Le livre “Le Racisme” de Lydia Flem, avec une préface de Léon Poliakov, a été publié aux éditions M.A. en 1985. Saisie des textes : Selma Olender.
RACE
Le mot « race » apparaît en français au XVIe siècle. Il dérive de l’italien « razza », « sorte », « espèce », qui vient lui-même du latin ratio, « raison », « ordre des choses », « catégorie », « espèce », et qui prend le sens de « descendance » en latin médiéval. Au XVIe et au XVIIe siècles, le mot race est surtout utilisé par les familles nobles les plus importantes ; il passa ensuite dans l’usage pour désigner de plus vastes groupes humains auxquels on supposait des traits physiques communs. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on attribua en plus d’une ressemblance morphologique et d’une marque biologique communes, une ressemblance sociale, morale, culturelle. Les philologues découvrirent des familles linguistiques et les anthropologues les identifièrent à des races, ainsi naquirent la « race aryenne » et la « race sémite ». En cette fin du XXe siècle, les biologistes et les généticiens des populations affirment qu’aujourd’hui pour la science, les « races humaines » n’existent pas.
Les anthropologues du XIXe siècle avaient énergiquement cherché à classer l’espèce humaine selon différentes caractéristiques physiques sans pourtant jamais trouver une taxinomie satisfaisante : volume du crâne, volume du cerveau, couleur de la peau, forme des cheveux, du nez, de la stature, indice céphalique… Après l’introduction, au début du XXe siècle, des travaux de la génétique, cette recherche de caractères physiques visibles (ou phénotypes) s’est transformée en un questionnement à propos des facteurs transmissibles héréditairement ou gènes (génotypes). Ainsi les généticiens des populations relèvent la répartition de certaines caractéristiques, celles du sang par exemple, au sein des différents groupes humains de la planète. Cet « atlas » des gènes humains permet, selon Albert Jacquard, certaines constatations : La première est que « la recherche de gènes « marqueurs » caractéristiques d’une race à pratiquement échoué. Un gène aurait réellement constitué un « marqueur » s’il avait été présent uniquement dans une certaine race et dans une proportion non négligeable des individus appartenant à cette race ». Ainsi a-t-on pu isoler le gène Gm6 en Afrique noire mais la proportion est extrêmement faible et, par ailleurs, récemment, on a pu en trouver aussi en Normandie ! La seconde constatation est que « les diverses populations ne peuvent pas être caractérisées de façon absolue, mais selon des échelles continues ».
Et comme le conclut François Jacob : « Ce que peut finalement affirmer la biologie est que :
- le concept de race a perdu toute valeur opératoire, et ne peut que figer notre vision d’une réalité sans cesse mouvante ;
- le mécanisme de transmission de la vie tel que chaque individu est unique, que les individus ne peuvent pas être hiérarchisés, que la seule richesse est collective : elle est faite de la diversité. Tout le reste est idéologie ».
En effet, la notion de race est une notion d’idéologie et affirmer que la race n’est plus un fait scientifique n’empêche pas le racisme d’exister comme violence quotidienne, de l’injure à l’assassinat, pour les hommes de la rue, mais aussi pour les lois de certains Etats. Et si une partie de la communauté scientifique ne se fait plus l’alibi de discours racistes, il n’en reste pas moins que la domination et l’exclusion qui s’effectuent au nom de différences « raciales » continuent à forger des réalités affectives concrètes et à signer des arrêts de mort.
Comme le souligne Colette Guillaumin, « montrer l’inconsistance d’une telle catégorie dans le domaine scientifique est tout à fait insuffisant pour la faire disparaître des catégories mentales même des gens les mieux intentionnés ».
C’est là aussi une question délicate de vocabulaire, qui pose, par ailleurs, toute la difficulté des stratégies de lutte contre ce qu’on appelle donc, improprement, « le racisme ».
Il faudrait trouver au phénomène social, à cette catégorie de pensée, et de lois, un nom spécifique pour ne pas « faire voyager deux individus avec les mêmes papiers » (C. Guillaumin).
Les groupes auxquels la société accole le nom de race sont divers et de vont de la religion (Les Arméniens, les Juifs) à la fonction sociale (les nobles sous l’Ancien régime) en passant par le métier (en Alsace, les Gitans sont souvent nommés les Vanniers : les travailleurs immigrés). Le mot « race » sert souvent à travestir tout simplement des antagonismes sociaux, des rivalités et des rapports de domination. Le raciste cherche à enfermer les individus avec lesquels il entre en conflit dans l’unité imaginaire d’un groupe « biologique », d’une « race », justifiant ainsi sa haine des autres par un discours qui se réfère à un ordre naturel immuable.
