Dreyfus

DREYFUS, Alfred (1859-1935)

Le samedi 5 janvier 1895, dans la grande cour de l’École militaire, le capitaine Alfred Dreyfus, à qui l’on arrache les galons du képi et des manches, les bandes rouges du pantalon, les pattes d’épaule, dont on brise le sabre et le fourreau, s’écrie : «  Soldats, on dégrade un innocent, soldats on déshonore un innocent. Vive la France, Vive l’Armée ! » La foule clame : «  A mort ! Mort aux Juifs ! ». L’Affaire vient de commencer.

Ce qui aurait pu n’être qu’une banale histoire d’espionnage entre la France et l’Allemagne ennemies devient le champ de bataille des obsessions d’une France vaincue, de l’exaspération de ses sentiments patriotiques, de ses préjugés antijudaïques, soudain transformés en doctrine et fureur antisémites, de l’exaltation de l’Armée dont on attend la revanche, du pouvoir immense de la presse.

Depuis 1892, le journal de Drumont, La libre parole, luttait contre la présence d’officiers juifs dans l’Armée. Alfred Dreyfus ne voit pas le danger monter ; il appartient à une vieille famille de Juifs alsaciens, installée depuis plusieurs siècles. De son enfance, il dira que la vue des troupes françaises traversant Mulhouse, son désespoir et son humiliation quand il apprit l’occupation de sa ville natale, décidèrent de sa vocation militaire. De sa tradition juive, il ne dira jamais rien ; comme beaucoup de ses contemporains, Juifs assimilés, il se sent appartenir à la République et à la France.

Il sait pourtant que depuis 1880, l’Europe est secouée par des explosions d’antisémitisme. Ce qui n’était jusque – là que préjugé antijudaïque traditionnel, hostilité affective, se transforme en doctrine, en théorie politique et sociale, en antisémitisme structuré. La société, en cette fin de siècle, bouge vite, de nouvelles formes économiques et politiques effrayent. La société industrielle, laïque, libérale, scientifique fait des victimes, des mécontents et des révoltés, dans différentes couches de la population. L’antisémitisme va canaliser ces grondements ; à tant de détresse, de défaites, de changements, il faut un coupable, un traître, un comploteur. En 1882, le krach de l’Union générale, banque catholique proche de l’Eglise, est attribué à la « banque juive ». Drumont publie la France juive en 1886. Entre 1894 et 1899 se confectionne dans les milieux parisiens de la police secrète du Tzar, le célèbre faux : les Protocoles des Sages de Sion. Des ouvrages antisémites dénoncent tout à la fois, le « peuple décide », l’accusent de meurtre rituels, – antijudaïsme religieux -, condamnent « l’esprit banquier », – antijudaïsme économique -, et  enferment les Juifs dans une « race sémite » inférieure et infamante. A travers la presse de Drumont et d’autres vulgarisateurs, comme les chanteurs de rue par exemple, les savants traités de Gobineau et de Vacher de Lapouge infiltrent le public et nourrissent sa haine.

Le 18 janvier 1893, Drumont s’adresse dans son journal aux jeunes Français : « Je sens que c’est vous qui nous vengerez quand vous serez grands et quelque chose me dit que le châtiment sera effroyable. »

Comme l’ analyse Jean Denis Bredin : « L’Armée, l’Église, les catholiques, la bourgeoisie traditionnelle, l’aristocratie terrienne, les petits commerçants et les artisans, victimes de l’évolution économique, le prolétariat urbain, sont les destinataires naturels de cette idéologie de haine et de mépris. Peut-être manque-t-il encore une occasion, une étincelle ? Alfred Dreyfus pense à autre chose. Il est jeune marié, jeune père, brillant officier. Et la vie ne fait que lui sourire ».

A l’ambassade d’Allemagne, une femme, Mme Bastian, « fait » les corbeilles et livre les documents déchirés ou froissés à la Section de Statistique, c’est-à-dire au service d’espionnage français. Ainsi, le général Mercier est avisé, fin septembre 1894, qu’on a intercepté un document important : le fameux bordereau. Le traître, soupçonne-t-on, doit être un officier d’artillerie en cours de stage à l’État-Major. Il y en a quatre ou cinq, Dreyfus est l’un d’eux. Son écriture est jugée d’une ressemblance « frappante » avec celle du bordereau, alors qu’elle est surtout commune à beaucoup d’autres écritures de l’époque. L’auteur du document notait qu’il va « partir en manœuvres », ce qui n’est pas le cas de Dreyfus mais on lui découvre un voyage d’État-Major en juin, ça suffit.

« Dès cette première heure, écrit Joseph Reinach, s’opère le phénomène qui va dominer toute l’Affaire. Ce ne sont plus les faits contrôlés, les choses examinées avec soin qui forment la conviction ; c’est la conviction préétablie, souveraine, irrésistible, qui déforme les faits et les choses ».

Tout s’enchaîne alors très vite, la presse s’empare de cette histoire toute trouvée : haine du Juif et de l’Allemagne, culte de la patrie et de l’armée, bouc émissaire : « Il est entré dans l’Armée avec le dessein prémédité de trahir », « Les Juifs sont des vampires »,… les fantasmes antisémites se déchaînent.

Arrêté, traduit en Conseil de guerre, le capitaine Alfred Dreyfus est condamné à la dégradation militaire et à la déportation à vie dans l’île du Diable, au large de la Guyane française. Au lendemain du verdict, de la droite à la gauche, la presse unanime exprime son contentement. « C’est l’approbation, le soulagement, le réconfort, la joie, une joie triomphante, vindicative et féroce ». (M. Paléologue, Journal de l’Affaire Dreyfus, Plon, 1955).

