« Renvoyant, comme nous le faisons, aux chroniqueurs de cette terre et au récit circonstancié qu’ils ont donné des grands événements de la conquête, nous nous contenterons de retracer à grands traits l’essentiel de cette histoire. Et nous parlerons d’abord des signes qu’il y eut sur cette terre avant l’arrivée des Espagnols. (…) Dix ans avant l’arrivée des Espagnols, il y eut ainsi un signe considéré comme un mauvais présage et un prodige étonnant : on vit apparaître une colonne de brûlantes et ardentes flammes (…) les Indiens manifestaient une peine intense, poussant de grandes clameurs, des hurlements et des cris d’épouvante et se frappant la bouche du plat de la main suivant leur habitude. Toutes ces larmes et lamentations étaient accompagnées des sanglants sacrifices humains qu’ils avaient coutume d’accomplir dans les adversités et les tourments (…) Le second prodige, signe ou présage fut un incendie qui dévasta, sans que personne le provoquât, le temple du démon (…) Le huitième prodige de Mexico fut qu’à plusieurs reprises, on put voir deux hommes unis en un seul corps — ce que les naturels appelaient Tlacanctzolli — et, d’autres fois, des corps à deux têtes, qu’on amenait dans le Palais-au-Salon-Noir du grand Motecuhzoma et, à peine arrivées, ces apparitions s’évanouissaient et tous ces signes devenaient invisibles qui annonçaient aux indigènes leur achèvement et leur fin car, d’après eux, la fin du monde était proche et l’univers entier allait disparaître et d’autres êtres seraient créés et la terre peuplée de nouveaux habitants. Et ils allaient ainsi, éperdus et tristes, sans savoir que penser d’évènements si étranges et singuliers, jamais vus ni entendus jusqu’alors. (…)
Lorsque les messagers et espions de Motecuhzoma arrivèrent, ils purent vérifier qu’ils s’agissait d’hommes, parce qu’ils mangeaient, buvaient et aspiraient à des satisfactions humaines. Ils ramenèrent une épée, une arbalète et une nouvelle encore plus étonnante, qui était la présence d’une femme, belle comme une déesse, car elle parlait la langue mexicaine et celle des dieux, ce qui permettait de savoir ce que voulaient ces gens ; son nom était Malintzin puis, après son baptême, on l’appela Marina. Finalement, sur la question de savoir si c’étaient des dieux ou des hommes, ils ne pouvaient se prononcer. « Car, s’il s’agissait de dieux, disaient-ils, ils ne renverseraient pas nos oracles ni ne maltraiteraient nos dieux puisqu’ils seraient leurs frères et , comme ils les maltraitent et les renversent, il ne doit pas s’agir de dieux mais de gens bestiaux et barbares qui recevront de nos idoles le juste paiement de leurs offenses » (…)
Et ainsi, dans cette étrange confusion, ils attendirent de savoir quelles étaient leurs intentions et, trouvant qu’ils n’étaient qu’une petite poignée, Motecuhzoma ne s’en préoccupa guère et n’imagina pas sa perte car il se disait que, s’ils s’agissait de dieux, il saurait les gagner par des sacrifices, des prières et d’autres actes de piété, et que, si c’étaient des hommes, leur force était négligeable. (…)
Extraits de « Histoire de Tlaxcala »
In Récits aztèques de la conquête,
Textes choisis et présentés par
Georges Baudot et Tzvetan Todorov,
Seuil, 1983.
A partir du mois d’octobre 1492, la terre devient ronde et le monde des hommes est dorénavant clos. C’est au même moment, dans un siècle qui vient d’inventer l’imprimerie, que l’Espagne chasse de son territoire tous ses « étrangers » — remportant la victoire sur les Maures et exilant les Juifs — et qu’elle découvre l’Amérique. L’Espagne rencontre l’Amérique mais refuse de faire la connaissance de ses habitants. Pour la première fois de l’histoire sans doute, des hommes voient d’autres hommes dont ils ignoraient jusque-là l’existence. Mais les voient-ils vraiment ? L’altérité humaine se trouve radicalement révélée mais tout aussitôt refusée : le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité va se perpétrer.
Tout commence avec les passions d’un homme Christophe Colomb, un homme profondément pieux qui désire la victoire universelle du christianisme, jouit de la nature et de sa conquête et ne dédaigne pas l’or qui pourra justifier son entreprise auprès des rois espagnols. Les premiers mots qu’il note dans son Journal à propos des Indiens, c’est : « Alors ils virent des gens nus » (Journal, 11 octobre 1492). Etonné de les trouver sans vêtements « comme leur mère les enfanta » (6.11.1492), il les suppose aussi dépouillés de toute identité culturelle : il les croit sans religion, sans armes, sans lois et presque sans langues. Il pense même qu’ils doivent apprendre à « parler » (12.10.1492).
