturelle, elle favorise évidemment, par l’amélioration de l’alimentation et l’exemption de pénibles fatigues, un meilleur développement du corps » (p. 147).

Darwin propose de considérer qu’à partir d’un certain moment de l’évolution, la « nature » produit une « culture » qui ne répond plus exclusivement aux lois de la sélection biologique mais crée des motivations anti-sélectives et éthiques.

Il y aurait donc dans les thèses de Darwin une dimension dialectique : le transformisme implique la continuité des phénomènes alors même qu’il engendre aussi une rupture non moins nécessaire, rupture qui a pour nom « éthique ». La morale de Darwin est celle d’une inégalité combattue, c’est là non pas l’idéologie personnelle d’un savant mais le résultat d’une cohérence interne au discours scientifique ; le mauvais usage qu’on en a fait, prétend encore P. Tort, appartient à l’histoire des idéologies para-scientifiques.

Le darwinisme social, comme on l’a nommé, fait partie des idéologies hiérarchiques, fondées sur des modèles biologiques de structures et de processus alors que le transformisme de Darwin se base sur la possibilité d’un renversement dialectique au sein du devenir humain. La « civilisation pour Darwin, écrit P. Tort, est le développement dialectique de la nature (…) La culture ronge la nature, mais non comme une entité essentiellement autre, extérieure ou adverse, car son élection par la sélection naturelle lui assure de ne pouvoir jamais en droit être considérée comme une anti-nature ».

Brillante, la démonstration de P. Tort ne convainc pas tous les commentateurs de Darwin. Pour P. Thuillier, le darwinisme a apporté la caution scientifique à l’idée d’inégalité entre les races et a valorisé toutes les formes de compétition et de lutte dans les sociétés humaines. Et il rappelle une phrase de Darwin : « On devrait faire disparaître toutes les lois et toutes les coutumes qui empêchent les plus capables de réussir et d’élever le plus grand nombre d’enfant ».

( La Descendance de l’homme, p. 677).

 

Lecture

–       Charles DARWIN, L’Origine des espèces, préface de Colette Guillaumin, Maspero, Paris, 1980.

–       Charles DARWIN, La Descendance de l’homme, préface de Pierre Thuillier, Bruxelles Complexe, 1981.

–       Jacques RUFFIE, Traité du vivant, Fayard ,1982.

–       « Le mythe de la race » in Le Racisme, Mythes et sciences, Complexe, 1981.

–       Pierre THUILLIER, Darwin & Co, Bruxelles, Complexe, 1981.

–       Patrick TORT, La Pensée hiérarchique et l’évolution. Aubier, 1983.

 

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