La question de la vérité, Assises internationales du roman, 2012

Assises internationales du Roman, 2012, Villa Gillet, Le Monde, “Penser pour mieux rêves”, Christan Bourgois éd., 2012.

“La question de la vérité”, Lydia Flem, Camille Laurens et Catherine Millet, entretien mené par Raphaëlle Rérolle, p.9-41.

extrait :

“R.R. : Alors, si vous permettez, je voudrais vous poser la même question à toutes les trois : dans quelle mesure la vérité faisait-elle partie du projet littéraire ?

L.F. : Je dirais que c’est la vérité des sentiments qui m’intéresse plus que la vérité des faits. Bien que la vérité des sentiments, ce soit comme Zerlina dans Don Juan : je veux et je ne veux pas. Dans le travail analytique ou tout simplement dans la conversation avec soi-même ou avec d’autres, on sait bien que nos sentiments sont multiples, sont contradictoires, sont troubles, sont incertains, fuyants. On rêve parfois la nuit de choses qu’on n’imaginerait pas raconter le jour. Et pourtant ça nous habite et c’est aussi nous. Donc, écrire pour moi, c’est essayer de trouver des mots pour cerner quelque chose de ce que nous vivons dans ce feuilletage que nous sommes.”

Lyon                         (photo de Catherine Millet et Lydia Flem, Lyon, 28 mai 2012)

Entretien complet :

Raphaëlle Rérolle : La vérité. Vous êtes tous prêts pour la vérité ? En préparant cette rencontre, je pensais à cette phrase très connue d’Antonio Gramsc : « La vérité est révolutionnaire ». Alors oui la vérité, c’est ce qui renverse les désordres établis. Et c’est parfois ce qui met en danger. La vérité, c’est un mot qui sonne un peu à la manière d’un reproche en ce début de xxie siècle où tout va si vertigineusement vite parfois, on a un peu l’impression d’être comme des cosmonautes sanglés dans leurs fusées et lancés dans une course folle où le « vrai », la vérité, ne semble pas avoir de place, ne pas se frayer un chemin. Il est vrai que le mot même fait un peu peur. C’est un mot écrasant, un peu solennel aussi, , qui résonne parfois comme une sommation. Vous savez : la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

Et toute la vérité évidemment, ça laisse rêveur. Parce que bien sûr la vérité ne souffre pas de demi-mesure. Une demi-vérité, bien sûr, ça n’est rien d’autre que la moitié d’un mensonge. Mais la vérité peut-elle être entière dans nos têtes où passent tant de sentiments contradictoires ? Et c’est la question qui nous occupe : comment elle peut cohabiter avec la littérature qui est, aussi, l’art de l’illusion. La littérature, qui est une reconstruction toute personnelle de l’univers par des écrivains qui ont forcément leurs souvenirs, leurs angoisses, leurs phobies, leurs désirs… Alors, au fond, qu’est-ce que la vérité littéraire ? C’est pour essayer d’apporter une réponse à cette question, de nous faire partager leur conception de la vérité, leur vérité, que nos invitées ont accepté de venir aux Subsistances ce soir, pour ma plus grande joie et je pense la vôtre. Parce que non seulement ces invitées sont des écrivains de grand talent, mais pour chacune d’entre elles et de manière très différente la vérité, c’est un véritable combustible…

Jean Paulhan faisait la différence entre les écrivains qui croient à la vérité, qu’il appelait « les terroristes », et ceux pour qui c’est une notion secondaire, qu’il appelait « les rhétoriqueurs ».

Nos invitées ce soir sont des terroristes. Je voudrais vous dire et leur dire pour les rassurer qu’il n’est pas question ici de poser le problème sur la table comme une question philosophique, mais en termes littéraires. Et si la question de la vérité doit être appliquée à la littérature, c’est parce qu’il s’agit d’un point essentiel. Un écrit littéraire digne de ce nom, qu’il soit ou non romanesque d’ailleurs, porte en lui une vérité. Et une vérité révolutionnaire ! Que son auteur l’ait voulu ou non, qu’il s’en tienne ou non à des faits réels, il dit quelque chose de vrai sur l’agencement du monde et sur celui de l’âme humaine – c’est en tout cas ma conviction, que je soumettrai à l’appréciation de mes invitées.

Et justement, avant de vous présenter Camille Laurens, Lydia Flem et Catherine Millet, je voudrais répondre à une question que vous ne m’avez pas posée, enfin pas encore, mais qui m’a été adressée l’autre jour : « Pourquoi, m’a-t-on demandé, n’avez-vous convié que des femmes autour de ce mot “vérité” ? » J’avoue que ma réponse a été celle-ci : parce que les femmes sont plus courageuses que les hommes face à la vérité. Alors aujourd’hui, et devant le risque d’être lynchée à la sortie par tous les messieurs qui se trouvent dans la salle, je dirais plutôt ceci : autant je n’ai jamais été convaincue qu’il existait une écriture féminine, comme on l’a pensé en particulier à une époque, autant je pense qu’il existe peut-être une manière féminine et courageuse d’affronter la vérité intime en matière de littérature. Voilà. Mais c’est une autre question que nous nous poserons ce soir.

Lydia Flem, vous êtes belge. Et les Français vous ont découverte en lisant une trilogie très frappante qui commençait par un livre intitulé, Comment j’ai vidé la maison de mes parents. C’est le livre qui vous a fait connaître en France. Ce n’était pas le premier mais c’est celui qui vous a rendue vraiment tout à fait reconnaissable dans le paysage de la littérature francophone. Dans ce récit comme dans d’autres, par exemple Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils, vous explorez des moments d’une vie où tout se rassemble, avant de se défaire et puis de se refaire à nouveau. Les moments de passage, les moments déterminants. Dans un livre plus récent, La Reine Alice, vous êtes passée à la forme du conte pour mettre en scène un autre de ces moments cruciaux : la maladie. L’écrivain Jacques de Necker qui vous a reçue en 2010 à l’Académie royale de Belgique, a eu pour parler de votre écriture ces mots que je trouve très justes : « Vos œuvres, disait-il, s’engagent dans une sorte de mise en partage de l’expérience propre vécue comme l’attestation d’une épreuve que l’écrivain soumet à la collectivité des lecteurs afin qu’ils y trouvent un écho ; et en fin de compte, un réconfort. » Je signale par ailleurs que vous êtes psychanalyste, ce qui donne un relief particulier à votre point de vue sur la vérité.