A tout ce qu’il aperçoit, Colomb donne un nouveau nom, tel Adam au Paradis, à chaque île, à chaque cap, mais aussi aux deux premiers Indiens qu’il ramène en Espagne, qu’il nomme Don Juan de Castille et Don Fernando de Aragon. Il ne peut concevoir un autre que lui. Pour les considérer comme égaux, Colomb veut assimiler les autochtones à des catholiques espagnols. Avec une bonne foi naïve et aveugle, il les suppose aptes « à ce qu’on leur fasse bâtir des villes, à ce qu’on leur enseigne à aller vêtus et à prendre nos coutumes » (16.12.1492). « Vos Altesses doivent avoir grande-joie parce que bientôt Elles en auront fait des chrétiens et les auront instruits en les bonnes coutumes de leurs royaumes » ( 24.12.1492).
Si les Indiens se montrent rebelles à ces projets et refusent la conversion, ils sont brûlés vifs. Pour être considérés comme égaux, les Indiens doivent donc se soumettre ; paradoxe qui n’effleure pas Colomb. Petit à petit, il passera d’un assimilationnisme qui impliquait une égalité de principe à une idéologie esclavagiste qui affirme de fait l’infériorité des colonisés. Ne peut-il y avoir d’égalité dans le respect des spécificités ? Faut-il qu’au sentiment de la différence se lie nécessairement l’expression d’une supériorité ? C’est avec acuité que la tragique histoire de la découverte et de la conquête des Amériques nous pose ces questions au cœur de toute réflexion sur le racisme.
Les historiens actuels pensent que près de 90% de la population indienne disparut à la suite des massacres pendant les guerres mais surtout par la suite de mauvais traitements et des maladies que les Espagnols introduisirent. D’après Motolinia, un franciscain, qui débarqua au Mexique en 1523, dix plaies s’abattirent sur le Mexique, comme jadis sur l’Egypte : « La première fut la plaie de la petite vérole ». La conquête guerrière puis une très grande famine et des travaux trop rudes firent mourir beaucoup d’Indiens mais à ces maux s’ajoutèrent aussi des impôts si élevés qu’ils étaient obligés de vendre leurs enfants : « Lorsqu’ils étaient incapables de le faire, beaucoup d’entre eux moururent à cause de cela, certains sous la torture et d’autres dans de cruelles prisons, car les Espagnols les traitaient brutalement et les estimaient comme moins que leurs bêtes ». Les mines d’or engloutirent un nombre immense d’esclaves : « On les marque au fer sur le visage et on imprime dans leur chair les initiales des noms de ceux qui sont successivement leur propriétaires ; ils vont de main en main, et quelques-uns ont trois ou quatre noms, de façon que le visage de ces hommes qui furent créés à l’image de Dieu a été, par nos péchés, transformé en papier » ( Vasco de Quiroga).
La description des massacres des Indiens atteint une cruauté à peine soutenable, tel ce témoignage d’un évêque : « Et ce Diego de Landa dit avoir vu un grand arbre près de cette localité, aux branches duquel un capitaine pendit un grand nombre d’Indiennes et à leurs pieds il pendit aussi les petits enfants (…) Les Espagnols commirent des cruautés inouïes, tranchant les mains, les bras, les jambes, coupant les seins aux femmes, les jetant dans des lacs profonds, et frappant d’estoc les enfants, parce qu’ils ne marchaient pas aussi vite que leurs mères. Et si ceux qu’ils amenaient, le collier au cou, tombaient malades ou ne cheminaient point aussi vite que leurs compagnons, ils leur coupaient la tête, pour ne pas s’arrêter et les délier ».
Loin des lois de leur pays et assimilant les indigènes à des animaux, les colonisateurs massacrent sans remords. Pour Tzvetan Todorov, « La barbarie des Espagnols n’a rien d’atavique, ou d’animal ; elle est bien humaine et annonce l’avènement des Temps modernes ». Certains Espagnols, contemporains de ce génocide, osèrent le dénoncer ; tel fut le cas de Las Casas, un dominicain qui vécut de 1474 à 1566 et prit la défense des Indiens sans détours : « Je crois qu’à cause de ces œuvres impies, scélérates et ignominieuses, perpétrées de façon injuste, tyrannique et barbare, Dieu répandra sur l’Espagne sa fureur et son ire, parce que toute l’Espagne, peu ou prou, a pris sa part des sanglantes richesses usurpées au prix de tant de ruines et d’exterminations ».
Lecture
– Hernan CORTES, La Conquête du Mexique, Maspero, La Découverte, 1979.
– Récits aztèques de la conquête, textes choisis et présentés par Georges Baudot et Tzvetan Todorov, Seuil 1983.
– Eduardo GALEANO, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris, Plon., (Coll. Terre humaine), 1981.
– B. de LAS CASAS, Très brève relation sur la destruction des Indes & les trente propositions très juridiques, Mouton, 1974.
– Miguel LÉON-PORTILLA, La pensée aztèque, Seuil, 1985.
– Tzvetan TODOROV, La conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Seuil 1982.
– Nathan WACHTEL, La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Gallimard, 1971.
Cf. Autre, Différence, Pureté de sang.