AU FOND DE L’IMPASSE
A la recherche des lieux d’une ruse
à J.G.
à J.T.
à J.B.P.
à Ela B.
La ruelle était mal pavée, les trottoirs étroits, la grille entourait un petit jardin; on se serait cru en province, au temps de Balzac. L’analyste habitait une modeste maison au fond d’une impasse du XIVe arrondissement. Durant sept ans, trois fois par semaine, Marie C. longea cette ruelle, dépassa la maison aux grandes verrières derrière lesquelles un chat ronronnait au soleil d’hiver comme sous la chaleur de l’été, grimpa les sept marches du perron et tendit un doigt impatient vers le bouton de sonnette de la porte d’entrée avant de retrouver le petit homme brun, menu et très distant.
C’est ainsi qu’à son tour elle voulait se rendre aux rendez-vous d’un psychanalyste : au fond d’une impasse. L’image l’avait frappée, seul un chemin sans issue lui semblait propice à la recherche de soi. Cinq ans, dix ans plus tôt, elle avait lu cette description dans un livre qui racontait l’histoire d’une femme qui retrouvait semaine après semaine le fil perdu de son existence dans un quartier à l’écart de la grande circulation, où seuls de rares passants s’aventuraient.
Elle parla aux uns et aux autres, reçut une liste, aucun analyste n’habitait dans une impasse. Bruxelles n’était pas Paris. Elle parcourut les pages plusieurs fois, homme ou femme, cela lui était bien indifférent, elle désirait trouver non pas tant une silhouette, une manière de se mouvoir, une voix, un regard, une poignée de main, mais bien un lieu, une atmosphère, un endroit du monde à l’abri du monde. Rue, avenue, boulevard, place, chaussée, rien ne lui semblait assez intime, assez secret. Un ami lui conseilla de choisir au hasard quelques adresses et d’en explorer les abords comme un cinéaste part en repérage, pour se faire une première idée de l’environnement, de la lumière, de l’impression d’espace ou de clôture, des cafés aux alentours où se réfugier avant ou après les séances, des magasins où flâner un moment, le temps de souffler un peu avant de retourner à la vie de tous les jours.
Elle passa plusieurs soirées à observer les entrelacs d’une carte entièrement dépliée sur la table de la cuisine. Elle y dessina de petites croix au crayon, recopia des noms de rue, d’arrêt d’autobus ou de tram, se laissa emporter par la poésie de certains mots, en rejeta d’autres aux consonances rébarbatives. Elle découvrit rapidement qu’un grand nombre de praticiens se regroupaient autour du Bois de la Cambre. Un samedi matin elle partit à la découverte, arpenta les quartiers jouxtant l’Université, les Etangs d’Ixelles, les rues tortueuses du haut de la ville, les vertes allées autour de l’Altitude Cent. Elle observa des façades géométriques art Déco ou les volutes sensuelles de l’art Nouveau. Certaines habitations étaient, au contraire, extraordinairement banales, franchement laides, elle se disait en les contemplant qu’on pourrait pourtant s’y attacher au point de les trouver uniques au monde, à jamais liées à des rendez-vous précieux, essentiels. Ce n’était pas la beauté qu’elle recherchait mais une sorte de singularité : le pli dont parlait Barthes, une chose infime aperçue furtivement sur le corps de l’autre et qui peut suffire pour tomber amoureux. Elle voulait un signe, une maison, comme un corps, peut en donner. La courbure d’un bow-window, d’un jasmin d’hiver, des motifs d’une grille, la proximité d’une église aux cloches amples, métalliques et joyeuses. La place Brugmann la retint longuement, le voisinage charmant d’un tea-room à l’enseigne désuète, serré entre un antiquaire nommé « Scène de ménage » et un fleuriste au nom proustien lui donna l’envie de s’attarder. Elle consulta sa liste, plusieurs analystes demeuraient dans les environs. Se pouvait-il qu’un jour elle vienne acheter du pain trois fois par semaine sur cette place? Qu’elle y choisisse des tulipes ou des amaryllis ? Y verrait-elle défiler les saisons, les jours de brume et les jours d’éclaircie ? Tour à tour le cœur dévoré d’impatience ou figée d’impuissance, tantôt mélancolique, tantôt délivrée, enfin neuve ?