Camille Laurens, vous êtes un auteur très connu en France, entre autres pour Dans ces bras-là, couronné par le prix Femina en 2000, mais aussi L’Amour roman, et plus récemment Romance nerveuse, en 2010. Vous êtes l’auteur de très nombreux ouvrages, je ne les citerai pas ici… Vous avez commencé par la fiction avec Index, qui était en fait le début d’une tétralogie, en 1991. Et puis à partir de 2000 et Dans ces bras-là – en fait à partir de l’écriture d’un livre très particulier qui s’intitulait Philippe, un très beau récit qui n’était pas un roman racontant la mort d’un enfant que vous aviez perdu –, vous avez bifurqué vers ce que l’on pourrait appeler « l’autofiction », que vous préférez appeler « écriture de soi ». La recherche, disiez-vous dans un entretien au Monde, de ce que la vérité a imprimé en vous. Au fond la vérité est inscrite au cœur de votre œuvre, elle en est indissociable, elle en fait la vitalité, la puissance, quelle que soit d’ailleurs la dose d’imaginaire que vous laissez entrer dans vos romans, où tout est vrai, dites-vous.

Et enfin, Catherine Millet, vous êtes critique d’art. Vous avez fondé le magazine Art presse, dont vous dirigez la rédaction, et vous avez fait une entrée sidérante sur la scène littéraire –  et je pèse mes mots –  en 2001 avec La Vie sexuelle de Catherine M. Dans ce livre, vous racontiez avec une précision inouïe quelque chose que personne jusque-là n’avait raconté de cette manière : la vie sexuelle d’une femme, Catherine M. Vous l’avez racontée avec une justesse exceptionnelle, une force littéraire qui, sans désamorcer les critiques, je crois que vous le savez, privait ces critiques d’une grande partie de leur vigueur parce que ce texte était un texte littéraire. C’est par la littérature, par le langage en fait, que vous avez cherché à restituer cette part très secrète de la vie de chacun, la sexualité ; cette part où s’opère la jonction entre l’intérieur et l’extérieur exactement comme le corps lui-même fait l’interface entre le dedans et le dehors. Outre un essai sur Dalí, vous avez aussi publié en 2008 Jour de souffrance dans lequel vous disséquiez une crise de jalousie avec la même acuité et la même précision. Chacun de vos livres, en plus d’être un texte littéraire est une enquête, un témoignage et un acte d’avant-garde, en cela qu’il pratique une forme de transparence totale.

Alors, si vous permettez, je voudrais vous poser la même question à toutes les trois : dans quelle mesure la vérité faisait-elle partie du projet littéraire ?

 

Catherine Millet : Il me semble que si je ne m’étais pas donné ce projet-là, je ne me serais pas mise au travail sur ce livre. En fait, j’ai souvent dit que l’envie d’écrire vient avant de savoir ce que l’on va écrire. J’avais cette envie. Depuis aussi loin que je puisse retourner en arrière dans mes souvenirs, j’ai toujours eu le goût de la lecture. Et j’ai toujours eu envie de faire la même chose que ces gens dont je lisais les livres. Je m’étais dirigée vers la critique d’art parce que les accidents de la vie font que voilà, c’était comme ça que j’avais commencé à écrire et donc à satisfaire cette envie. Mais je pense que je ne serais pas passée à autre chose –  parce que l’on ne peut pas dire que La Vie sexuelle ou Jour de souffrance soient des livres de critique d’art, quoique – , si je ne m’étais pas dit : Bah voilà, c’est pour dire la vérité que je sais, moi, que j’ai vérifiée. Là aussi, j’ai souvent dit que j’avais travaillé comme un témoin. Le témoin, c’est celui dont on attend la vérité sur un fait. Et mon projet, c’était de dire quels avaient été exactement les faits auxquels j’avais assisté, les faits auxquels j’avais participé. En décrivant ces faits et en parlant à la première personne, il s’agissait aussi bien sûr de ne pas être seulement une spectatrice, ça aurait un peu faussé le jeu je pense. Il fallait que j’aille au moins jusqu’à dire quelles avaient été mes sensations dans le moment où j’avais été prise dans ces faits-là. Donc oui, pour moi, on peut mettre évidemment tous les guillemets qu’il faut à ce mot « vérité », mais c’était ça, mon projet. Et je pense que ça le demeure. Souvent les gens me disent : « Ah mais vous écrivez bien, vous devriez écrire des romans », comme si ce n’était pas suffisant d’écrire, de raconter ces faits qui sont les faits de ma vie. Mais finalement peu importe que ce soit ma vie. C’est ce que je connais, je parle de ce que je connais. Et je n’ai pas la tentation d’inventer des histoires. Même des histoires qui pourraient aussi comporter une part de vérité d’ailleurs.

 

R.R. Avant de poser la même question à Camille Laurens, je me rends compte que j’ai oublié de vous présenter nos grands intervenants, intervenantes, parce que ce sont encore des femmes mais ça, ce n’est pas fait exprès, qui seront là pour poser des questions à nos invitées. Donc, Christelle Charmier qui est à l’École normale supérieure à Lyon et Rajah Abli qui est en fac de droit à Lyon II.

 

Camille Laurens. En fait, moi je pourrais répondre en deux parties à cette question. Parce qu’il y a un premier volet de mon travail, comme vous l’avez rappelé, qui est un travail où la vérité était importante mais n’était pas la toile de fond principale. Mes premiers romans étaient plutôt des constructions ludiques, ce qui était à l’œuvre, c’était plutôt –  et ça va avec la vérité –  la question du doute, de l’incertitude, du doute sur les identités sexuelles, sur les sentiments, sur les êtres humains de manière générale. Je jouais beaucoup sur ces interrogations et c’est effectivement le petit récit que j’ai écrit à la mort de mon fils Philippe qui a transformé mon rapport à l’écriture, au roman et donc à la vérité. Je crois qu’il y a deux causes à cela : une cause que tout le monde peut comprendre qui est, lorsqu’on est confronté en fin de compte à LA vérité, peut-être à la seule vérité objective, qu’est la mort, tout prend une autre dimension. Quand cette toile de fond de la vie comme de l’écriture, c’est la mort comme évidence concrète, comme sentiment de la finitude, la question de la vérité –  c’est-à-dire quel est le sens de notre existence, pourquoi suis-je sur terre, qu’est-ce que j’ai à y faire, pourquoi est ce que j’ai envie d’écrire – , tout cela prend une acuité particulière. Il y a peut-être une autre raison liée aussi à cet événement et à ce livre – puisque Philippe, c’est un événement dans ma vie et un livre. Mais en dehors de la rencontre avec la mort, ce que j’ai rencontré dans cet événement, c’est le mensonge. Il y a eu toute une série de contre-vérités d’ordre factuel, puisque Philippe est mort des suites d’une erreur médicale ; et il y a eu beaucoup de mensonges. J’ai été obligée de faire une sorte d’enquête pour comprendre pourquoi il était mort, ce qui s’était passé exactement, matériellement. Et je dirais que ces deux faits-là, la rencontre avec la mort et puis le sentiment que dans la société, dans la vie professionnelle, dans les rapports humains, il y avait une volonté de déguiser la vérité et même, plus concrètement, la réalité, ces deux choses-là m’ont amenée à l’écriture de soi, c’est-à-dire à tenter d’élucider par l’écriture l’existence telle que je la vis et telle que je la vois autour de moi, réellement.

