LUMIÈRES

Curieux siècle que celui des Lumières où l’on voit l’exaltation de la tolérance et la foi en la perfectibilité humaine côtoyer le commerce des esclaves et les préjugés les plus communs à propos des Juifs.

Pour le XVIIIe siècle, toute inégalité au sein des sociétés est due à des différences individuelles, à l’influence du milieu géo-physique, mais en aucun cas au déterminisme biologique de la nature raciale qui fera fortune au siècle suivant. Au siècle des Lumières, on croit encore à la liberté et à la capacité de changement de l’être humain. Ainsi Jean Itard peut-il écrire dans son Mémoire et rapport sur Victor de l’Aveyron : « Dans la horde sauvage la plus vagabonde comme dans la nation d’Europe la plus civilisée, l’homme n’est que ce qu’on le fait être ; nécessairement élevé par ses semblables il en a contracté les habitudes et le besoins ; ses idées ne sont plus à lui ; il a joui de la plus belle prérogative de son espèce, la susceptibilité de développer son entendement par la force de l’imitation et l’influence de la société ».

Entre 1750 et 1789, une attention particulière est portée au problème de l’esclavage. Le gouverneur de la Martinique donne des instructions : « Sa Majesté informée que la plupart des habitants des îles manquent au devoir si essentiel de nourrir leurs nègres recommande… la plus grande attention sur ces abus si contraires à l’humanité et aux intérêts mêmes des habitants ». Le Bureau des Colonies exige que les maîtres nourrissent les esclaves et leur accordent du repos en même temps qu’ils les tiennent dans la plus grande dépendance. On recommande aussi de les instruire en matière de religion, car « chez des peuples policés (des esclaves) n’ont pu perdre leur liberté que pour l’espérance meilleure des biens futurs ».

Lentement s’ébauche l’idée de l’affranchissement progressif des esclaves : « L’esclavage est un état violent et contre-nature (…) ceux qui y sont assujettis sont continuellement occupés du désir de s’en délivrer, et sont toujours prêts à se révolter ». L’idée philosophique fera son chemin tandis que, sur le plan administratif, et avec l’aide des colons eux-mêmes, l’esclavage « s’humanisera » sans mettre en péril un système économique qui en dépend.

Parmi les esprits éclairés du siècle, certains philosophes n’hésitaient pas à défendre des idées fort proches des futures conceptions du racisme scientifique. Voltaire, par exemple, tenait en grand mépris les esclaves noirs et liait sans honte da fortune à une entreprise nantaise de traite des Noirs. Son antijudaïsme virulent était déjà bien connu de ses contemporains.

Montesquieu et Helvétius, au contraire, défendent l’idée qu’il n’y a aucune inégalité naturelle entre les esprits. L’homme est le produit de sa propre histoire, tout est acquisition. L’éducation, l’ensemble des connaissances qu’une société met à la disposition des individus , la « nourriture ambiante », font de l’homme ce qu’il est. Il n’y a donc pas de peuples inférieurs ou stupides mais seulement ignorants. L’infériorité des sauvages n’est pas le résultat d’un vice de constitution mais elle est d’ordre purement historique.

L’Epître aux nègres esclaves de Condorcet débute par ces mots universalistes : « Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardés comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs… »

Et Diderot d’appeler à la révolte : « Vos esclaves n’ont besoin ni de notre générosité, ni de vos conseils pour briser le joug sacrilège qui les opprime. La nature parle plus haut que la philosophie et que l’intérêt. Déjà se sont établies deux colonies de nègres fugitifs (…) Ces éclairs annoncent la foudre ». (Histoire des Indes).

Diderot rêve d’un point d’équilibre entre un état sauvage, trop misérable, et un état policé, trop corrompu : « Dans tous les siècles à venir, l’homme sauvage s’avancera pas à pas vers l’état civilisé. L’homme civilisé reviendra vers son état primitif » ; d’où le philosophe conclue qu’il existe dans l’intervalle qui les sépare un point où réside la félicité de l’espèce. Mais qui est-ce qui fixera ce point ? Et, s’il était fixé, quelle serait l’autorité capable d’y diriger, d’y arrêter l’homme ? »

