PROJECTION
« Une perception interne est réprimée et, en son lieu et place, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient au conscient sous forme de perception venant de l’extérieur ».
« Le président Schreber »in Cinq psychanalyses, PUF, 1966, p. 311.
« Le sujet attribue à autrui les tendances, les désirs, etc., qu’il méconnaît en lui : le raciste, par exemple, projette sur le groupe honni ses propres fautes et ses penchants inavoués ».
Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 345.
La psychanalyse offre aux sciences humaines un concept particulièrement éclairant pour une réflexion à propos des comportements et de la pensée racistes. Sigmund Freud, puis Mélanie Klein, ont mis en lumière l’existence d’un mécanisme psychique présent dès le début de la vie et qui ne cesse d’accompagner l’être humain : la projection.
Pour tenter de préserver en lui le « bon » et se débarrasser du « mauvais », le nourrisson, et plus tard l’adulte, projette inconsciemment sur autrui ses pulsions agressives qui lui reviennent ensuite sous la forme d’« objets persécuteurs », miroirs de sa propre violence. Ces persécuteurs peuvent être ressentis soit comme étant au-dehors, donnant le sentiment d’une menace extérieure, soit comme étant au-dedans, faisant naître des craintes de nature hypocondriaque.
On peut observer que les comportements du raciste banal peuvent se comprendre dans les mêmes termes. L’histoire des réactions antisémites indique bien comment ses deux types de projections peuvent fonctionner : alors que les Juifs étaient regroupés en ghettos et portaient des insignes visibles, telle la rouelle jaune au Moyen Age, ils étaient perçus comme des étrangers extérieurement différents et donc identifiables, c’est-à-dire maîtrisables, ils représentaient une menace extérieure, mais dès le moment où l’émancipation leur a permis l’assimilation, ce qui suppose la disparition d’une altérité visible, le sentiment d’une menace intérieure, invisible est née. Devenus trop proches, trop semblables, on accuse alors les Juifs de complot, de dissimulation, de trahison, d’espionnage au profit d’un ennemi extérieur, de double jeu, de double appartenance, de desseins secrets. Ce sont l’Affaire Dreyfus, les Protocoles des Sages de Sion, etc.
Comme le souligne Francis Martens, « quand un semblable tient à garder jalousement sa part d’altérité, il devient le lieu de projection idéal de tout le refoulé de son proche voisin », et il poursuit, « dans cette perspective, ce n’est pas tant l’altérité juive que sa parenté fondamentale qui est le vecteur de la paranoïa antijudaïque » et « la frénésie destructive est d’autant plus forte qu’est fragile l’identité ». Ou comme le suggère Hanna Segal, c’est lorsque la personne acquiert une plus grande tolérance envers sa propre agressivité que son besoin de projection diminue. Serait-ce là une raison de croire aux pouvoirs de l’éducation et d’espérer élever des êtres confiants, lucides et tolérants ? Des recherches menées aux Etats-Unis après la Deuxième Guerre mondiale avaient déjà tenté de montrer que les individus à forts préjugés raciaux avaient généralement subi une éducation sévère et répressive et possédaient une « personnalité autoritaire » ou « antidémocratique ». Ces recherches ont aussi relevé que ces mêmes sujets se soumettaient aux valeurs conventionnelles de leur groupe et avaient une conception hautement moralisée et idéalisée des représentants de l’autorité, qu’ils avaient aussi tendance à refouler leur affectivité et à rejeter toute introspection de leurs mobiles et conflits profonds ainsi qu’à projeter leur fantasmes sexuels et agressifs sur le monde extérieur. Ces traits de personnalité ont été mis en relation avec un mode de pensée ethnocentrique, qui se marque à la fois par un rejet général de tout groupe externe qui s’accompagne d’une idéalisation et d’une soumission au groupe d’appartenance.
Ces travaux américains révèlent aussi la cohésion interne des deux angoisses persécutives des antisémites qui ne manquent pas de critiquer en même temps l’assimilation des Juifs et leur isolement volontaire. Edouard Drumont, lui prétend ne s’inquiéter que d’une menace intérieure au corps social : « … tout Juif qu’on voit, tout Juif avéré est relativement peu dangereux, il est parfois même estimable ; il adore le Dieu d’Abraham, c’est un droit que nul ne songe à lui contester, et comme on sait à quoi s’en tenir, il est possible de le surveiller. Le Juif dangereux, c’est le Juif vague… C’est l’animal nuisible par excellence et en même temps l’animal insaisissable ».
Lecture
- W. ADORNO The authoritarian personality, N.Y., Harper, 1950.
- Else FRENKEL-BRUNSWIK, D.J. LEVINSON et R.N. SANFORD, « La personnalité anti-démocratique » in Psychologie sociale. Textes fondamentaux, Dunod, 1965, p. 8-22.
- Francis MARTENS, « Le Miroir du meurtre » in Le Racisme. Mythes et sciences, Bruxelles, Complexe, 1981, p. 61-72.
- Hanna SEGAL, Introduction à l’œuvre de Mélanie Klein, PUF, 1969.