CASANOVA ET LE BONHEUR
“Le bonheur est-il un choix, une disposition, une chance ou un art? Casanova était-il doué pour le bonheur ou en a-t-il fait une philosophie de vie, l’exercice de chaque instant jusqu’à son dernier souffle ?
Naître à Venise au XVIIIe siècle dans une famille de comédiens ne présageait pas d’un grand avenir sur la scène du monde. Personne ne donnait cher de ses jours. Abandonné par sa mère, qui préféra partir à Londres jouer la comédie, le petit Giacomo souffrit jusqu’à huit ans d’un mal mystérieux, pertes de sang, hébétude, consomption,… Incurieux de tout et n’intéressant personne! Un jour pourtant sa grand-mère l’emmena par désespoir chez une sorcière… Été 1733, île de Murano, enfermé dans une caisse, l’enfant entend des imprécations, des chants, des cris, puis on l’en sort pour l’emmailloter, le déshabiller, le couvrir d’onguents, de caresses, l’étourdir de drogues étranges. La cérémonie achevée, on lui annonce la venue d’une belle dame dans la nuit, aimante, féerique, et la fin de ses misères s’il garde le secret.
Le jeune Casanova retrouve la santé, l’énergie, la confiance. En quelques semaines, il apprend à lire, découvre le plaisir de connaître et la joie de vivre.
Désormais pour avoir approché dès l’enfance, la mort, le vide et l’abandon, l’existence lui appartient. Il peut tout gagner, il ne craint jamais de perdre : n’est- ce pas là le secret du bonheur?
Lorsque le Vénitien, au crépuscule de ses aventures, écrit les 3700 pages de l’ Histoire de ma vie, il n’attribue pas la guérison de son hémorragie aux extravagances de magiciennes, mais ne doute guère de la puissance de l’imagination et du pouvoir irrésistible du désir. Lui qui s’accorda la liberté de vivre à sa guise, (il réussit l’évasion spectaculaire de la prison vénitienne des Plombs) sait que la vraie magie est intérieure : ” J’ai toujours cru que lorsqu’un homme se met dans la tête de venir à bout d’un projet quelconque et qu’il ne s’occupe que de cela, il doit y parvenir, malgré toutes les difficultés; cet homme deviendra grand vizir, il deviendra pape, il culbutera une monarchie pourvu qu’il s’y prenne de bonne heure.”
Le jeune enfant de Venise à qui ses parents ne portaient pas le moindre intérêt et se répandait en larmes de sang hante néanmoins toujours Casanova. S’il a le goût têtu du bonheur, s’il remet en jeu sans cesse sa fortune et sa vie, c’est pour conjurer ses fragilités cachées. Son existence est une course du désir, une conjuration du mauvais sort, un refus répété de tout ce qui entrave la jouissance. Sa manière de tout risquer à chaque moment se nourrit d’un optimisme qui serait la doublure d’un désespoir assumé.
Les heurs et malheurs de l’existence, il pense se les devoir à lui-même, il revendique d’être responsable de son destin. A la troublante cantatrice androgyne Thérèse-Bellino, qui le rendit fou d’amour, il explique : “Mon grand trésor est que je suis mon maître, que je ne dépends de personne, et que je ne crains pas les malheurs.” Sa dernière maîtresse vénitienne, Francesca Buschini, reconnaît dans une lettre, en 1784 :” Vous n’avez peur de rien, pas même de la mort.”
Pour lui, la joie la plus intense c’est de se glisser dans le désir de l’autre pour le combler. Casanova aime la femme qu’il désire et lui reste attaché. La joie, il ne la prend que s’il peut la donner. Le plaisir demeure innocent puisqu’il est réciproque. Point de péché. De quel autre prix payer le bonheur sinon du prix de la vie même?
: “Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur”.
Casanova cherche l’amour joyeux, sans drame, ni peine; ni mensonge, ni violence. Seulement le désir mutuel, la volupté, la légèreté, le bonheur dans l’instant, puis l’amitié après l’amour. Les retrouvailles abondent tout au long de sa vie. A travers l’Europe des calèches, des théâtres, des cours et des jardins, où ce sont les mêmes protagonistes qui voyagent, se quittent et se retrouvent, il renoue les échanges interrompus. N’est-ce pas la façon la plus délicieuse de cultiver la constance? S’aimer, c’est peut-être simplement se retrouver.
Érudition encyclopédique, raffinements et charmes de la conversation, de la gastronomie, de la danse, du jeu, de l’érotisme, des voyages, il cueille chaque occasion qui se présente à lui, ou la provoque. Quand il se contemple dans le miroir, il se voit satisfait :
“J’aimais, j’étais aimé, je me portais bien, j’avais beaucoup d’argent et je le dépensais, j’étais heureux, et je me disais, riant des sots moralistes qui disent qu’il n’y a pas de véritable bonheur sur la terre. C’est le mot sur la terre qui me fait rire, comme si on pouvait aller le chercher ailleurs.”
Casanova jouit de la vie comme peu d’êtres humains se le permettent. L’autre monde n’est pas son monde. La vie est trop courte pour en explorer toutes les découvertes et toutes les expériences. Aucun enfer, aucun paradis ne l’attendent. Son matérialisme et son sensualisme ne lui font espérer qu’une seule survie : l’immortalité littéraire.
