La voix de l’analyste

La voix de l’analyste

extrait de Lydia Flem, La Voix des amants, Seuil, 2002

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« La voix de l’analyste flotte dans le dos. C’est une voix de lumière venue par-derrière comme l’image au cinéma: elle éclaire le temps passé. Cette voix invisible qu’on ne peut lire naissante sur les lèvres, on la guette, on la souhaite, on la redoute; on lui prête le pouvoir d’éponger les douleurs, d’inverser le cours du temps, de nous rendre à nous-mêmes. Fera-t-elle vibrer des sonorités trop longtemps enfouies? Prononcera-t-elle des syllabes inaudibles? Suscitera-t-elle de nouvelles évocations? Cette voix cachée demeure parfois si longtemps silencieuse qu’on en vient à se demander si elle ne s’est pas dissipée, si elle ne nous a pas abandonnés. Appartient-elle seulement à un corps ou rebondit-elle désincarnée dans la pièce muette? On s’accroche au moindre bruit de vie: un souffle léger qui s’échappe des narines, le frottement discret des jambes qui se croisent, le crissement du fauteuil, un soupir peut-être ou un bâillement retenu, quelques gargouillis, un éternuement, le grattement furtif d’une pointe de stylo sur du papier, le rythme soudain différent de la respiration, le frémissement des lèvres qui s’entrouvrent enfin pour dire quelque chose…

Parler, parler encore dans l’attente de cette voix; mots pour ne rien dire, sinon l’essentiel: le désir d’être entendu, le désir d’être aimé.

Lorsque enfin la voix vibre dans le silence mat, on voudrait la retenir, en suspendre le cours, s’y arrimer. Surtout ne pas la perdre. Mais la voix est toujours liée à la perte: la
voix est par essence quelque chose qui se perd. Elle s’évanouit dans le lointain, disparaît dans le brouhaha ou se brise sous le coup de l’émotion. Comment s’en rendre maître? Comment garder la trace de ce bain de paroles, de cet instant volé à nos origines sonores? Soudain, on oublie le sens des mots, on se berce de leur seule musicalité. On voudrait prolonger l’écho de ces inflexions infiniment précieuses, en jouir encore un peu avant qu’elles ne s’éteignent à nouveau. Si l’on pouvait se blottir dans le berceau de cette voix, la dérober à son évanescence, la rendre prisonnière pour en disposer indéfiniment et à volonté! Quête impossible
et toujours répétée. La voix nourrit, mais annonce déjà la douleur du silence à venir. La voix, c’est la présence même, mais toujours au bord de l’absence.

Je mesure la portée sonore des paroles que
je prononce pour ceux qui viennent me raconter leur histoire. Le choix des mots n’est qu’une part du chemin à parcourir: l’analyse est aussi un voyage à travers l’émotion des sons. La voix, dans le noir de l’enfance, dans le noir de l’errance, offre un réconfort lumineux, un bord à l’angoisse. La voix marque la lisière, elle cicatrise, elle protège. La voix possède une puissance charnelle, un charme. Carmen, en latin, signifie une «formule rythmée, magique». Carmen se transforme en chant avant de donner le charme. Les magiciens sont d’abord chantres, les magiciennes chanteuses ensorcelantes. La psychanalyse n’est pas sans lien avec la magie, même si on parle pudiquement d’amour de transfert.

L’accentuation d’une syllabe, un murmure venu de la gorge, un ton interrogatif, une pause, un trait d’humour, un changement de timbre, une phrase inachevée, la répétition d’un mot en écho… tout résonne et prend sens. C’est l’attention, l’énergie, la conviction avec lesquelles les paroles sont prononcées qui portent aux oreilles leur force et leur vérité.

Magie des mots, magie des sons. Comment trouver le ton juste, l’accord des mots et des sons? L’harmonie du sens et de l’émotion? Comment trouver les reflets de l’archaïque miroir sonore? Comment choisir des phrases qui ne soient pas uniquement des phrases, mais la peau même du sens qui manque?

Au commencement était l’ouïe. L’origine du monde est d’essence sonore. À l’aube des sens nous flottions dans une poche de sons. Les perceptions acoustiques captées par nos oreilles naissantes nous ont éveillés au monde: battements familiers du cœur maternel, inflexions de sa voix venue du dehors et du dedans, accélération et décélération des liquides de son corps, tessiture plus grave de la voix paternelle, bruissements, tintements et musiques de l’espace aérien. Une matrice sonore nous enveloppe depuis notre conception. Les sensations auditives ont formé notre premier berceau
sensoriel.

L’expérience d’un bain de paroles accompagnant dès la naissance les premiers liens avec
la mère et les proches crée l’évidence précoce d’un soi comme enveloppe vocale et auditive. Plus ancien que le stade du miroir visuel, il existe un miroir sonore à l’origine du sentiment d’identité. La voix enveloppe la première rencontre humaine. Le nourrisson babille, la mère chante. Aux modulations du bébé répond la mélodie maternelle. Le petit infans – celui qui ne parle pas encore – gazouille, gémit, tousse, rit, pleure, balbutie, joue avec les émissions de sa voix: corps sans paroles qui s’émerveille de la volupté des sons, qui en explore les combinaisons, les mélodies, les rythmes, les hauteurs, les amplitudes, les timbres, l’éventail des voyelles et des consonnes, leur «goût» sur la langue, dans la gorge, sur la pulpe des lèvres. Lallation, babillage, langue de lait.

