Voluptés
« Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant, c’est le lustre, —un bel objet lumineux,cristallin, compliqué, circulaire et symétrique. »
Baudelaire
“Comment s’approcher des mystérieux enchantements de la voix humaine, de sa puissance archaïque, des sentiments d’amour et de haine – duo et duel – qu’elle porte jusqu’à l’incandescence sur la scène lyrique ? Comment raconter avec des mots, ou des images , la volupté sonore ?
En 1995, j’entrepris un long voyage musical. Je souhaitais exprimer cette proximité charnelle que le chant éveille, ce tourbillon d’exaltation, de fébrilité, – du murmure au cri -, que les mots seuls ne véhiculent pas.
Écrire sur l’amour à l’opéra semblait tenir du pari impossible. La substance vocale s’évade, se dilue, se répand ; elle est toute fluidité, brio, évanescence. Avec la joyeuse témérité qui m’animait, je n’avais pas mesuré les difficultés qui m’attendaient, ni surtout cette sorte d’étrange douleur qui l’accompagnerait. Plus d’une fois, je me suis sentie emportée, dévastée, souvent même engloutie sous les notes, impuissante à nommer ce que seule la musique peut exprimer, me réfugiant dans celle-ci sans pouvoir en ramener un filet d’intelligence.
Un soir, je rêvais que l’intérieur de mon palais était devenu une salle d’opéra. Les deux rangées de dents s’étaient transformées en loges d’ivoire finement ciselé. D’aériens escaliers en colimaçon reliaient les étages jusqu’au paradis. Le parterre aux fauteuils recouverts de velours rouge carmin s’étalait dans le fond de ma bouche. La scène et les coulisses se trouvaient du côté de la gorge. Ma langue avait disparu.
Il fallait faire silence. Après sept années de travail et d’errance, j’éteignis la musique, me concentrais strictement sur ce que je désirais dire.En trois semaines j’écrivis la Voix des amants,[1] dans le silence et la solitude fiévreuse de la nuit.
La voix nous suspend.
Tout être humain a connu, à l’aube des sens, une patrie acoustique dont le langage articulé l’a chassé. Le chant s’offre comme une consolation à ce premier exil. Le temps d’une voix, l’illusion d’une réconciliation renaît, la joie d’une unité retrouvée entre le son et le sens, la langue et le corps, le réfléchi et le sensible. Consolation fugitive, insaisissable, essentielle.
Grave, poignant, noble, léger, voluptueux, recueilli, cassé, ténu, vibrant, soumis, révolté, le timbre de la voix déroule à l’infini les nuances de la sensibilité. La voix chantée épouse la vie émotionnelle. Elle peut troubler, séduire, blesser, convaincre, alarmer l’âme, toucher à l’indicible. L’invisible demeure audible.
Coppini, un lettré proche de Monteverdi, rendait hommage à cette faculté que possède la voix humaine de provoquer les émotions «en exerçant une influence des plus suaves sur l’ouïe, et en se rendant ainsi très doucement tyran des âmes». C’est à cette puissance affective que l’on doit la naissance de l’opéra et sa pérennité depuis plus de quatre siècles. Sur la scène lyrique, les paroles et la musique s’épousent ou divergent, s’unissent ou se contredisent. Non seulement les personnages peuvent y tenir simultanément des propos qui s’opposent, mais la musique détient le pouvoir de commenter les paroles, de les nuancer, d’en ironiser l’intention, d’en révéler la signification cachée, mettant en lumière l’ambivalence des personnages, la pluralité des sentiments, leurs hésitations, leurs basculements. L’opéra raconte la division de la langue, séparée en une sonorité et une idée et, ainsi, d’un même mouvement éclaire la complexité de l’âme humaine.
Vorrei e non vorrei,…murmure Zerlina à Don Giovanni.
A l’opéra, on célèbre la liberté de vivre la polyphonie des sentiments humains, l’ambiguïté des émotions, la confusion des sexes. On exalte la fusion terrible et bienheureuse, le retour au sommet de l’aigu de nos amours les plus anciennes, ce qui nous unissait à la diva assoluta de notre haute enfance. Il existe un miroir sonore à l’origine de notre sentiment d’identité.
Le temps d’une aria, d’un duo, d’une canzonetta ou d’un quatuor, la régression est une fête. On salue la voix comme la figure majeure, la véritable héroïne de tout opéra; c’est la voix qui, sous les masques infinis de la comédie humaine, est attendue, guettée, désirée.
Mais la voix vient toujours à manquer. Elle est synonyme d’une quête infinie, sans cesse relancée, que rien ne peut capter définitivement. Elle s’offre à nous comme le premier amour retrouvé, mais s’échappe aussitôt. La voix la plus puissante, la plus moelleuse, la plus brillante, garde quelque chose de ténu, de fragile, elle peut soudainement se briser, s’éteindre. La voix demeure toujours sur la crête de la déchirure, du silence et du cri.
Présence et absence mêlées.
Invitée par Gilles Collard en août 2012 à participer à ce volume, surgit contre toute évidence l’envie d’explorer avec des images et pas seulement des mots, la fascination pour les voix enchanteresses[2].
Ce projet de photographier la voix – les courbes infinies de la virtuosité lyrique – prit forme lorsque j’aperçus devant moi dans un kiosque de gare, où je prenais un train pour Saint-Remy-de-Provence, un sachet de « scoubidous » (du provençal escada, balai) semblables à ceux de notre enfance. Je saisis immédiatement le parti que je pourrais tirer de ces fils plastiques pour mettre en scène les combinaisons infinies de nos opéras intérieurs.
Les photographies[3] publiées ici sont nées du désir d’habiter ce royaume intermédiaire entre rêve et réalité où j’ai toujours cherché refuge.
« Le rideau de nos cils se lève : où est la scène : dehors ? dedans ? » La Barbe Bleue, musique de Bartok, livret de Balazs.”
Lydia Flem
(Publié dans Opéra, Pylône n°9, dir. Gilles Collard, 2013.)
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[1] La Voix des amants, Seuil, collection « La librairie du XXIe siècle », 2002.
[2] Jean Starobinski, Les Enchanteresses, Seuil, collection « La librairie du XXIe siècle », 2005.
[3] Journal implicite. Photographies 2008-2012, Maison européenne de la photographie / éd. De la Martinière, 2013. (Ce livre comprend une série « Opéra » , en noir et rouge).