L’oeil du désir. A propos de “Venus frigida” de Rubens

L’oeil du désir : Rubens, Venus Frigida, 1614, Anvers, Musée royal des Beaux-Arts.

Ami(e)s des arts qui venez à notre rencontre aujourd’hui, soyez les bienvenu(e)s. Approchez, là, venez un peu plus près. Faisons connaissance. Laissez courir votre regard sur la surface de la toile, captez les plis baroques de notre théâtre amoureux, imprégnez- vous des mouvements en spirale ou en diagonale, des couleurs contrastées et vibrantes, des jeux sensuels du pinceau, de la joie de peindre de notre créateur bien- aimé. Ouvrez grands les yeux, goutez chaque  détail, faites un pas en arrière, imprégniez- vous à présent de l’impression d’ensemble du tableau. Regardez-nous avec gourmandise et curiosité. Savourez tout à loisir cet instant.

Puis, durant un bref moment, acceptez de fermer les yeux. De quoi vous souvenez- vous sous vos paupières closes? De la chair nue, lumineuse, des courbes de Venus recroquevillée, le dos frissonnant sous le vent aigre du Nord ? De son enfant, le petit dieu de l’amour, Cupidon, transi de froid, tête baissée sous le voile trop léger, ses flèches et son carcan gisant à ses pieds ? De la noirceur du paysage tourmenté ? Du rouge capiteux de la cape qui a chu sur le sol ou du regard lourd, inquiétant, du Satyre aux cornes de bête, la main s’avançant avec convoitise vers la chevelure dorée de la déesse ?

Pierre Paul Rubens, avait 37 ans lorsqu’il nous a réunis tous les trois, – Aphrodite, Eros et le faune- , d’un geste ample, généreux, érudit et sensuel. Tous les trois, ou  tous les quatre, car Rubens est avec nous bien sûr. C’était en 1614, il y a juste quatre cents ans, et nous voici devant vous comme si nous conversions encore autour du chevalet de son atelier anversois, tous prėsents d’une présence intacte.

Avez- vous  déchiffré le titre de notre récit mythologique,Venus frigida. Frigide, la déesse de l’amour, non pas. Venus frigida, c’est la Venus venue des rives de la mer méditerranée et qui frisonne et prend froid dans les plaines du Nord. Le vent décoiffe les branches des arbres, noie le ciel de pluie. La belle Venus ployée, surprise par l’arrivée inopinée d’un être mi-homme, mi-bête, médite, la  bouche songeuse appuyée sur la main, le regard détourné, fuyant, elle échafaude quelque ruse pour échapper au piège qui lui est tendu.

Songez, notre scène ne vous est- elle pas familière, mille fois vue, partout, au  musée, au cinéma, sur  les affiches de publicité ? Une femme à la nudité savamment dévoilée se retrouve  passivement saisie  sous l’oeil désirant d’un homme. « Suzanne et les vieillards », « Femme à sa toilette », « Pan et le Syrinx », des générations de peintres ont repris ce thème… Le cadrage demeure identique depuis des siècles, depuis des millénaires. C’est l’homme qui regarde, c’est la femme qui est vue. L’oeil du désir est un privilège masculin.

Une héroïne antique,  Psyché, l’épouse de Cupidon, osera transgresser l’interdit et dérober du regard la nudité dissimulée de son époux divin. Elle s’en trouvera sévèrement punie, car dans  toutes nos mythologies, qu’elles soient bibliques, grecques ou romaines, toujours la beauté des femmes est à la disposition des hommes, et non l’inverse.

Pierre Paul Rubens rompt, à sa manière, ce scénario, car il ose peindre, amoureusement, des femmes frémissantes de désirs qui les alanguissent et les comblent. Pour lui, l’amour baroque des corps est une fête, non un pêché, une ivresse joyeuse, et partagée.

L’art aussi est une fête, une ivresse des sens et de l’intelligence.”

Lydia Flem

2 réflexions au sujet de « L’oeil du désir. A propos de “Venus frigida” de Rubens »

  • 17 septembre 2017 à 19 07 09 09099
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    Bonjour et bravo pour ce style alerte qui nous réveille de bien d’autres auteurs souvent pontifiants ! Permettez-moi une question, malgré un bagage culturel infiniment moindre que le vôtre.
    Vous dites que Vénus “échafaude quelque ruse pour échapper au piège qui lui est tendu”. Personnellement, j’avais interprété son regard et son attitude autrement : une terrible contrariété d’être ainsi coincée, tout simplement, ou encore et surtout une interrogation portant non pas sur le moyen de s’échapper, mais sur l’inquiétude qu’elle éprouve à se trouver dans l’impossibilité d’éprouver le plaisir amoureux. Dans son regard tourné vers nous (sur lequel il y aurait bien à dire) l’important me semble surtout qu’il nous montre le dédain pour le satyre, si peu mis en lumière qu’on
    peut comprendre qu’en fait il n’a plus de pouvoir dans un tel climat, tout disciple de Bacchus qu’il soit (Sine Cerere et Baccho friget Venus). Enfin, je suis de votre avis que c’est le désir de l’homme que les peintres prennent plaisir à nous montrer, ne serait-ce que parce que (pendant longtemps) ce sont les hommes qui peignaient… Mais ici, cet “homme” est, comme vous le précisez, mi-homme mi-bête, ce qui nuance fortement la nature de ce désir et prête à une interprétation autre : son rôle n’est pas tant de désirer pour lui-même que de réveiller, de la part de Bacchus, le désir “frigidifié”. Comprenez bien que ce qui m’intéresse le plus n’est pas tant de défendre mon interprétation que d’ajouter un grain de sable à la question de l’interprétation d’une oeuvre puisque, en admettant une connaissance à peu près semblable du contexte culturel, lchaque spectateur voit pourtant un tableau avec le même organe oculaire mais pas avec le même conditionnement personnel ni la même sensibilité, ça va de soi. Un clin d’œil (ah ah) pour finir : Avoir écrit votre article le jour de Noël, je trouve ça particulièrement savoureux. Faisait-il très froid ? Bien cordialement. Patrick Le Divenah

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  • 23 septembre 2017 à 13 01 20 09209
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    Merci pour votre commentaire dont la lecture me fait très plaisir. L’oeil de chacun, chacune, se raconte plein d’histoires et associe très librement. Les oeuvres d’art nous ouvrent des mondes infinis.

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