Diderot raisonne en naturaliste là où, pour Rousseau, il n’y a nul bonheur pour la société en dehors de la morale. Si Rousseau s’intéresse au « bon sauvage », ce n’est pas tant pour refuser la civilisation que pour se demander comment l’homme peut devenir « un être moral, un animal raisonnable, le roi des autres animaux et l’image de Dieu sur terre » (Essai sur l’origine des langues). Pour lui, l’expression la plus forte de la liberté humaine se trouve dans la vie sociale née d’un contrat. L’histoire de l’homme tient donc à sa liberté et non à la nécessité. Il s’oppose à la thèse de Buffon qui ordonne toutes les variétés humaines autour d’un modèle parfait, l’Européen civilisé. Il critique tous ceux qui se permettent d’assigner des bornes précises à la nature et décident qui appartient à l’espèce humaine : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés » ( Essai sur l’origine des langues, ch. VIII).

Peut-être est-ce parce qu’il souffrait lui-même de sentiments de persécution qu’il se sentit aussi proche des Juifs dont il écrivit : « … un spectacle étonnant et vraiment unique est de voir un peuple expatrié, n’ayant plus ni lieu ni terre depuis près de deux mille ans,  un peuple mêlé d’étrangers, n’ayant plus peut-être un seul rejeton des premières races, un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses caractéristiques, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique de la première union sociale, quand tous les liens en paraissent rompus. Les Juifs nous donnent un étonnant spectacle : les lois de Numa, de Lycurgue, de Solon, sont mortes ; celle de Moïse, bien plus antiques, vivent toujours. Athènes, Sparte, Rome ont péri et n’ont plus laissé d’enfants sur terre ; Sion détruite n’a pas perdu les siens.

Ils se mêlent chez tous les peuples et ne s’y confondent jamais ; ils n’ont plus de chefs, et sont toujours peuple ; ils n’ont plus de patrie,  et sont toujours citoyens… » (Cité par Léon Poliakov).

L’Encyclopédie de Diderot et de ses collaborateurs est moins unanime à louer les Juifs. Si les Hébreux antiques sont peints sous des couleurs idylliques à l’article « Usure », ils sont considérés comme stupides et superstitieux à l’article « Médecine » ou « Economie politique » et comme d’odieux calomniateurs à l’article « Messie », commandé et retouché par Voltaire lui-même. Diderot, plus modéré et objectif, conclut ainsi son article « Judaïsme » : « Les Juifs sont aujourd’hui tolérés en France, en Allemagne, en Pologne, en Hollande, en Angleterre, à Rome, à Venise, moyennant des tribus qu’ils payent aux princes. Ils sont aussi fort répandus en Orient. Mais l’Inquisition n’en souffre pas en Espagne ni en Portugal ». L’article « Juifs, rédigé par le chevalier de Jaucourt, bas droit de Diderot, semble inspiré de Montesquieu : « (…) Ainsi, répandus de nos jours avec plus de sûreté qu’ils n’en avaient encore eu dans tous les pays de l’Europe où règne le commerce, ils sont devenus des instruments par le moyen desquels les nations les plus éloignées peuvent converser et correspondre ensemble… On s’est fort mal trouvé en Espagne de les avoir chassés, ainsi qu’en France d’avoir persécuté les sujets dont la croyance différait en quelques points de celle du prince. L’amour de la religion chrétienne consiste dans sa pratique : et cette pratique ne respire que douceur, qu’humanité, que charité ».

A la veille de la Révolution française, l’émancipation des Juifs se prépare dans tous les pays d’Europe mais à l’antijudaïsme de la société féodale va succéder une réaction raciste face à l’entrée des Juifs au sein d’une société bourgeoise, industrielle et laïcisée.

Si Buffon ou Linné placent l’homme au-dessus des hommes de couleur, ils ne considèrent pas encore que les Juifs forment une « race » à part. C’est le XIXe siècle qui donnera corps à cette idée meurtrière, qui naîtra de la rencontre de l’anthropologie physique et de la craniologie avec la philologie allemande et l’émergence du « mythe aryen ».

Lecture

–       Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Flammarion, 1977.

–       Léon POLIAKOV, Histoire de l’antisémitisme. De Voltaire à Wagner, Calmann-Levy, 1968.

Cf. Antisémitisme, Broca, Darwin, Esclavage, Exotisme, Galton, Linné, Racisme, Voltaire.

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