Nier, même scientifiquement, l’existence de différences « raciales » ne résout pas un problème qui se pose ailleurs et en d’autres termes. C’est la rencontre de différences en tant que telles, — différences ethniques, religieuses, linguistiques, géographiques, historiques, économiques, socio culturelles —, et la difficulté majeure qu’éprouvent les hommes à se rencontrer et à gérer les relations humaines, à négocier leurs conflits, qui est véritablement problématique. Porter cette problématique sur le plan de la nature et de la biologie, c’est vouloir s’aveugler, et de plus, rationaliser par des théories son aveuglement. C’est aussi utiliser politiquement de fausses évidences ; baptiser « raciaux » des affrontements sociaux et culturels, c’est agiter la fibre affective des préjugés, stéréotypes, rumeurs et autres slogans qui s’inscrivent dans la longue durée des mentalités collectives et ont toujours au moins un siècle de retard sur les conclusions savantes.
Lecture
- Colette GUILLAUMIN, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Paris, La Haye, Mouton, 1972.
- Jean HIERNAUX (éd.), La diversité biologique humaine. Masson, 1980.
- François JACOB, « Biologie-Racisme-Hiérarchie » in Le Racisme, Mythes et sciences,Complexe, Bruxelles, 1981, p. 107-109, ainsi que de nombreuses autres pages de ce même volume, M. OLENDER (éd.).
Cf. Aryen, Racisme, Renaissance.
RACISME
« Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique » (Lévi-Strauss).
« Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences biologiques, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de la victime, afin de justifier une agression » (Albert Memmi).
« On doit pouvoir délimiter le concept racisme comme désignant toute conduite de mise à part revêtue du signe de la permanence. Ce signe de mise à part étant actuellement le signe biologique qui offre toute garantie de permanence dans notre système idéologique »
(Colette Guillaumin).
La pensée raciste se construit à partir de deux affirmations : l’existence de races au sein de l’espèce humaine et le classement de celles-ci selon une échelle de valeur en « race supérieure » et « races inférieures » ; cette hiérarchisation, établie en fonction d’une essence naturelle, justifiant un comportement qui vise à minoriser et à inférioriser un groupe particulier.
En s’appuyant sur une supposée supériorité biologique, la société occidentale s’est affirmée contre d’autres groupes humains. A partir de différences de culture, de religion, de mentalité, d’histoire, les Européens ont imaginé des caractères raciaux, enfermant les « racisés » dans des catégories « naturelles » immuables, au nom desquels ils se sont arrogé le droit de dominer, d’exploiter, d’humilier, d’exclure et de tuer d’autres hommes, d’autres femmes, d’autres enfants.
Le racisme n’est pas seulement une idéologie, une théorie, une opinion ou un préjugé, c’est une relation sociale de domination. Un rapport de force qui se justifie en faisant appel à la « Nature » et à la « Science » et qui engendre très concrètement violences et souffrances.
Il y a dans la notion de racisme la double idée d’une altérité marquée dans le corps et d’un enfermement de l’autre dans cette marque. Cet enfermement revêt généralement un pôle négatif et un pôle positif. La haine et l’hostilité ne définissent pas à elles seules l’affect raciste. En même temps que s’expriment le mépris, le dégoût, la crainte, la condescendance, il existe aussi des sentiments d’admiration, d’envie, de fascination. Si on juge un groupe humain inférieur par intelligence et le goût au travail, par exemple, on lui reconnaîtra, en même temps, des aptitudes pour la musique ou la danse, une gaité « naturelle » et des performances sexuelles remarquables. Ainsi, Gobineau parlait-il de son « admiration désespérée » pour certaines civilisations qui l’horrifiaient. De la même manière, tout antisémite a « son bon juif », tout colon « son bon nègre ». Les qualités ou aptitudes reconnues à l’autre sont généralement peu valorisées socialement, ou alors, elles sont le signe d’une fourberie cachée, plus grande encore une fois découverte.