Il y consacre ses treize dernières années, treize heures par jour qui lui paraissent treize minutes. « J’écris «Ma vie » pour me faire rire, et j’y réussis », clama-t-il à l’un de ses amis, et ajoute : « Quel plaisir que celui de se rappeler les plaisirs! »
Cécile de Roggendorff, une chanoinesse de vingt-deux ans lui inspire une ultime passion, épistolaire et platonique. Lui, le voluptueux, le charnel, le bondissant chevalier de l’instant ose affirmer à la fin de son existence que l’amour véritable naît au-delà du plaisir : « L’amour solide est celui qui peut naître après la jouissance : s’il naît, il est immortel ; l’autre doit s’éventer, car son siège ne gît que dans la fantaisie. »
Parvenu au crépuscule de sa vie, exilé dans un château de Bohème, à l’heure où son siècle est décapité par la Révolution française, le Vénitien savoure le bonheur apaisé de la mémoire.
Longtemps après les avoir connues, il couche tendrement ses amantes sur le papier, leur souvenir demeure intact. Avec Clémentine, il avait lu La pluralité des mondes de Fontenelle, avec Leonilda, disputé d’une épigramme de La Fontaine. La Dubois, qui admirait Locke, l’amusait jusqu’à l’aube avec ses questions philosophiques. Du bonheur, sa si chère Henriette parlait mieux que Cicéron. « Tu oublieras aussi Henriette », avait-elle gravé à la pointe du diamant avant de rejoindre sa Provence natale. Non, il ne l’avait pas oubliée. Il avait pleuré cette femme exceptionnelle qui mêlait la culture la plus raffinée à l’apparence du grand libertinage. A cette entente si parfaite il se devait de rendre hommage, comme à chaque minute singulière d’une vie intensément vécue.
« Non. Je ne l’ai pas oubliée, et je me mets du baume dans l’âme toutes les fois que je m’en souviens. Quand je songe que ce qui me rend heureux dans ma vieillesse présente est la présence de ma mémoire, je trouve que ma longue vie doit avoir été plus heureuse que malheureuse, et après en avoir remercié Dieu cause de toutes les causes, et souverain directeur, on ne sait comment, de toutes les combinaisons, je me félicite. »
Les femmes qu’il rencontre sont indépendantes et libres, puissantes et résolues. Il cherche en elles, des doubles, des complices. Comédiennes, cantatrices, nobles dames ou discrètes anonymes, elles se permettent de vivre selon leurs propres règles. Au-dessus des préjugés, des superstitions, des pudeurs, elles affirment leur liberté d’agir , de penser et d’aimer.
Lors d’un bref séjour au château de Walstein à Dux, la jeune épouse de Lorenzo Da Ponte, le librettiste de Mozart, est frappée par la vivacité, la faconde, les manières de cet homme âgé qu’elle trouve extraordinaire. A sa jeune amie, Cécile de Roggendorff, qui le nomme tour à tour dans ses lettres, père, ami et amant, rêve de le rencontrer, peut-être même de danser le menuet… Casanova refuse cette douce invitation. Serait-il devenu sage ? Ou est-ce la ruse suprême d’un ami des femmes d’avoir osé, au dernier acte de sa vie, se refuser à elles, pour leur rendre, de sa plume virevoltante, le plus vif hommage ? Perdre leur présence si chère pour les faire revivre dans sa mémoire, les aimer encore une fois, avec la force de la jeunesse, et leur offrir une postérité littéraire.
La vieillesse, la maladie lui font horreur, mais il ne veut pas céder à la mélancolie. Jusqu’à ses derniers jours, il souhaite décider de son sort, opposer à la fortune déclinante et à la mort, son ennemie familière, sa précieuse liberté. C’est avec la plume qu’il l’exerce, avec une rage d’écrire qui le surprend lui-même. Casanova ne possède rien, ni titre, ni argent, ni maison, ni descendance. Maltraité par les valets du comte qui l’héberge comme bibliothécaire dans un de ses châteaux, il décide de faire face, de se venger à sa manière, comme un funambule rétablissant à chaque pas un fragile équilibre. Il a le culot, l’audace, le panache, de faire du récit de sa vie une œuvre d’art et de sa personne un personnage.
En joueur habitué à parier sur le hasard, en un ultime quitte ou double, il choisit la carte de la résurection du passé. Il part à la recherche du temps perdu. Sa jeunesse aventureuse défile sur la scène de sa mémoire. Ce ne sont pas des Confessions, il assume ses égarements et ses voluptés. Il n’en rougit pas, au contraire, il est fier. Il revendique sa manière de vivre et invite ses futurs lecteurs à oser inventer leur rôle sur la scène du monde. “Saute, marquis!” s’ordonne-t-il à lui-même.
Non content d’avoir fait de la volupté de vivre le principe d’une existence, le Vénitien affirme que le vrai bonheur est celui qu’offre la mémoire. La réminiscence ne prend pas seulement la place de la volupté, elle la renouvelle.
Au-delà du plaisir, il y a encore du bonheur : tel est l’insolent héritage littéraire de Giacomo Casanova.”
Lydia Flem
Cfr : Casanova, l’homme qui aimait vraiment les femmes, poche Seuil, 2011, avec un chapitre inédit “Ecrivain parmi les écrivains”.