Lydia Flem : Je me sens assez proche aussi de ce mot de mensonge. Je dirais que c’est la vérité des sentiments qui m’intéresse plus que la vérité des faits. Bien que la vérité des sentiments, ce soit comme Zerlina dans Don Juan : je veux et je ne veux pas. Dans le travail analytique ou tout simplement dans la conversation avec soi-même ou avec d’autres, on sait bien que nos sentiments sont multiples, sont contradictoires, sont troubles, sont incertains, fuyants. On rêve parfois la nuit de choses qu’on n’imaginerait pas raconter le jour. Et pourtant ça nous habite et c’est aussi nous. Donc, écrire pour moi, c’est essayer de trouver des mots pour cerner quelque chose de ce que nous vivons dans ce feuilletage que nous sommes. Je pense que nous ne sommes pas faits d’une seule pièce. Comment j’ai vidé la maison de mes parents, c’est le deuil de mes parents mais j’avais lu des bibliothèques entières sur le deuil et j’avais l’impression que personne n’avait raconté ce que l’on vit concrètement quand nos parents disparaissent l’un après l’autre et ce concret qui éveille des sentiments multiples que j’ai appelé « orage émotionnel », parce que voilà, ça vous bombarde de sensations, de perceptions, d’émotions. Écrire a toujours été mon rêve depuis que j’étais enfant, j’avais écrit d’autres livres très différents, mais là est née l’envie de chercher des mots pour dire quelque chose qui relève un peu de l’ordre de l’indicible. Essayer de faire le pont avec ce que l’on éprouve dans son expérience intime et qui est d’une certaine façon un peu interdit ou honteux, parce que quand quelqu’un meurt, on est juste censé être triste. En vérité, on a beaucoup d’autres sentiments, d’autres sensations. Et j’avais envie de les raconter, tout en ayant l’impression que c’était assez indécent. Je me sentais très seule quand j’écrivais et la rencontre avec le public et le succès du livre m’ont montré que les gens ont été assez soulagés de pouvoir se reconnaître ; c’est la phrase de Proust sur la littérature comme miroir que l’on tend à son lecteur. Je crois que les écrivains, oui, sont peut-être inconscients dans le sens vulgaire du terme, c’est-à-dire ne se rendent pas compte dans la solitude du travail de l’écriture qu’ils osent dire des choses qu’au fond on ne peut pas dire. Et que le public, le lecteur, la lectrice a envie de lire pour se connaître.

 

R.R. Dans Comment j’ai vidé la maison de mes parents, en exergue d’un chapitre, vous écrivez cette très belle phrase, Lydia Flem, de Primo Levi : « J’écris ce que je n’oserais dire à personne. » Ce mot d’indécence que vous prononcez, c’est un mot que l’on peut tourner de plein d’autres façons. Mais la question de l’oser, oser écrire… Comment vous l’êtes-vous posée, Catherine Millet ?

 

C.M. Je pense qu’il ne faut surtout pas se poser la question. Parce qu’on serait un peu inhibé si l’on commençait à réfléchir aux conséquences de ce qu’on écrit. Non, moi je ne me suis pas du tout posé la question de savoir si j’allais oser le faire. En fait, mon opinion là-dessus, sur ce qui vous met au travail, y compris sur des choses qui après, rétrospectivement, aux yeux des autres, paraissent extrêmement audacieuses, c’est une bonne dose de naïveté. C’est justement parce qu’on ne se pose pas ce genre de questions qu’on y va, quoi, voilà ! Moi, je pourrais dire la même chose que Lydia d’ailleurs : cette question de la sexualité, de la manière dont on vit son rapport aux autres à travers la sexualité, dont on vit son rapport à son propre corps, aux corps des autres, etc., c’était quelque chose qui m’intéressait. J’avais l’impression que tout le monde baratinait sur ce sujet-là et qu’il fallait jouer cartes sur table pour voir. Voilà, c’était ça qui m’intéressait, et je l’ai souvent dit : j’avais envie de mettre cartes sur table –  c’est pour ça que je n’étais pas inhibée –  pour voir comment les autres allaient réagir et ce qu’ils avaient à m’en dire. J’avais cette démarche, qui est bien sûr complètement utopique parce que, hélas, tout le monde ne s’est pas mis à écrire sa vie sexuelle ! Je le regrette d’ailleurs, ça serait absolument formidable…

 

R.R. Vous voyez ce qu’il vous reste à faire !

 

C.M. Mais j’ai quand même reçu beaucoup de témoignages, beaucoup de correspondance évidemment. Ce qui était très frappant, c’est que jamais –  c’est pour ça que je ne suis pas trop narcissique – , jamais, on ne me parlait de moi. On ne parlait pas de mon travail à moi qui était si dur ; les gens me parlaient d’eux, et c’était absolument fantastique parce que j’ai passé des moments extraordinaires à lire toute cette correspondance où les gens me parlaient de leur vie sexuelle à eux. Et en fait, d’une certaine façon, c’était ça que je cherchais. Ce que je voulais ajouter à ce que Lydia disait à l’instant, c’est que je n’avais aucune inhibition pour écrire alors que j’aurais été absolument incapable d’en parler en direct, même avec des amis extrêmement proches. Là, pour le coup, je me serais trouvée un peu dans une situation d’inhibition. Je n’ai jamais caché quel était mon mode de vie sexuelle. Mais je ne l’exposais pas, je n’allais pas demander conseil à des amis, je n’allais pas faire des confidences, ni pour ça ni pour autre chose d’ailleurs. On peut avoir une pudeur dans le rapport direct à la personne, y compris avec celles qui vous touchent au plus près, peut-être encore plus avec celles-là je dirais, en tout cas dans mon corps, et ne pas avoir du tout cette pudeur vis-à-vis du public.

 

R.R. Sur cette question-là, Camille Laurens ?

 

C.L. Sur la question d’oser ? C’est un petit peu la même réponse que tout à l’heure. C’est en deux temps. Il est vrai que le récit Philippe marque vraiment un changement puisque c’était la première fois que j’employais la première personne, que je parlais de moi directement. Jusque-là, employer le « je » m’était apparu complètement impossible. J’avais écrit trois romans au moment où Philippe est mort et je ne pensais pas passer à une écriture autobiographique, jamais. Surtout pas pour écrire à propos d’un accouchement, à propos de la mort, donc quelque chose qui a priori est assez obscène si on le prend au sens propre. Je mettais vraiment sur le devant de la scène quelque chose qui d’habitude est caché ou qui n’est pas dit ou qui ne peut même pas être exprimé. D’ailleurs l’expérience que j’ai faite à ce moment-là, c’est précisément l’expérience du manque de mots. Moi-même, au moment où je voulais dire quelque chose de vrai sur mon expérience, je manquais de mots pour le faire. Malgré tout, à partir de là, à partir de ce sentiment d’une impossibilité à saisir complètement la vérité par les mots, et même par la pensée, j’ai continué à creuser cette impossibilité. C’est comme une géologie, c’est comme, de livre en livre, une tentative d’élucidation par creusement, par retour sur des événements, en sachant très bien que je ne vais pas y arriver complètement. La vérité, c’est le chemin. Il n’y a pas une vérité au bout. C’est le chemin même de recherche de la vérité qui est la vérité.

 

R.R. Il y a une très belle phrase d’Annie Ernaux qui dit, je crois : « La vérité, c’est ce que l’on cherche toujours et que l’on ne trouve jamais. »

C.L. Oui c’est Annie Ernaux dans Entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet. La vérité c’est le nom qu’on donne à ce qu’on cherche et qu’on ne rejoint jamais complètement…

R.R. Lydia Flem, quand Catherine Millet parle de la difficulté à dire les choses et aussi d’un certain manque de confiance dans la parole, vous qui êtes psychanalyste –  qui est un art de la parole, un travail de la parole en tout cas – , quel rapport faites-vous entre ce qu’on peut dire oralement, la limite de ce que l’on peut dire, et ce travail de l’écrit par lequel vous, vous êtes passée…

 

L.F. C’est une belle question. Ce n’est pas simple de répondre parce que l’écriture, c’est quand même un travail au sens où le livre que le lecteur va avoir entre les mains, il s’est fabriqué comme un puzzle. On a cherché des mots, on a barré, on a recommencé. Moi je dis souvent que j’écris comme un crabe parce que quand j’ouvre mon ordinateur, je recommence en général le début de ce que j’ai écrit la veille . Et puis j’avance à l’envers. Donc dans l’écrit, il n’y a pas la spontanéité de la parole. Bien que l’analyste ait le temps de tourner sept fois la langue dans la bouche, parce que l’on est assez rarement spontané. Parfois, néanmoins, il y a des paroles fortes qui naissent dans la spontanéité de la rencontre avec l’autre. Dans les deux situations, c’est quand même la recherche du mot vrai, du mot juste. Un peu comme une musique qui sonne juste : le mot qui vient au bon moment lui aussi. Il ne faut pas seulement trouver ce qui est vrai mais ce qui sonne le mieux avec ce que l’on ressent à l’intérieur de soi. Aussi bien dans le travail de l’écriture que dans le travail de l’écoute.

 

R.R. Toujours dans Comment j’ai vidé la maison de mes parents, au départ, vous tournez autour de ce mot « vider ». Parce que ce mot, ce n’est pas vous qui le trouvez, vous ne l’avez pas choisi. C’est un mot qui est reçu, une expression consacrée, que vous observez dans tous les sens. La question de la précision du langage, c’est une question que vous posez très bien, Catherine Millet, quand vous parlez du travail d’écriture et de la recherche maniaque du mot juste…

 

C.M. J’écoutais ce que disait Lydia avec attention parce que je ne suis pas analyste mais j’ai été analysante. Et comme mon analyse s’est terminée en queue de poisson, je pense que je suis toujours en analyse même si je ne vais plus chez l’analyste. Et en fait, c’est vrai, vous y faisiez allusion tout à l’heure, je dis que je préfère écrire que parler parce que je ne fais pas confiance à la parole. Et parce que bien souvent la parole –  pas la parole sur le divan de l’analyste mais la parole comme ça entre soi ou justement cette parole de conversation ou de confidence entre amis – , à mon avis, est très souvent faussée. On n’a pas toujours sur la langue le bon mot qu’il faut. Alors on dit quelque chose, qui va susciter un malentendu. Et on est parti pour une dispute qui va durer des jours. On ne s’en sort pas. Donc, souvent, on va se servir de stéréotypes, de clichés parce que comme tout le monde les partage, on a une petite chance d’être compris. Sauf que le cliché, il n’est pas bon. Il ne dit pas ce que vous avez, vous, vraiment, profondément à exprimer. Sauf peut-être cette parole particulière dans le cabinet de l’analyste qui est une parole sur laquelle on revient. Tout comme Lydia, quand j’ouvre mon ordinateur je regarde ce que j’ai écrit la veille ou l’avant-veille et je reprends ; c’est ce que m’a laissé mon expérience de l’analyse. On se souvient de ce qu’on a dit la veille ou l’avant-veille. On se dit, non, j’ai dit ça mais ce n’était pas vraiment ça, ce n’est pas comme ça que j’aurais dû le dire. Et on revient dessus. Et peut-être qu’au bout du compte, il y a quelque chose. Au bout du compte, l’analyste fera « hum hum » parce qu’on aura enfin dit ce qu’il fallait dire. Je pense qu’il y a quelque chose dans le travail de l’écriture qui m’a rappelé ce qu’était la parole chez l’analyste –  pour moi en tout cas. Mais je voulais aussi revenir sur ce que disait Camille tout à l’heure sur cette recherche de la vérité qui n’en finit pas. Parce que moi, en venant ce matin, je réfléchissais à ce thème de la vérité. Ça m’angoissait un peu quand même et je me suis demandé ce qu’on allait bien pouvoir dire sur la vérité. Dans ces cas-là, on se raccroche à des citations comme vous l’avez fait vous-même tout à l’heure. Et moi, évidemment, la citation qui me vient, c’est cette phrase très connue de Cézanne à Émile Bernard : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. » En fait, je crois qu’on a un peu survalorisé cette citation. Mais du coup, je me disais : Mais qu’est-ce qu’il faisait Cézanne ? Il allait se planter devant le réel, il allait planter son chevalet dans un paysage et il fallait qu’il trouve la vérité, rendre la vérité de ce qu’il avait sous les yeux. Son mot favori, c’était le mot « sensation ». Et je réalise que c’est un mot que j’emploie souvent aussi et que j’aime beaucoup. Quelle est ma sensation face à ce réel tellement hermétique qui est là, muet, mais qui fait que ça résonne quand même en moi ? Et, comme vous savez, les derniers tableaux de Cézanne, où il cherchait d’une manière éperdue cette sensation, sont des tableaux inachevés, des tableaux avec plein de blanc entre chaque touche de couleur. Je me suis donc dit : Eh bien voilà, c’est ça en fait. On est là, confronté au réel, on cherche la façon dont ce réel résonne en nous au travers de ces sensations. Et ce qu’on attrape, ce sont des petites touches de couleurs. Finalement, c’est comme un maillage avec de grands vides entre ces touches de couleurs. Voilà, ça fuit et on essaie toujours de rattraper d’une couche à l’autre, de faire la transition entre les deux couleurs. Je crois que c’est ça le travail que l’on est en train de faire : on essaye de boucher les trous.