A l’île du Diable, Dreyfus écrit on journal ; épuisé de fièvre, brisé de chaleur, il clame son innocence, défend son honneur et encourage sa femme : « Tu dois trouver dans ceux qui dirigent les affaires notre pays des hommes  de cœur… qui comprendront ce martyre effroyable d’un soldat pour qui l’honneur est tout ».

A Paris, son frère Mathieu cherche à l’aider mais comment s’y prendre ? On lui conseille de s’adresser à un jeune intellectuel juif, Bernard Lazare. Celui-ci attaque Drumont et annonce aux antisémites que les Juifs ne se laisseront plus faire.

Pendant ce temps aussi, le commandant Picquart prend la tête du Service de Renseignement et découvre que le véritable traître se nomme en réalité commandant Walsin-Esterhazy, un officier français, toujours à court d’argent.

Le colonel allemand von Schwarzkoppen, qui a accepté l’offre de service d’Esterhazy et laissé par la légèreté des documents compromettants dans sa corbeille à papier, note dans ses Carnets : «  Gonse, Boisdeffre et le ministre de la Guerre ne voulaient pas se prêter à une reprise de l’Affaire Dreyfus. La découverte de Picquart et la grande énergie avec laquelle il paraissait vouloir poursuivre l’Affaire leur semblaient fort embarrassantes et grosses de difficultés. Aussi bien que leur acolytes, du Paty et Henry, ils devaient craindre que si Picquart arrivait à prouver l’innocence de Dreyfus et la culpabilité d’Esterhazy, c’en serait fait d’eux, du prestige de l’Armée et du bon renom de la France. La poursuite de l’enquête de Picquart devait donc être rendue impossible, et la culpabilité de Dreyfus établie à nouveau ».

Picquart sera donc éliminé par l’Etat-Major ; Henry fabriquera un faux, Esterhazy sera protégé tandis qu’un fac-similé du bordereau sera rendu public permettant de vérifier qu’il ne s’agit pas là de l’écriture de Dreyfus. Autour de Mathieu Dreyfus se rassemblent petit à petit les sympathies et les soutiens. Zola, Anatole France, plus lentement, Clémenceau et Jaurès, manifestent leur doute puis leur conviction que Dreyfus est innocent. L’Université, l’École Normale apportent aussi des appuis. La cause du prisonnier de l’île du Diable rallie ceux qui se méfient des autorités traditionnelles, des institutions, des hiérarchies, des préjugés et qui refusent l’antisémitisme.

Le combat judiciaire va durer douze ans, l’Affaire rebondit sans cesse : l’acquittement d’Esterhazy suivi, le 13 janvier 1898, par la publication dans l’Aurore, du texte de Zola, J’accuse, lettre au Président de la République, puis du procès Zola et de sa condamnation, qui signifie la troisième défaite pour Dreyfus et ses partisans. Les intellectuels s’engagent dans le combat d’opinions puis, à partir de la fin1898 et de 1899, les hommes politiques se divisent eux aussi en dreyfusards et antidreyfusards, recoupant à peu près la distinction gauche-droite.

Le colonel Henry est reconnu coupable de faux, on l’arrête, il se suicide ; une souscription est ouverte pour permettre « à la veuve et à l’orphelin » du colonel Henry d’intenter un procès contre J. Reinach qui l’avait accusé d’être le complice d’Esterhazy dans la trahison. Au succès triomphal de cette initiative, on peut mesurer la violence de la passion antisémite. Les souscriptions sont souvent accompagnées de commentaires :

« pour rôtir les juifs », 0,25 franc « pour louer un wagon d’exportation », « un patriote qui attend le sabre vengeur », … Valery souscrit aussi, « après avoir hésité ».

Désormais il y a deux France, celle  du J’accuse et celle de « la souscription Henry ».

Léon Blum écrit dans ses Souvenirs sur l’Affaire : « On ne se battait plus pour ou contre Dreyfus, pour ou contre la révision ; on se battait pour ou contre la République, pour ou contre le militarisme, pour ou contre la laïcité de l’État ».

Après quatre ans et trois mois, Dreyfus va pouvoir quitter le bagne de l’île du Diable, la révision de son procès est obtenue. Le 7 août 1899 s’ouvrent les débats à Rennes. A la majorité de cinq voix contre deux, l’accusé est déclaré coupable avec circonstances atténuantes et condamné à 10 ans de détention. Verdict absurde, les juges du Conseil de guerre demandent eux-mêmes qu’une deuxième dégradation soit épargnée à Dreyfus. La presse du monde entier réprouve ce jugement. La grâce présidentielle lui est accordée mais  Dreyfus et surtout ses partisans voulaient que soit proclamée son innocence. Ce sera le 12 juillet 1906.

Cet arrêt, commente Reinach, proclamait «  qu’il faisait jour alors que le soleil était déjà très haut sur l’horizon. Il ne faisait que libérer d’un lourd remords la conscience française ».

Lecture

–       Léon BLUM, Souvenirs sur l’Affaire, Gallimard, 1982.

–       Jean Denis BREDIN, l’Affaire, Julliard, 1983.

–       Alfred DREYFUS, Cinq années de ma vie, Maspero, 1982, avec une préface de Pierre Vidal-Naquet et post-face de Jean-Louis Levy, petit-fils de Dreyfus.

–       Michaël R. MARRUS, Les Juifs en France à l’époque de l’Affaire Dreyfus, Calmann-Lévy, 1972.

–       Joseph REINACH, Histoire de l’Affaire Dreyfus, 7 volumes, La Revue blanche, 1901-1911.

–       Michel WINOCK, Edouard Drumont et Cie, Antisémitisme et fascisme en France, Seuil, 1982.

Cf. Antisémitisme, Drumont, Gobineau, Meurtre rituel, Pogrom, Protocoles des Sages de Sion, Vacher de Lapouge.

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :