Claude Burgelin : Portrait de Lydia Flem
extrait des Moments littéraires n°33
“Un portrait de Lydia Flem ? Je ne m’y risquerai guère.
Il y faudrait une multitude de touches et de traits différents, risquer un portrait tout en superpositions, lignes de coupe, arrière-fonds. Et une rare délicatesse de pinceau. Faire s’ajointer la psychanalyste, la fille, la mère, la mélomane, la photographe, l’écrivaine. Mais aussi l’intellectuelle, l’imaginative, la très concrète, la rêveuse, la prolixe et la silencieuse, la sage et la libertaire, l’angoissée, l’espiègle et celle qui s’est faite passeur d’une mémoire tragique. La rationnelle (très) et celle que les passions passionnent. Une Lydia F. qui sait être au premier degré comme partie loin dans les en-deçà et les au-delà. Celle qui aime à faire revivre Freud le sédentaire en ses lieux et ses jours autant que Casanova virevoltant de femme en femme à travers l’Europe. Celle qui consonne si bien avec Mozart et les Lumières et celle qui a lu Dolto ou Winnicott. Celle qui prend la psychanalyse au sérieux et a l’art de le faire oublier. Celle qui fait dialoguer Augustin, Diderot, Lewis Carroll et le rock’n’roll. Et j’en oublie…
La tâche est trop ardue. Aussi au statisme du portrait et à des imageries peut-être trop faciles, vais-je substituer une quête plus assurée. Tenter d’accompagner Lydia Flem dans ses écrits à la première personne – ou la troisième quand elle se substitue à la première. Dans ce domaine tout en dédales qui s’ouvre entre propos autobiographiques (priorité aux faits) et autofictions (réélaboration par l’imaginaire), elle trace, de livre en livre, un parcours vraiment très original. S’approfondissant, s’épanouissant du côté de l’imaginaire, découvrant de nouvelles formes d’expression de soi.
Cela commence par trois textes, autour de moments décisifs de son existence, aux titres nets et sans détours : Comment j’ai vidé la maison de mes parents, 2004 ; Lettres d’amour en héritage, 2006 ; Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils, 2009. S’insère entre eux une probable autofiction racontant vingt-quatre heures de sujétion à l’attaque d’angoisse, dans les tenailles de l’agoraphobie et de la claustrophobie, écrite à la première personne (Panique, 2005). La rencontre avec le cancer et l’angoisse de la mort va faire se métamorphoser (en même temps que le corps de l’écrivaine ?) l’écriture. La Reine Alice (2011) épouse le rythme et le ton de Lewis Carroll pour se dérober à toute définition : la descente aux abîmes de la maladie est voilée et montrée à la fois par un récit qui emprunte à Alice au pays des merveilles et à À travers le miroir personnages, épisodes, sauts et esquives. Convertissant la traversée de l’épreuve de mort du côté du mythe et du conte. Enfin, offrant des entrées tout autres dans le champ autobiographique, un album de photographies – d’une singularité, d’une puissance, d’une élégance, d’un pouvoir d’évocation hors du commun – entrecoupé de quelques textes, Journal implicite (2013), qui offre comme une reprise muette ou une suite de métaphores de ce que La Reine Alice mettait en jeu.
Les trois textes qui s’offrent comme autobiographiques sont écrits autour de deux moments critiques : la séparation par la mort d’avec les parents ; la séparation qui se fait avec ses enfants arrivant à l’âge adulte. Ces deux ruptures ont provoqué la narration. L’autobiographie s’introduit donc de façon presque oblique. C’est moins ou autant le besoin de mettre en perspective son existence qui justifie le propos que la nécessité de faire entendre pourquoi ces deux événements inévitables de la vie (la mort de parents devenus âgés, le départ hors de la maison des enfants à l’âge où il convient de quitter le nid) ont été des cassures douloureuses. Elles ont mené à un double retour amont : retour sur l’enfance, la jeunesse de la narratrice ; retour sur la vie et la rencontre de ses deux parents et sur les arrière-fonds dont ils sont issus.
C’est donc plus à une histoire de soi qu’à une quête autobiographique version Rousseau ou Leiris qu’on a affaire. La démarche de Lydia Flem est d’abord d’expliquer les tenants et aboutissants de ses difficultés existentielles en les référant à l’histoire des siens. L’approche de soi ne peut prendre forme et sens qu’en lien avec ce qu’ont vécu ses parents et, au-delà, de façon plus succincte (tant de données manquent…) ses grands-parents. On touche là au nœud d’aimance, d’aliénation, de douceur et de douleur mêlées dans laquelle s’est trouvée prise dès l’origine la petite fille qu’elle fut. Nœud qu’il lui a fallu desserrer sans en rompre les liens.”