IDEOLOGIE
Lorsqu’il forgea le mot en 1796, Destutt de Tracy, un philosophe qui avec d’autres savants de son époque se nommaient eux-mêmes « idéologues », donnait pour objet de l’idéologie : « l’étude des idées, (…) de leur caractère, de leur lois, (…) et surtout de leur origine ». Le terme prit avec Napoléon et Marx une connotation péjorative. L’empereur traitait les Idéologues, — ces héritiers des Encyclopédistes qui réfléchissaient aux conditions du développement des sciences ou à l’établissement des meilleurs gouvernements, — de “rêveurs’’, “ des phraseurs, des métaphysiciens bons à jeter à l’eau’’. Pour Marx l’idéologie est un ensemble d’idées et de croyances propres à une époque, à une société et plus précisément à une classe sociale. Elle est donc toujours relative, partiale et sans valeur scientifique.
Introduisant une réflexion actuelle sur cette question, Jean Pouillon propose de considérer que la relativité de l’idéologie, définie comme système particulier d’idées, de valeurs de croyances, fait en même temps sa réalité : « elle n’est que — mais elle est — phénomène social ». Ainsi, dans toute société, l’idéologie forme un système plus ou moins cohérent d’idées et de valeurs, structurant pour ceux qui les partagent l’environnement social et naturel, donnant explication et légitimité à l’organisation de cette société et proposant des modèles aux discours et aux comportements des membres.
Il faut souligner un point capital : l’idéologie reste inconsciente de ce sur quoi elle s’appuie ; elle est aveugle à elle-même.
On pourrait donc penser que science et idéologie sont également dans un rapport antinomique. Mais la science fait aussi partie d’une société et elle n’échappe pas à ses idéologies. Comme Jean Pouillon le souligne, « toute science postule un type particulier d’explication, pose à l’avance ce que doit être non seulement une explication vraie par opposition à une fausse, mais également une « bonne » par rapport à une moins « bonne ». Pour un mathématicien, par exemple, la meilleure théorie sera la plus générale, la plus unitaire (…) Cette situation ne fait pas de la science une illusion, elle n’est pas un obstacle à la connaissance, elle en est au contraire le point de départ obligé : elle signifie que le savoir est toujours sélectif et que les principes de la sélection qu’il opère lui sont logiquement antérieurs ».
Si la science est infiltrée d’idéologie, en grande partie inconsciemment, bien des idéologies, depuis les monstrueux programmes nazis, manipulent très consciemment, au contraire, des notions scientifiques, ou présentées comme telles, pour asseoir et légitimer des théories politiques et sociales. Non seulement la science n’est pas neutre, mais depuis le XIXe siècle et plus que jamais aujourd’hui, la science est réquisitionnée par les idéologies ; l’idéologie raciste y trouvant ses arguments les plus définitifs.
L’histoire des sciences montre qu’il faut sans cesse à la science s’affranchir de l’idéologie dominante d’un certain moment de son histoire. L’idéologie est donc radicalement différente de la science bien qu’elle cherche à la mimer. Comme l’énonce Patrick Tort : « L’idéologie n’a d’autre tactique que celle qui vise à faire croire à la conformité de ses énoncés avec ceux de la science qu’elle élit momentanément comme point d’appui. C’est-à-dire qu’elle tente constamment de se faire passer pour la science elle-même ou pour un discours au sein duquel la science garantirait l’extension et l’interprétation qu’elle y subit. » Et conclut avec force que l’idéologie naît de l’idéologie et qu’en aucun cas elle ne peut naître de la science.
Lecture
– « De l’idéologie », L’Homme, n°3-4, 1978.
– J. BAECHLER, Qu’es ce que l’idéologie ?, Gallimard, 1976.
– Alain BESANÇON, Les Origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy, 1977.
– Claude LEFORT, « L’ère de l’idéologie », Encyclopaedia Universalis, 17, 1973.
– Sergio MORAVIA, Il Framonto dell’ illuminismo, Bari, 1968.
– Patrick TORT, La pensée hiérarchique et l’évolution, Aubier Montaigne, 1983.
Cf. Scientisme.