 

R.R. C’est intéressant ce que vous dites sur la sensation parce que vous m’avez dit l’autre jour, dans un entretien qui paraît dans Le Monde d’aujourd’hui, que le moment où, comme lectrice ou comme écrivain, vous pensiez que vous étiez arrivée à la vérité, c’était le moment où vous vous disiez : Ah ouais, c’est exactement ça. C’est une sensation ça. C’est une façon de se dire : Mais bien sûr ! Je ne sais pas comment vous, par exemple, Camille Laurens, vous avez la sensation au moment où vous écrivez d’être arrivée à quelque chose qui est une forme de vérité ?

 

C.L. Oui, d’abord je voudrais juste revenir sur la fameuse citation de Cézanne, parce que moi, ce qui m’a toujours frappée dans cette citation, c’est le début : « Je vous dois la vérité et je vous la dirai. » Ça m’a toujours frappée ce verbe « dire » parce que c’est un peintre. Et donc je me demandais pourquoi il n’a pas dit : « Je vous la montrerai. » Je vous dirai la vérité, c’est justement le sentiment que la vérité va avec le verbe « dire ». On dit la vérité ou on ne la dit pas. Même quand on est peintre, on dit la vérité. Il y a un lien vraiment indissoluble entre la langue, entre les mots et la vérité. Et c’est vraiment à travers le dire – ce n’est pas la psychanalyste qui me contredira –  que la vérité –  la vérité, avec cet article indéfini, c’est toujours un peu bizarre –  pourra se dire ou se médire un petit peu. Alors moi, comment je sais ? On ne sait pas parce que justement il n’y a pas un moment où l’on se dit : Alors là ça y est, je tiens la vérité, je l’ai attrapée au collet et je ne la lâcherai plus. À l’échelle d’un roman, le moment où j’ai l’impression que le roman tient, dans une forme d’armature de vérité, c’est quand l’architecture se révèle, avec notamment tous les jeux d’écoute, de correspondances, etc. Je conçois vraiment le roman comme un bâtiment et à un moment, à la fin, je le regarde et j’ai le sentiment, forcément très subjectif, que ça tient debout par rapport à l’idée, si ce n’est à l’idéal, que je me faisais du livre. Ensuite, c’est plutôt à l’échelle d’une phrase ou d’un paragraphe que cela se détermine pour moi. À travers la langue. Tout à l’heure Lydia Flem parlait du mot juste plutôt que du mot vrai, c’est tout à fait ça : il faut avoir l’oreille. La vérité, c’est d’abord d’avoir l’oreille. Est-ce qu’on a l’oreille absolue ? Ça, je ne sais pas. Mais en tout cas, on essaie de trouver le mot juste. Moi ce qui m’intéresse dans les mots, je l’ai trouvé justement dans l’exemple que vous citiez au début, dans Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia, sur le verbe « vider » : comment elle montre toutes les couches de sens et toutes les connotations qu’on entend dans le mot vider : vider son sac, vider une querelle, je suis vidée. Je trouve ça passionnant. C’est vraiment ça le travail d’écriture. Parallèlement à l’écriture de romans, je travaille aussi sur les mots puisque j’ai écrit trois recueils de textes dans lesquels j’ai pris à chaque fois un mot pour le décortiquer, pour le tourner dans tous les sens, et ce qui m’intéresse c’est justement ce feuilleté de sens, la polysémie, le fait que quand vous écrivez un roman et que tout à coup un mot vous vient, vous entendez divers sens, vous entendez autre chose que le sens commun ou que le sens unique que peut-être, au début, on aurait pu entendre seul. Et je pense que c’est ça le travail de l’écrivain, faire sortir toute l’épaisseur, toute la richesse de la langue.

 

R.R. Je voudrais juste faire un tout petit retour en arrière sur la psychanalyse parce que Catherine Millet nous parlait de son analyste, qui devait être un lacanien (c’est le « le hum hum » qui m’a mise sur la piste !), et je crois que Christelle Charmier avait une question pour Lydia Flem qui faisait justement le lien entre la littérature et la psychanalyse…

 

Christelle Charmier. Bonjour, je vais essayer de parler de ce lien un peu rapidement, notamment à travers votre dernier ouvrage. En effet, il m’a semblé que La Reine Alice questionnait finalement moins la question de la vérité via la psychanalyse que vos autres ouvrages, notamment La Voix des amants ou Comment j’ai vidé la maison de mes parents. Je me demandais donc si cet ouvrage n’était pas un tournant dans votre histoire littéraire personnelle, et si cet ouvrage, via l’intertextualité au texte de Carroll, posait la question de la nature du discours littéraire comme moyen d’accéder à l’indicible, par rapport au discours psychanalytique beaucoup plus présent dans vos premiers ouvrages ?

 

L.F. C’est vrai qu’il y a eu une trilogie familiale, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Lettres d’amour en héritage et Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils. Et puis La Reine Alice, pas du tout avec un « je », mais au contraire à la troisième personne, sous forme de conte, en reprenant le personnage d’Alice de Lewis Carroll. Et il y a beaucoup d’autres images littéraires, notamment Shéhérazade, et beaucoup d’écrivains, d’écriture… En fait la reine Alice est aussi écrivain dans le conte, elle écrit elle-même un livre qui est en train de s’écrire dans le livre. Et j’avais envie d’essayer de dire quelque chose de ce travail. Enfin pas de le dire mais de l’écrire, justement. Parce que le dire, devant vous, c’est très difficile. Dans l’écrit, on peut toujours raturer, recommencer, revenir. Et passer beaucoup de temps : un livre, ça prend beaucoup de temps. Là, on va passer une heure ensemble. Même si elle est très forte, ce n’est qu’une heure. Un livre, c’est des centaines et des milliers d’heures. La Reine Alice, oui, c’est sûrement pour moi une autre manière d’écrire pour essayer peut-être de dire quelque chose de ce travail d’écriture sur le vif, et aussi essayer de raconter que nous avons besoin de la littérature, que l’être humain est ancré dans l’imaginaire. Nous avons besoin de nous nourrir de littérature pour vivre. En tout cas, je pense que c’est une sorte d’hommage, non seulement bien sûr à Lewis Carroll, mais à tous les écrivains qui m’ont aidée à vivre et à vouloir continuer de vivre dans des moments difficiles. C’est vrai de la littérature, mais ça l’est aussi de la peinture. J’étais touchée par ce que Catherine Millet disait de Cézanne. C’est très bizarre parce que je n’avais jamais fait ça pour un livre, mais dans La Reine Alice, il y a toute une série de personnages complètement fictifs, irréels, irréalistes qui sont nés au fil de la plume –  il y a d’ailleurs un personnage qui est la plume de mon enfance. Je ne fais pas de plan quand j’écris mais à un moment donné –  justement parce que Camille Laurens parlait de l’architecture d’un livre – , assez loin dans le livre déjà, j’ai voulu comprendre l’architecture. Et j’ai noté la succession des chapitres qui sont courts avec le nom des personnages qui revenaient. Et je les ai coloriés. Chaque personnage avait une couleur et j’essayais de voir sur la page une espèce de correspondance, de consonance, de rythme visuel. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question… Sûrement pas parce que c’est difficile de répondre aux questions. Mais voilà ce que m’évoquait en tout cas votre question…