L’Affaire Dreyfus donne de nombreux exemples de cette capacité d’enfermer l’autre dans une image qui transforme les éléments positifs en preuves à charge. Ainsi, lors de l’instruction, l’officier termine son rapport : « Le capitaine Dreyfus possède, avec des connaissances très étendues, une mémoire remarquable ; il parle plusieurs langues, notamment l’allemand, qu’il sait à fond, et l’italien, dont il prétend n’avoir plus que de vagues notions ; il est de plus doué d’un caractère très souple, voire même obséquieux qui convient beaucoup dans les relations d’espionnage avec les agents étrangers. Il était donc tout indiqué pour la misérable et honteuse mission qu’il avait provoquée ou acceptée, et à laquelle, fort heureusement peut-être pour la France, la découverte de ses menées a mis fin ». Ce mécanisme de retournement se retrouve dans l’enquête à domicile : « La perquisition qui a été pratiquée à son domicile a amené, ou à peu de chose près, le résultat indiqué par lui. Mais il est permis de penser que, si aucune lettre, même de famille, sauf celles des fiançailles adressées à Mme Dreyfus, aucune note, même des fournisseurs, n’a été trouvée dans cette perquisition, c’est que tout ce qui aurait pu être en quelque façon compromettant avait été caché ou détruit de tout temps ».
La pensée raciste enferme le « racisé » dans l’image qu’il en a, lui, le « racisant ». « Je n’ai pas à être ce que vous voulez que je sois » déclarait Cassius Clay. La violence raciste n’est pas seulement physique, elle atteint non seulement la vie mais aussi la liberté individuelle de se définir et de se percevoir en fonction de ses propres caractéristiques psychologiques.
« Or quel signe porte avec le plus de force le refus de l’identité ? Quel moyen permet de faire la différence souhaitée un blason identifiable, sinon le signe physique, la « marque » ? » s’interroge Colette Guillaumin, pour qui, dans le racisme, la race est le signe de la permanence. {La race} « est garante de la vérité de ces différences, de leur irréversibilité et de leur caractère d’essence, car le signe physique ne se change pas : il est indélébile ». Et elle ajoute : « Corrélativement, le majoritaire, lui, n’est pas marqué ; il représente au contraire la liberté vis-à-vis de la marque. Contrairement à ce que la logique pourrait nous apprendre, les caractères physiques du majoritaire n’en sont pas. Qui pense que le blanc est une couleur ? Que les chrétiens ont une race ? Qui pense que l’homme se définisse par un sexe (masculin) ? »
Que des races humaines n’aient jamais pu, malgré de nombreuses tentatives depuis le XVIIIe siècle, être identifiées et isolées, que la notion de race ne soit pas un concept scientifiquement valable et opérant, ne change rien à l’utilisation de la « race » par le racisme pour organiser l’exercice d’une violence. Si, pour les « bons » scientifiques, le concept de race n’existe pas, il n’en demeure pas moins que c’est bien au nom de la race « noire », « sémite » ou « « arabe » que des millions d’être humains sont , ou ont été persécutés et tués : génocide juif et tzigane, politique d’apartheid en Afrique du Sud, ségrégation aux USA, violences à l’égard des immigrés, …
Les preuves de l’existence ou de l’inexistence de différences génétiques repérables entre les groupes humains ne suffisent pas, malheureusement, à créer ou annuler la passion raciste.
La pensée raciste, au sens contemporain, fait son apparition dans la sensibilité européenne à partir du XIXe siècle. Le mot même de racisme date de 1930. Avant cela, l’hostilité à l’égard des « autres », de ceux qui ne partageraient pas les mêmes rites, les mêmes langues, les mêmes coutumes, n’était pas absente mais elle ne fixait pas définitivement un être dans une catégorie close. Au Moyen Age, un Juif pouvait se convertir, dans l’Antiquité, un esclave pouvait dans certaines circonstances être affranchi et devenir citoyen. Pour les philosophes des Lumières, un sauvage pouvait avec le temps ou l’éducation devenir un homme civilisé. Dans tous ces cas, il était encore possible de passer d’une catégorie à l’autre. A partir du XIXe siècle, un saut idéologique a lieu.
C’est au même moment que les sciences naturelles cherchent l’origine, l’évolution de la vie, le déroulement temporel des phénomènes et que les sciences humaines, par contagion, commencent à utiliser le concept de nature et de race.
La causalité biologique apparaît dans la pensée socio-psychologique. Le terme « hérédité », qui avait jusque-là un sens juridique prend maintenant un sens biologique. Fait sociologique et fait biologique se confondent souvent dans la pensée du XIXe siècle. La nature physique devient la marque visible de la nature psychologique. La race lie caractère physiques et caractères moraux indissociablement.
L’anthropologie physique avec ses classifications raciales, ses mesures de crânes, sa passion des chiffres, la linguistique naissante à partir de laquelle on construit le « mythe aryen » et la confusion entre langues indo-européennes et « race aryenne », la génétique, nourrissent les doctrines racistes. C’est l’époque de Gobineau, Broca, Galton, Drumont, Vacher de Lapouge.
