DEGENERESCENCE

DEGENERESCENCE

Le XIXe siècle voit les théories de l’hérédité et de la dégénérescence envahir la littérature (la grande saga des Rougon-Macquart de Zola), la psychologie, la médecine mentale, la criminologie, les sciences humaines en général, et les discours racistes (Gobineau, en tête) en font leur principal fil de trame.

En 1857, l’aliéniste Bénédict Augustin Morel publie son Traité des dégénérescences dans lequel il lie la dégénérescence au péché originel. L’homme se doit de dominer son corps. Or, dans la maladie mentale, le fou se laisse envahir par ses débordements et se trouve ainsi ravalé à l’état animal, ce qui est au contraire à la bonne morale. Bénédict Morel propose donc d’empêcher les mariages entre dégénérés afin de préserver la « race ». Suivant la théorie transformiste de Lamarck de la transmission des caractères acquis, il suppose que la dégénérescence est transmissible par l’hérédité mais de plus qu’en se transmettant, le « germe », la « tare », le « stigmate » s’accentue et provoque une déchéance plus grande encore à la génération suivante.

Avec un même vocabulaire, emprunté aux représentations nosographiques de la médecine mentale, Max Nordau parlera de la culture décadente, des maladies de la civilisation, du crépuscule morbide des peuples, de la « fin de race » en cette « fin de siècle » : «  De nos jours, s’éveille dans les esprits d’élite la sombre inquiétude d’un Crépuscule des Peuples dans lequel tous les soleils et toutes les étoiles s’éteignent peu à peu, et où, au milieu de la nature mourante, les hommes périssent avec toutes leurs institutions et leurs créations ».

Disciple de Charcot, médecin mais aussi critique d’art, poète, sociologue et journaliste, Max Nordau contribua très largement à diffuser le terme de « dégénéré ». Son livre intitulé, Dégénérescence, paru en 1892, connut un grand succès de son vivant et suscita de vives polémiques. Pour lui, « les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés. Ce sont quelquefois des écrivains et des artistes. Mais ceux-ci présentent les mêmes caractéristiques intellectuelles — et souvent aussi physiques — que ces membres de la même famille anthropologique qui satisfont leurs instincts malsains avec le couteau de l’assassin ou la grenade du dynamiteur au lieu de le faire avec la plume ou le pinceau ». Il juge sévèrement Nietzsche, Tolstoï, Zola, Ibsen, Poe, Mallarmé et Verlaine mais c’est pour Richard Wagner qu’il a les mots les plus définitifs : « Richard Wagner est chargé à lui seul d’une plus grande quantité de dégénérescence que tous les dégénérés ensemble que nous avons vu jusqu’ici. Les stigmates de cet état morbide se trouvent réunis chez lui au grand complet et dans le plus riche épanouissement. Il présente dans sa constitution générale le délire des persécutions, la folie des grandeurs et le mysticisme ; dans ses instincts, la philanthropie vague, l’anarchisme, la rage de révolte et de contradiction ; dans ses écrits, tous les caractères de la graphomanie, c’est-à-dire l’incohérence, la fuite des idées et le penchant aux calembours niais, et, comme fond de son être, l’émotivité caractéristique de teinte à la fois érotomane et religieuse » ( p. 305).

Bien qu’il veuille se démarquer de l’air de son temps et qu’il en dénonce la pathologie, Max Nordau en partage le vocabulaire et bien des idées. Il défendra avec force le livre du Viennois Otto Weininger , Sexe et caractère, qui exclut de l’humanité à la fois les Juifs et les femmes. Avec le fou et le criminel, la femme et le Juif sont les figures exemplaires du « taré » pour l’idéologie de la dégénérescence et ses idéaux héréditaristes, biologisants et raciaux.

A partir de cette théorie de l’hérédité-dégénérescence, deux idéologies s’affrontent : du côté de la médecine hygiéniste et des modérés, on défend une prophylaxie sociale progressiste, on soutient l’idée d’une science suffisamment bonne pour corriger une « mauvaise nature », pour améliorer les défauts et les maladies des dégénérés, pour réparer ou compenser les dégâts.

A l’opposé de cette philosophie libérale se développe un courant eugéniste et ouvertement raciste dont la volonté est d’éliminer les fous et les dégénérés, comme le défend Rudin, initiateur de la loi hitlérienne sur la stérilisation obligatoire des aliénés et des débiles (action qui précédera le fonctionnement des camps d’extermination).

Pour supprimer la dégénérescence, il faut donc tuer l’homme lui-même et nettoyer ainsi l’humanité de sa pourriture, de sa bestialité. Le nazisme mettra en scène jusqu’à l’impensable cette idée apocalyptique, cette vision du monde que la pensée raciste préparait depuis le XIXe siècle.

Lecture

–       Franklin RAUSKY, « ‘ Fin de siècle ’ et ‘ fin de race’ dans la théorie de la dégénérescence de Max Nordau », in Le Racisme. Mythes et sciences. Bruxelles, Complexe, 1981, p. 377-383, (éd. M. Olender).

–       Elisabeth ROUDINESCO, La Bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, Ed. Ramsay, 1982.

Cf. Drumont, Génétique, Gobineau, Nature, Weininger.

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