 

R.R. Il y a une très belle phrase, Camille Laurens, que vous avez dite dans un entretien : « Toute écriture de vérité déclenche des passions. » Et vous êtes très bien placée pour savoir que c’est vrai. Catherine aussi j’imagine. J’aimerais bien que vous nous en disiez un peu plus…

 

C.L. Je ne sais pas trop quoi en dire. C’est un constat mais je pense que l’on n’a pas forcément envie de savoir la vérité. C’est-à-dire que l’écrivain, la littérature mais la philosophie aussi sont là pour déconstruire les opinions toutes faites, pour traverser les apparences, pour aller au-delà de ce que les philosophes appellent la doxa, l’opinion commune. Et bon, on n’a pas forcément envie de ça, parce que tout de suite, ça bouleverse beaucoup de choses. C’est douloureux, ça complique une vie que l’on ne trouve peut-être pas toujours très simple. Je pense effectivement qu’il faut un certain courage pour faire s’écrouler certains pans d’idées communes ou de clichés dont parlait Catherine tout à l’heure, de stéréotypes. C’est un travail. Qui déclenche des passions. Je pense, je n’en sais rien à vrai dire, mais je pense que c’est parce que c’est douloureux.

 

 

R.R. C’est un scandale, la vérité ?

 

C.M. Est-ce que vous ne croyez pas aussi, surtout si vous exposez vos sentiments, vos réactions à des événements graves quand même assez abrupts, comme ça, que vous mettez forcément les lecteurs dans la situation de faire le même effort par rapport à eux-mêmes ? La mort d’un enfant, c’est quand même quelque chose de très douloureux, de très dur. Et si vous dites vraiment comment vous avez réagi à ça, ou à la mort de vos parents, il me semble que vous mettez les gens dans la situation de se dire : Et moi dans cette situation, comment je réagis ? Ou : Quand mes parents sont morts, qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que je me suis dit ? Et tout le monde n’a pas forcément envie de se confronter à ça, de se rappeler ça. Je pense qu’en fait, si on n’est pas obligé d’écrire, souvent on a beaucoup de lâcheté par rapport à ce genre de choses et de réactions, on les a et puis on les oublie très vite. Ou alors sur les questions sexuelles que j’ai abordées, eh bien les gens préfèrent fermer les yeux. Vous mettez votre lecteur aussi dans la situation de se regarder. Soi-disant nous, on se regarde dans le miroir, mais en fait on met aussi le lecteur dans la situation de se regarder dans le miroir, je crois. Et c’est ça aussi qui fait que certains ne supportent pas bien. Mais ceux-là, on s’en fiche !

 

L.F. On n’est pas obligé de lire des livres, donc c’est quand même un choix. J’imagine qu’il y a beaucoup de vos lecteurs, ou de ceux de Camille ou des miens, qui ont plutôt dit merci. Maintenant, l’accueil d’un livre par la presse, c’est différent.

 

C.M. Oui, bien sûr. C’est gênant de le dire là, à cette table, mais ce sont surtout les journalistes qui se sont aveuglés. Beaucoup…

 

R.R. Aveuglés comment ?

 

C.M. Bon, on va dire la vérité sur ce métier de journaliste parce que c’est aussi mon métier. Il faut dire, à la décharge du journaliste, qu’il doit réagir assez vite. Il doit faire son article assez vite parce que le livre vient de paraître ou dans mon cas parce que l’exposition vient d’ouvrir et qu’on n’a pas tellement le temps du recul et de ce travail de reprise des mots que l’on évoquait tout à l’heure. Et je pense que dans certains cas, le journaliste contraint par le temps projette sur l’objet qu’il doit analyser, plus qu’il ne l’analyse. Je parle tout autant pour moi parce que ça m’arrive aussi. Ça m’est déjà arrivé – j’ai des souvenirs de ça – , dans l’urgence, de partir plutôt d’a priori que je peux avoir sur l’objet dont je dois parler que de regarder vraiment cet objet de près et de le pénétrer. En ce qui concerne ce livre, La Vie sexuelle, je pense qu’un certain nombre de commentateurs ont projeté les a priori qu’ils pouvaient avoir sur ma personne ou surtout sur le milieu auquel j’appartenais. C’est pour ça que j’ai dit tout à l’heure : On s’en fiche. Parce que, en fait, on sait très bien qu’ils ne parlent pas de vous, qu’ils ne parlent pas du livre lui-même –  c’est très rare. Ces mauvaises critiques – dans certains cas c’étaient même des insultes –  venaient de gens qui croyaient savoir qui j’étais et qui se trompaient. Donc l’insulte, elle passait à côté ; je n’étais pas touchée par cette insulte. Il y a aussi, et c’est normal, beaucoup de satisfaction à recueillir les réactions des lecteurs. Parce que, après tout, le journaliste c’est son métier, il est obligé de dire ce qu’il pense de votre livre. Tandis que le lecteur, il n’est pas obligé de venir vous voir pour vous parler de votre livre ou de vous envoyer une lettre pour vous en parler. Ça a donc une autre valeur, c’est sûr.

 

R.R. Alors justement, vous avez des lecteurs devant vous. Si certains d’entre vous souhaitent se manifester pour poser des questions, ils peuvent le faire…

 

Public. Je voudrais poser une question à tous les auteurs, mais je crois que l’une d’entre vous a déjà répondu : la vérité est-elle toujours bonne à dire ?

 

C.L. Moi je crois que non !

 

L.F. Moi aussi je crois que non. D’ailleurs je pense que notre silence était une réponse. Mais ça dépend des circonstances. Ce n’est pas la même chose quand on écrit, quand on parle avec quelqu’un, que l’on est avec un enfant, avec un journaliste, quelqu’un d’intime ou une rencontre fortuite dans un train. C’est sûr qu’il y a un regard de la société sur nous. On n’est pas libre de dire tout ce que l’on pense et on a d’ailleurs en commun des mensonges. C’est pour ça qu’à certains moments, c’est libérateur de lire quelque chose qui est au dessous des apparences, il me semble.

 

R.R. Je voudrais juste donner une suite à la question de madame, est-ce que toute vérité est bonne à dire… Par exemple, l’attitude et les décisions que vous prenez les unes et les autres face à l’implication de personnes réelles dans vos livres, c’est quelque chose de très concret. Est-ce que l’on met en scène les gens, est-ce qu’on ne le fait pas, jusqu’où on les implique dans ce qu’on écrit quand on est dans une écriture de vérité ?

