NATURE
C’est au moment où, au XIXe siècle, les sciences de la nature, comme on les nommait alors, prennent une extension considérable avec les théories évolutionnistes de Darwin, les recherches sur l’hérédité de Mendel… que les sciences humaines se mettent à utiliser sur la notion de « nature » dans leurs champs de réflexion.
Cette confusion entre des concepts de la pensée biologique et de la pensée sociologique est présente chez de nombreux sociologues, historiens et penseurs de cette époque : Renan, Spencer, Taine, Fustel de Coulanges,… Peu de théoriciens semblent échapper à cette infiltration idéologique dans les territoires de la science.
Le Moyen Age, face aux différences religieuses, proposait (ou contraignait à) la conversion ; le XVIIIe siècle liait les différences politiques et culturelles à des variations géographiques, psychologiques ou sociales et la morale révolutionnaire souhaitait offrir à chacun la liberté individuelle. Mais à partir du XIXe siècle, c’est un déterminisme social d’ordre biologique qui enferme irréversiblement chacun dans « sa nature ».
La nature détermine les particularités de chaque groupe humain et personne ne peut y échapper. Désormais, il devient impossible de passer d’une catégorie à l’autre. Aucun parcours personnel, aucun acquis culturel ne peut modifier une « essence » qui transcende toutes les entreprises d’éducation, de choix ou d’actions. La nature éternelle, inamovible devient pour tous une « fatalité biologique ».
Proust, enfant de son siècle lui aussi, dépeint Swann, Juif assimilé, personnage indispensable aux coteries aristocratiques les plus fermées, devenu vieux et malade, et chez qui, soudain, sa « nature juive » réapparaît : « … le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’un vieil Hébreu que d’un curieux Valois. D’ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui la caractérise en même temps que le sentiment d’une solidarité morale avec les autres Juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie et que, greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite, avaient réveillée » (Salome et Gomorrhe, La Pléiade II, p. 690).
Qu’il y ait des différences de ‘nature’ entre les êtres humains n’est pas nécessairement en soi une idée infamante. Constater que certains hommes préfèrent le riz à la pomme de terre ou le maïs au blé n’implique pas inéluctablement que les uns ont le droit de vivre et les autres celui de servir les premiers ou de mourir. Mais, la société occidentale du XIXe siècle, au nom de la « nature » et de la « race », c’est-à-dire, au nom de différences culturelles et historiques, s’est permis de classer et de hiérarchiser les êtres humains. D’un côté, les hommes « domestiques », ses semblables, à qui sont réservés tous les pouvoirs, intellectuels, sociaux, politiques, techniques, scientifiques et de l’autre côté, les hommes d’une autre nature, « inférieure », « sauvage », « primitive » : paysan, nomade, femme, enfant, étranger, fou, considérés comme objets de conquête, d’exploitation, de conversion religieuse et toujours de fantasmes puissants. Au nom de la « science », nouveau dieu d’une société qui se voulait laïque, la conscience tranquille, le XIXe siècle s’arroge le droit de mépriser, de dominer, d’utiliser et de massacrer d’autres groupes humains. Avec l’idée de nature le racisme moderne est né.
Gustave Le Bon, le psychologue des foules, partageait volontiers ces nouvelles idées venues des biologistes et des linguistes : « Ce qui m’est resté le plus clair dans l’esprit, c’est que chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractères anatomiques » (Les Lois psychologiques de l’évolution des peuples, 1898). Peuple et race étaient souvent des termes interchangeables et c’est l’époque où l’on se met à considérer que les Juifs ne font plus partie de la « race blanche » mais forment la « race sémitique ».
En 1855, Renan écrivait : Je suis… le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine » (Histoire générale et système comparé des langues sémitiques. pp. 4-5). Trente ans plus tard, Renan revint sur cette conception et proclama au contraire, qu’il n’existait pas de type racial juif mais les mots n’effacent pas facilement les mots et l’idée de race sémite et de race aryenne était déjà profondément enracinée. Les Juifs eux-mêmes ou leurs amis l’utilisaient : « Les vertus de cette race (juive)… sautent aux yeux. Ses défauts ou ses vices, qui tendent à disparaître, à s’effacer de jour en jour, sont les restes d’une longue servitude… » (Jules Ferry, ami des Juifs, U.I. 1er avril 1893, p.42).
L’idée de nature doit peut-être sa force et son succès à son aspect de simplicité rassurante, d’évidence tranquille, de concept « fourre-tout » qui évite de définir trop précisément, trop explicitement, des notions confuses qui, sous des allures « scientifiques », relèvent d’une idéologie brutale. Et puis, l’ethnocentrisme venant sans doute avant l’empathie, il paraît difficile à un groupe majoritaire de considérer que ses manières de vivre et de penser ne vont pas de soi et sont, comme la culture des « autres », toutes relatives.
C’est ce que formulait Yves Guyot, un dreyfusard de la première heure : « En France, nous confondons assimilation et uniformité. Nous en sommes encore à la vieille idée platonique du type et nous voulons façonner tous les genre sur le nôtre, comme s’il avait atteint une perfection absolue » (Lettres sur la politique coloniale, 1885, p. 215).
Lecture
– Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Mouton, 1972.
– Colette GUILLAUMIN, « Race et nature : système des marques. Idée de groupe naturel et rapports sociaux » in Pluriel, n°11, 1977, p. 39-55.
– Michaël R. MARRUS, Les Juifs en France à l’époque de l’Affaire Dreyfus. Calmann-Lévy, 1972.
– Serge MOSCOVICI, La société contre nature, 10/18, 1972.
– ID, Hommes domestiques et hommes sauvages, 10/18, 1974.
Cf. Culture, Darwin, Ethnocentrisme, Génétique, Hérédité, Lumières, Racisme.
Article extrait du livre de Lydia Flem, Le Racisme, M.A. éd, préface de Léon Poliakov, 1985 (épuisé).