Etrange déambulation à la rencontre d’une ville dont elle espérait une soudaine révélation. Il lui semblait aller de soi qu’une correspondance existait entre un lieu et une personne. L’un répondrait à l’autre aussi sûrement qu’une couleur et un parfum, une musique et une texture dans les poèmes de Baudelaire. Quelque part, si ce n’était dans une impasse, du moins en un lieu inattendu, en retrait du monde, demeurait un homme ou une femme capable de l’accueillir, de l’écouter, et surtout d’entendre ce qu’elle ne savait pas encore d’elle-même. Elle les trouverait, personne et architecture mélangés, confondus, emboîtés. Elle les dénicherait, patience, hasard, et kairos seraient ses alliés. Ses yeux parcouraient les impostes, les frises, les niches, les encorbellements, les décrochements, la patine des pierres, le jeu des pleins et des vides, … Les boîtes aux lettres, les numéros des maisons, la couleur des portes, les végétaux d’un jardin, tout devenait prétexte à rêverie, à méditation. Qu’est-ce que ces détails révélaient de ceux qui avaient choisi d’y vivre, que racontaient-ils de leur intériorité ? Voudraient-ils lui offrir l’hospitalité ? Y avait-il place pour une étrangère, une vagabonde, une inconnue ?
Elle errait le long des rues d’Uccle et d’Ixelles, soudainement étourdie, lasse, indécise. Peut-être faisait-elle fausse route. Ce n’était pas ainsi qu’il fallait s’y prendre. Du timbre de la voix de l’analyste, de la puissance et de la douceur de son regard, de la finesse et de la richesse de son attention, dépendait davantage le sentiment de confiance que des pavés disjoints de sa rue ou de la forme étrange de ses fenêtres. Pourquoi s’obstiner ? Elle tentait de se raisonner mais n’adhérait pas à cette pensée si commune, si partagée. Irrationnelle, fantasque, absurde même, elle préférait l’idée d’une entente secrète entre une maison et ses habitants. Le cabinet où se trouverait le divan sur lequel s’allonger, comme une évidence, comme s’il avait toujours été là pour elle, comme s’il l’attendait, ne pouvait que se trouver en un lieu singulier, à l’image du psychanalyste singulier qu’elle voulait rencontrer.
Elle parcourait Bruxelles en songeant que Freud l’avait comparé à Vienne. Où était sa Berggasse ? Où se cachait le divan bruxellois jumeau de celui, couvert de tapis orientaux, entouré de visages archéologiques, qui accueillait au début du XXe siècle les premiers patients venus d’Europe et d’Amérique à la recherche de l’Inconscient comme d’une quête du Graal?
Elle aurait aimé prendre le train, voyager longtemps, parcourir des centaines de kilomètres le long des paysages de la Mittel-Europa, encombrée de grandes malles de cuir, descendre au Sacher Hôtel, s’y installer pour plusieurs mois, une année peut-être, et chaque jour se rendre au rendez-vous qu’il lui aurait donné dans son antre enfumée, allongée sous son regard intense et visionnaire, attendant en sortant de la séance la séance du lendemain, jusqu’à ce que le ruban de ses associations se soit amplement déroulé. Jour après jour elle aurait fébrilement consigné chaque mot prononcé, ses mots à elle, ses mots à lui. Ce Journal, elle lui en aurait envoyé une copie plus tard, après son retour, pour obtenir son approbation, son estime, son affection peut-être.
Elle longea l’avenue Louise, admira l’hôtel Solvay dessiné par Victor Horta, descendit dans le bas de la ville, lécha les vitrines des galeries du Roi et de la Reine, s’attarda sur les tables de la librairie « Tropismes ». Elle aimait cette haute salle de bal aux piliers et aux moulures dorés du XIXe siècle mêlés aux lampes design. Elle imaginait les jeunes vierges de la bourgeoisie valsant aux bras de cavaliers, souriantes, farouches, traversées d’élans inavouables. Elle acheta « Le joueur d’échecs » de Stefan Zweig qu’elle avait perdu et les « Buddenbrooks » de Thomas Mann pour les offrir ; un peu plus loin dans la galerie des Princes, elle fit l’acquisition du film de Visconti, « Mort à Venise », sur une musique de Mahler, qui ressemblait tellement à son grand-père maternel. Peut-être commencerait-elle justement son analyse en parlant de cet homme qu’elle n’avait jamais connu. Les disparus ne sont-ils pas davantage présents que ceux qui nous entourent ? Par quels mots commence-t-on une analyse ? N’est-ce pas un moment très solennel, presque sacré ?
Elle remonta la rue Belliard, tourna autour du rond-point Montgomery puis, prise d’une soudaine inspiration, se perdit dans les ruelles. Et là, soudain, parmi les maisons étroites, serrées les unes contre les autres, s’en détachât une seule. Eclaboussée par le soleil de midi, sa porte d’entrée vibrait d’un bleu magnifique, presque turquoise. Elle venait de trouver son impasse, la voie sans issue où se perdre et se trouver.
Lydia Flem
2006, Paris-Bruxelles