DIFFERENCE

DIFFERENCE

« La différence a été mise au compte du Noir, elle lui a été imputée comme péché originel. Pourquoi ne veut-il pas, quand nous sommes prêts à le faire, que ce péché soit lavé dans le baptême universaliste ? Que signifient cet entêtement et cette roideur de cou ? Pourquoi reprend-il la différence à son compte quand nous cessons de la lui imputer ? Parce qu’elle est devenue maintenant le signifiant de sa revendication : il ne peut plus demander à être reconnu comme pur être humain, il veut être reconnu comme Noir ».

Octave Mannoni,

« The Decolonization of myself » in Clefs pour l’imaginaire,

Paris, 1969, p. 290-300.

 

 

La notion de « différence » est ambiguë. Elle peut à la fois signifier que l’on reconnaît l’autre dans sa spécificité mais elle peut aussi renvoyer à une idéologie raciste qui, au nom d’une différence « naturelle », « biologique », classe les êtres humains selon une hiérarchie de valeur. « Différence » recouvre alors la notion de « race ». Ainsi, voit-on des mouvements comme la Nouvelle Droite revendiquer ce terme mais également des groupes minoritaires proclamer, dans un tout autre sens « Vive la différence ! ». Les mots de « culture » ou d’« ethnie » sont également porteurs de cette ambiguïté.

Peu de sociétés ont accepté de voir en l’autre un être appartenant  comme lui à l’espèce humaine. L’ethnocentrisme a souvent poussé les groupes humains à se considérer comme seul détenteurs de la nature humaine. Les Espagnols du XV et du XVIe siècles se demandaient si les indiens d’Amérique avaient bien une âme ou s’ils n’étaient que des animaux, les rejetant ainsi hors du genre humain. Les colons français du XVIIIe siècle considéraient encore les Noirs qu’ils asservissaient comme des bêtes de somme tout juste bonne à travailler.

Le paradoxe veut que la philosophie des Lumières, qui défendait des idées révolutionnaires d’égalité et d’universalité, en même temps qu’elle reconnaissait à tous les hommes sa part d’humanité, niait les différences. Les philosophes du XVIIIe siècle s’interrogent, à partir des peuples étranges que les voyageurs découvrent, non pas sur la culture de ces sociétés inconnues mais  bien sur la leur propre. De bonne foi, sans doute, les partisans de la décolonisation proposeront aux anciens colonisés de se mettre au diapason de la « civilisation ». Il ne restera alors souvent à l’ancien minoritaire que de se faire reconnaître au nom même de cette différence jadis infamante. « Black is beautiful » scandent à présent les Noirs émancipés. Les convictions universalistes et libérales de ceux qui appartiennent au groupe dominant paraissent généreuses ; il est difficile pour les Blancs européens de prendre conscience que l’uniformité n’est pas en soi le respect, ni la similitude la reconnaissance de l’identité de l’autre.

D’un point de vue culturaliste, c’est ce qu’exprime Lévi-Strauss en écrivant : « On ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui et se maintenir différent » (Race et culture, p. 47). S’assimiler à une autre culture, c’est disparaître.

Comme le note Colette Guillaumin, ce n’est jamais un membre du groupe dominant qui réclame le « droit à la différence » ; ce qu’il éprouve ou agit fait partie de la norme sociale et s’il veut se démarquer par rapport à cette norme, il s’y autorise de lui-même, il exerce sa distinction de plein droit sans demander d’autorisation à personne. Et d’ailleurs, à qui la demanderait-il puisqu’il est en position de dominant et de référent ? Celui qui veut obtenir le « droit » à la différence demande une autorisation ou impose à celui qui le dominait jusque là un nouveau rapport. La « différence » est revendiquée par des groupes humains emprisonnés dans des relations de domination et de dépendance : anciens colonisés, femmes, groupes racisés, … Les « antiracistes » se servent également de cette notion de « différence »  —  connotée positivement — pour lutter contre le néo-racisme qui, effaçant de son vocabulaire le mot de race, utilise également le terme de différence — pour justifier, lui, hiérarchie, domination et meurtre. Lutter par l’éloge de la différence contre le néo-racisme qui fait l’éloge de la différence : tel est un des paradoxe lourd de conséquences, qui invite à réfléchir sur le vocabulaire et les moyens de lutter contre les idéologies et les pratiques racistes.

 

Lecture

–       Colette GUILLAUMIN, « Le chou et le moteur à deux temps. De la catégorie à la hiérarchie », Le Genre humain, 2, 1982, p. 30-36 et « Question de différence », Questions féministes, 6, septembre 1979, p. 3-21.

–       Pierre-André TAGUIEFF, « Les présuppositions définitionnelles d’un indéfinissable : ‘le racisme’ », Mots, 8, 1984, p. 71-107. (Presses de la fondation nationale des sciences politiques).

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