 

C.L. Moi, c’est une question que je me pose, non pas en permanence, sinon je n’écrirais pas, mais c’est un travail de pesée permanent de ce qu’on veut dire, de ce qu’on peut dire, de ce qu’on a le droit de dire par rapport à d’autres personnes qui peuvent être impliquées. Et il me semble qu’il faut faire confiance à ce que j’appellerais l’éthique de l’écrivain. Par exemple, on me parle très souvent de ce que je dis et que je n’aurais pas dû dire… mais on ne me parle jamais de ce que je n’ai pas dit. Or, ce que l’on devrait voir, c’est qu’il y a énormément de choses que je n’ai pas dites et que j’ai choisi de ne pas dire parce qu’au moment de l’écriture, j’ai pensé que ce détail, un mot trop violent ou trop évocateur, je devais le garder pour moi. Je garde des choses pour moi. Je pense que l’on doit faire confiance à l’écrivain et moi je considère que j’ai une éthique personnelle quand j’écris. Et donc j’assume tout ce que je dis et j’assume également tout ce que je garde pour moi et les raisons pour lesquelles je le garde pour moi.

 

R.R. Mais il vous est arrivé d’être un peu radicale puisque vous avez, à certains moments, en particulier dans Philippe dont nous parlions mais pas seulement, cité des noms de gens qui n’ont pas aimé se reconnaître, quelles que soient d’ailleurs leurs motivations.

 

C.L. Dans Philippe, je citais le nom du médecin responsable de la mort de Philippe. Je le citais parce que quand j’ai écrit, je ne me suis même pas posé la question. Quand j’écrivais le texte, je ne pensais même pas le publier. J’avais mis son nom dans le rapport d’expertise, le lieu et le nom de la clinique, et au moment où mon éditeur de l’époque m’a convaincue de publier ce texte qui était un peu sous forme de notes, je le lui ai donné tel quel. Et je crois, je suis sûre même qu’il l’a montré à un avocat qui lui a dit qu’il n’y avait pas de problèmes à le publier en l’état parce qu’il y a ce qu’on appelle en droit « l’excuse de vérité ». C’est-à-dire que tout ce qui est écrit là est vrai, peut être prouvé, il y a des documents, et donc on se lance. Malgré cela, j’ai eu effectivement un procès en diffamation de la part du médecin. Finalement, ça s’est enlisé, il n’y a pas eu de suites. Mais voilà, ce que je veux dire, c’est que ça ne m’aurait pas gênée de ne pas mettre son nom. D’ailleurs maintenant, il y a une édition dans laquelle il y a juste une initiale qui n’est pas celle de son vrai nom. En même temps, avec le recul, je me dis que du point de vue de la vérité factuelle, ça pouvait être intéressant pour d’autres femmes de connaître le nom de ce médecin et la ville où cela s’était passé.

 

R.R. Il est vrai que quand on vous lit, on préfère avoir accouché ailleurs. Catherine Millet, vous vous avez arbitré en proposant aux gens que vous nommiez de choisir…

 

C.M. Pour l’instant, je ne me sens pas trop concernée par votre question. Ça peut paraître paradoxal mais en fait le livre principal qui pouvait poser ce problème était La Vie sexuelle… et je ne pensais pas que dans le cours du récit, je pouvais compromettre quelqu’un. Plus exactement, je n’émettais pas de jugement négatif sur qui que ce soit. Alors peut-être qu’il y avait certains portraits d’homme qui étaient, disons, moins flatteurs que d’autres. Mais enfin, c’était de la description factuelle.

 

R.R.

C.M. En fait, j’avais suivi le conseil de Denis Roche, mon éditeur, qui m’avait dit : « Écoute, cette question des noms propres, on verra ça plus tard. Pour que tu sois à l’aise dans l’écriture du livre, mets les noms, les vrais noms, on verra après. » Il y a une copie, je vous le dis, déposée à l’Imec, qui pourra être consultée avec les vrais noms. Et moi, j’aurais été pour les garder parce que je pense que j’avais suffisamment de complicité avec ceux avec qui j’étais encore en relation pour qu’il n’y ait pas de problème. Là encore, c’est pareil, l’éditeur prudent me dit : « Écoute, il vaut mieux quand même que tu changes les noms. » Alors tous ceux avec qui c’était possible, je leur ai dit : « Voilà, je viens d’écrire un livre, je suis en train d’écrire un livre, voilà ce que ça va être. –  Ah bon, et ben dis donc ! –  Voilà, je ne vais pas mettre ton nom, comment tu veux t’appeler ? » Et dans la mesure du possible, ils ont choisi leurs noms, voilà ! Après, quand on m’interviewait, à la suite de la publication du livre, ça me demandait une petite gymnastique parce qu’on me disait : « Mais alors, Claude là… » et moi, je ne savais plus… il ne fallait pas que je me coupe !

L’autre livre autobiographique, c’est le récit d’une crise de jalousie dans le cadre de ma relation avec l’homme avec qui je vis, Jacques Henric, qui sait aussi, étant écrivain, ce qu’est le travail d’écriture, et le travail de vérité dans l’écriture. Donc là d’emblée, j’avais sa complicité. Il n’était pas question que je déguise sa personne. Cela aurait même été très curieux si je lui avais donné un autre nom. Donc finalement, je n’ai pas été confrontée comme Camille à ce souci. Mais je pense que ce n’est pas évident à régler. Je ne sais pas ce que je ferais dans cette situation en fait. Je ne sais pas…

 

L.F. Dans Comment je me suis séparé de ma fille et de mon quasi-fils, j’ai choisi de faux prénoms avec l’accord des protagonistes. Mais à propos de la vérité, ma fille savait que je venais ici et elle m’a dit, justement sur la manière dont je fais le récit de son voyage en Angleterre, du fait qu’elle quitte la maison : « Mais c’est ta vérité ! » Et bien sûr c’est ma vérité. Je lui ai répondu qu’elle avait raison. Et qu’un jour peut-être, elle écrirait sa vérité à elle. Dans La Reine Alice, il y a un lieu médical où je me suis amusée à donner des surnoms. Il y a le docteur Farfadet. Je dis des choses plus ou moins déguisées, plus ou moins gentilles. Il y a le grand chimiste… Je ne voulais pas régler des comptes… Il y a des contrôleurs qui sont très pénibles dans l’hôpital que j’ai appelé le labyrinthe des agitations vaines dans un moment particulièrement difficile de l’histoire. Et puis il y avait cette personne à qui j’avais envie de trouver un joli nom, Lady Cobalt, qui dit en même temps ce que ça veut dire et pour qui j’ai une certaine tendresse. Là, dans le récit de Philippe, c’est vrai que la question de l’erreur médicale est une vraie question. On a parlé des journalistes. Mais on pourrait parler des médecins. C’est quand même un corps professionnel qui se protège très bien. On commence seulement à sortir dans la presse –  alors merci la presse ! –  les récits de beaucoup, beaucoup d’erreurs médicales. Et c’est vraiment très important parce que ça peut arriver à chacun de nous. Je ne sais d’ailleurs pas si ce n’est pas arrivé à mon père. Je ne l’évoque pas du tout parce que, comme a dit Camille, on choisit aussi de raconter ou de ne pas raconter. De toute façon, toute la vérité, c’est impossible, on le sait bien. Mais voilà, je crois aussi que les écrivains sont un peu le miroir d’une époque et on commence à dire des choses, que ce soit sur la sexualité, que ce soit sur la mort d’un enfant ou sur d’autres thèmes, parce qu’on est en phase avec notre époque, voire un tout petit peu en avance. Mais c’est important que les écrivains fassent bouger les choses parce que dans la vraie vie, les gens ont des expériences qui ne sont pas toujours relayées dans la société, même par d’autres formes d’art. Donc, il faut une place, je crois, pour les choses que l’on tait. Et même en psychanalyse, il y a des analystes qui transgressent et qui ont une vie sexuelle avec leurs patientes –  plus qu’avec leurs patients je crois, mais peut-être pas nécessairement. En tout cas, ça se tait toujours dans le milieu et moi j’ai envie de donner les noms d’analystes qui ont transgressé…

 

C.M. Ça peut fonctionner dans les deux sens, Lydia !