Dans cette nouvelle ère économique et sociale, le racisme apparaît aussi à point nommé pour justifier par une nature irréductible et fatale la place de chacun au sein de la société et, en-dehors d’elle, dans les colonies. Avec les idéaux généreux de la Révolution des Lumières et des Droits de l’Homme en héritage, il faut bien à la société industrielle et libérale du XIXe siècle des justifications solides aux inégalités manifestes et quotidiennes qui se déroulent sous ses yeux. Ce n’est plus à Dieu que l’on s’adresse pour supporter son « destin » mais à la « nature héréditaire » enfouie en chacun, dans sa chair et son sang, dans ses gènes.
Puisque les différences sont désormais marquées dans l’essence de l’être lui-même, pour éliminer cette différence, il faudra supprimer la personne elle-même.
L’antijudaïsme religieux noué à la culture occidentale depuis le début de l’ère chrétienne, se change lui aussi en racisme. Le judaïsme n’est plus une religion mais une race.
Il n’est plus question d’échapper à sa « race », plus question de conversion religieuse, d’enfermement dans des ghettos, d’impôts à payer, de signes distinctifs à porter, de professions auxquelles renoncer, … Plus d’assimilation possible, on retrouvera le fil de votre hérédité raciale. Le temps de pogroms et du génocide advient. On ne cherche plus à modifier une altérité mais à l’anéantir, à tuer un autre.
Pourquoi cette crainte si radicale de l’autre dans l’histoire de l’Occident ? Une société ne peut-elle se fonder sans s’opposer et s’opposer sans détruire ? L’Europe n’a-t-elle pu se penser qu’en terme de conquêtes, toute-puissante et universelle ? Pourquoi les Espagnols débarquant sur un continent qu’ils croyaient indien se demandent-ils si les autochtones sont des bêtes ou ont une âme alors que ceux-ci s’interrogent pour savoir si les nouveaux arrivants sont des dieux ? La culture occidentale s’est-elle rêvée auto-suffisante ? A ces questions, il n’y a sans doute pas plus un réponse qu’il n’y a une vérité.
L’histoire des traits projetés sur l’autre, le différent, le minoritaire, le dominé, le colonisé, le « racisé », raconte sans doute plus sûrement, en creux, les fantasmes de ceux qui les projettent que ceux qui y sont enfermés. Par ce qu’ils supposent aux autres, on pourrait reconstruire ce qu’ils ne supportent pas d’être ou, au contraire, ce qu’ils envient et ne peuvent se résoudre, à ne point posséder : un autre sexe, une autre sexualité, d’autres manières de vivre, de penser, de croire, d’autre généalogies, …
La pensée raciste n’est pas une pensée rationnelle, les énoncés qui sont les siens sont toujours de l’ordre de l’imaginaire, même s’ils peuvent s’élaborer parfois à partir de « restes » de réalité, comme Freud parle de « restes diurnes » à partir desquels se construisent les rêves.
Gavin I. Langmuir a proposé de distinguer trois types d’énoncés : les énoncés réalistes, qui expriment l’hostilité d’un groupe à l’égard d’un autre groupe avec lequel il est en concurrence directe ; les énoncés xénophobes qui sont construits à partir de généralisation abusive et les énoncés clairement racistes qu’il nomme Chimériques, c’est-à-dire, construits à partir d’affirmations purement imaginaires.
Cet aspect fantasmatique du racisme ne facilite pas la réflexion ni l’analyse car une autre des grandes caractéristiques des énoncés racistes tient à leur aspect d’évidence. Les préjugés, les stéréotypes, les slogans racistes font partie d’un savoir partagé, des valeurs communément admises à un moment historique d’une société.
Lecture
- Allan CHASE The Legacy of Malthus. The Social Cast of the New Scientific Racism, New York, Alfred A. Knopf, 1977.
- Christian DELACAMPAGNE L’Invention du racisme, Fayard, 1983.
- Colette GUILLAUMIN L’Idéologie raciste : genèse et langage actuel, Mouton, 1972.
- Gavin I. LANGMUIR, « Prolegomena to any present analysis of hostility against Jews », in Information sur les sciences sociales, 1976, XV-4/5, p. 689-727.
- Claude LEVI-STRAUSS, « Race et histoire », i Anthropologie structurale deux, Plon, 1977.
- Léon POLIAKOV, Christian DELACAMPAGNE et Patrick GIRARD, Le Racisme, Seghers, 1976.