À ces jeux sonores la mère répond en offrant petit à petit du sens à travers sa parole chantante. L’infans balbutiant entre dans la langue maternelle. Insensiblement les affects bruts
se métamorphosent en émotions nommées et articulées. La mère fait passer le gué. Elle transforme petit à petit le premier monde sonore aux frontières floues en un univers de langage humanisé. Elle berce son petit de la chaleur
de sa peau, de la tiédeur odorante de son lait, de son regard-miroir, elle le nourrit des inflexions particulières de sa voix. Premiers accords et inévitables désaccords. Harmonie
et contretemps. Bonheurs de l’unisson et fatales fausses notes.

Comment retrouver par la voix l’intensité de ces premiers moments de la vie, de ce passé sonore qui nous habite pour toujours? En deçà ou au-delà de la signification des mots demeure la voix comme porteuse du tourbillon émotionnel. Elle accompagne le sens des mots énoncés et le nuance aussi, l’infléchit ou même le contredit: menaces proférées d’une manière douce, mielleuse, ou déclaration tendre énoncée avec brusquerie, d’une voix détachée. À la liste des humeurs produites par le corps – sang, lait, larme… – pourrait s’ajouter la voix comme humeur sonore: elle appartient aux échanges symboliques qui circulent entre les êtres humains. L’histoire inconsciente de chacun en porte la marque, les sédiments singuliers.

Expérience d’harmonie, le dialogue précoce des voix peut inversement devenir synonyme d’intrusion, d’effraction, d’exigences impossibles à combler, de désaveu. Certains enfants gardent le souvenir d’une voix maternelle peu mélodieuse, mal rythmée, métallique, aigre, criarde, monocorde, plaintive, rauque ou cassante. Elle résonne encore à leurs oreilles comme la voix de la brusquerie, de la discordance, de l’excès ou de l’arbitraire. Froide, lointaine, absente, la voix maternelle n’était pas un chant d’amour.

En écoutant mes patients, je ne cherche pas seulement à parcourir avec eux le dédale de leur passé, je prête aussi l’oreille à la manière dont ils me parlent, avec quel souffle, quels accents, quelles harmonies. Chacun, chacune
a sa propre musique. Parfois une dissonance surgit, une scansion inattendue, un timbre plus sombre ou plus vif, une rupture de rythme. Soudain leur voix tremble d’une colère nouvelle, gronde ou se fêle. Elle hésite, tâtonne, cherche non pas seulement le mot qui épouse la pensée, mais l’intonation qui pourra la traduire, son écho sonore.

Aucun bruit ne peut se substituer à la voix humaine. Elle seule transforme l’espace intérieur, elle seule possède un pouvoir de métamorphose. La voix, au bord de la perte, incarne aussi la présence, une présence unique, singulière, qu’aucun geste, aucune étreinte, aucun baiser ne pourrait remplacer. Au milieu d’une foule de bruits, parmi mille éléments sonores émerge toujours la voix humaine. Elle domine tous les autres univers sonores. Tout s’ordonne autour d’elle. Une oreille, une voix.

L’être humain se consolera-t-il jamais d’être entré dans la parole? Ne demeure-t-il pas pour toujours l’orphelin d’un premier monde enfoui? Ne rêve-t-il pas d’un enclos où l’arbitraire du signe n’existerait pas, mais où régnerait le fantasme d’une bienheureuse fusion? Ne sommes-nous pas à la recherche d’une voix perdue, dont la possession nous dédommagerait de toute perte? Quelque chose manque infiniment. »

Lydia Flem

2 réflexions au sujet de « La voix de l’analyste »

  • 4 janvier 2017 à 15 03 30 01301
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    Votre texte La voix de l’analyste me touche. Je le trouve poétique et beau.
    Une amie à qui je lisais ce matin un texte écrit il y a trois ans durant les cures de chimios m’a dit tu devrais lire Lydia Flem et son Alice, il parle de ça.
    Je vais naturellement le lire mais, c’est votre nom aussi qui m’a interpelée car je l’ai entendu prononcer par un homme que j’ai beaucoup apprécié, Jipé Vernant.
    En regardant votre blog et les photos à Belle Ile à la fin de l’ouvrage, Jean Pierre Vernant, Dedans Dehors, je vois que vous êtes la même personne.
    Bonjour Madame.

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    • 8 janvier 2017 à 14 02 06 01061
      Permalink

      Bonjour et bonne année,
      Merci pour votre message et commentaire généreux. Je suis très attachée à l’importance de la voix pour chacun(e) d’entre nous comme lien.
      Oui, J’ai connu pendant un grand morceau de vie Jipé Vernant. C’était un homme d’une rare humanité et un grand hélleniste, un ami exceptionnel.
      Il me manque beaucoup. J’évoque sa présence dans « La Reine Alice » – petit secret dévoilé – sous le nom d’Ulysse de Kerou’ah.
      Bien à vous,
      Lydia Flem

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