 

L.F. Oui mais qu’un patient ou qu’une patiente soit séduisant, séducteur ou séductrice, c’est juste normal. C’est quand même à l’analyste de faire face à ça. Je pense que la responsabilité n’est pas la même.

 

R.R. Je crois que Rajah avait préparé une question pour Camille Laurens…

 

Rajah Abli : Oui effectivement, moi j’aimerais plutôt axer ma question sur vos romans qui étaient un peu plus gais, tels que Dans ses bras-là. Je me suis beaucoup questionnée sur la quête de la vérité que vous avez entreprise et je me suis arrêtée sur le thème de l’amour et la question fondamentale : comment aimer, ou qu’est-ce que l’amour ? Je me demandais si j’avais tort d’analyser ainsi votre quête… Est-ce que c’est vraiment la vérité appliquée à la question de l’amour ?

 

C.L. Oui, on peut le dire puisque je pense que la question de l’amour, les relations entre les êtres humains, est une des questions fondamentales de l’humanité. En fin de compte, je ne suis pas sûre que mes romans soient des romans d’amour comme on le dit souvent. Ce sont plutôt des romans qui tendraient à développer l’idée que l’amour est impossible, que c’est un rapport difficile à établir. Et que s’y substituent très souvent d’autres liens comme l’amour-propre, le doute, la jalousie. Bon, ça peut aller avec l’amour mais souvent ça prend la place que devrait prendre l’amour. Oui, c’est une quête de la vérité des rapports humains dans lesquels l’amour prend la plus grande place. Qu’est-ce que ça veut dire aimer quelqu’un ? Comment se fait-il qu’on aime quelqu’un et qu’ensuite, on ne l’aime plus ? Ce sont des questions qui me touchent, oui…

 

R.A. : C’était plutôt l’amour en général. Ça pouvait être aussi l’amour des mots. Comme j’ai pu le remarquer, vous les maniez avec passion…

 

C.L. Oui, j’ai écrit des recueils, sous forme de chroniques dans des journaux ou à France Culture. À un moment, je prenais systématiquement un mot et je le décortiquais. Je fais la même chose dans mes romans. Et ce que j’aime faire dans mes romans, même si je parle beaucoup des sentiments humains, c’est avoir un regard sur mon propre travail. C’est-à-dire analyser le comment, ou d’ailleurs le pourquoi, de l’écriture, m’interroger sur la littérature, sur ce qu’est la littérature. Quelle place cela a pour moi et pour les autres. Je dirais que c’est un travail d’investigation qui englobe le fait même d’écrire.

 

Public : Je reviens sur le fait que vous partiez du réel, filtré par vos sentiments, vos émotions et que vous écriviez votre vérité. Du coup, est-ce que les objets littéraires que vous produisez et dont vous parlez ce soir sont des documentaires ? Qu’est-ce qui fait la différence ? Quel est le support, l’objet de la vérité ? Est-ce qu’un roman est un documentaire à la première personne dans ce que vous écrivez ?

 

L.F. Pour moi non. Ce n’est pas un documentaire, parce qu’il y a un travail de mise en scène, de mise en mots, de mise en forme. Sur le fond, peut être je ne dirais pas la vérité mais les vérités dans leur complexité, leurs subtilités et leurs ambiguïtés, des vérités qui peuvent être partagées, partageables avec d’autres même si elles viennent d’une singularité. Mais cette singularité, elle est mise en forme par les mots, par les phrases, par la séquence des chapitres. C’est une esthétique, ce n’est pas juste un document brut.

 

C.M. Je ferai une réponse un peu différente. En fait, moi je ne crois pas qu’il y ait de différence fondamentale. Sauf si on est dans la fiction. Un roman, c’est une catégorie d’écriture, c’est autre chose. Mais je pense, pardon Lydia, que ce que tu viens de dire à propos de la littérature, on peut aussi bien le dire de certains documentaires. Je vois par exemple ce qui se passe dans le domaine du cinéma où franchement la frontière entre ce qu’on appelle le documentaire et la fiction est de plus en plus ténue. On parle maintenant de docu-fiction. Et je connais des films de ce genre qui sont très construits, très pensés, dans lesquels l’auteur s’est beaucoup investi, comme pour un film de fiction, et qui sont d’une certaine façon quand même des documentaires. Nous sommes dans une période où ces catégories, enfin ça, c’est ma conviction, sont de plus en plus floues. Est-ce que moi, je fais de la littérature ? J’ai fini par croire que je faisais de la littérature parce qu’on me dit que c’est très bien écrit, alors tant mieux ! Ce serait donc une des définitions de la littérature. Mais moi je ne suis pas sûre pour autant de faire de la littérature. Je produis des documents. D’ailleurs j’écris « récit » sur les couvertures. Pour moi, il n’y a pas de différence ontologique entre les deux.

 

R.R. Oui oui, elle écrit de la littérature, à mon avis ! Et ça peut aussi bien être un récit qu’un roman, la littérature. Ça peut être des lettres, ça peut être des mémoires, ça peut être toutes sortes de choses. On est malheureusement obligé de finir. Je voudrais juste reprendre quelque chose qu’a dit Lydia Flem tout à l’heure en parlant de l’écrivain qui tend un miroir à son époque et qui est juste un peu en avance. Peut-être est-il en effet un peu en avance. Moi, je le vois surtout comme un regard porté latéral, vous savez comme ces lumières qui éclairent de façon rasante, et qui tout d’un coup font apparaître un million de détails que vous n’aviez jamais vus. Parfois d’ailleurs, il peut s’agir d’imperfections. Et parfois, ça peut être des choses extraordinairement belles.

Je dois vous faire deux ou trois petites annonces avant de vous quitter. La première, c’est qu’il y a une rencontre à 20 h 30 sur « corruption et violences politiques » ici…

 

C.M. C’est dommage que l’on ne mélange pas les deux débats !

 

R.R. Mais restez, restez Catherine !

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