S.Freud, un judaïsme des lumières

Lorsque Sigismund Freud atteint sa septième année, son père, Jacob, lui ouvre la Thora familiale. Il lui donne à lire l’histoire biblique dans la singulière édition bilingue allemand-hébreu, de la Israelitische Bibel, abondamment illustrée et commentée par le rabbin libéral, Ludwig Philippson, dans l’esprit de l’Aufklärung, le judaïsme des Lumières. Cette version particulière de la Bible porte en sous-titre : Den heiligen Urtext et ce premier livre d’histoires et d’images fut, en effet, pour Freud, un texte fondamental, un texte fondateur.

A neuf ans et demi, alors que son grand-père maternel meurt – grand-père qui porte comme son père un nom de patriarche biblique, Jacob Nathansohn -, les gravures archéologiques de la Bible de Philippson servent de toile de fond au seul rêve d’angoisse que Freud dévoilera et analysera plus de trente ans après l’avoir rêvé, dans son Interprétation des rêves et qu’il nomma : « Mère bien aimée et personnages à becs d’oiseaux ».

Pour ses trente-cinq ans, son père lui remet l’exemplaire de la Bible de son enfance, nouvellement relié ou peut-être relié pour la première fois, car il n’est pas impossible que Jacob Freud ait acquis cette Bible lors de sa première édition, par fascicules, entre 1839 et 1854. Il accompagne ce don symbolique d’une dédicace en hébreu :

« Mon Cher fils, Schlomo,

Dans la septième année de ta vie, l’esprit du Seigneur s’empara de toi (Juges 13,25) et Il s’adressa à toi : Va, lis mon livre, je l’ai écrit, et les sources de l’intelligence, du savoir et de la compréhension s’ouvriront en toi. Vois, ici, le Livre des livres, c’est en lui que les sages ont puisé, que les législateurs ont appris le satatut et le droit (Nombres 21,18) ; tu as vu la face du Tout-Puissant, tu as entendu et tu as cherché à t’élever, tu as volé aussitôt sur les ailes de l’Esprit (Psaumes 18, 11). Depuis longtemps, le Livre était caché à l’instar des débris des Tables de la Loi dans la châsse de son serviteur, (toutefois) au jour de ton 35ème anniversaire, je l’ai recouvert d’une nouvelle reliure de cuir et je l’ai appelé : « Source, jaillis ! Chante pour lui ! » (Nombres 21, 17) et je te l’ai apporté en souvenir, à la mémoire de l’amour.

De la part de ton père qui t’aime d’un amour infini – Jacob, fils du rabbi Sch. Freud. A Vienne, la capitale, le 29 Nisan 5651, 6 mai 1891 » [1]

Cette Bible dédicacée figure dans la bibliothèque que Freud emmena de Vienne à Londres en 1939. Outre cet exemplaire familial, incomplet, s’ajoute un exemplaire intégral de la deuxième édition de la Bible de Philippson, acheté plus tard par Freud, vraisemblablement d’occasion, puisque les volumes portent le tampon d’un certain Rabbiner Dr Altman ; mais nous n’en connaissons pas la date d’acquisition. Freud possédait également la traduction de Luther qu’il cita en 1914 dans son ouvrage Moïse de Michel-Ange, en s’en excusant.

D’après une lettre de Anna Freud au pasteur Théo Pfrimmer du 24 septembre 1979 [2], nous connaissons l’exacte composition de la Bible familiale : « C’est un volume unique, très épais, mais incomplet puisqu’il ne reprend que Samuel 2 suivi du livre des Rois et des cinq livres de Moïse ». Or, l’ensemble de la Bible de Philippson se présente sous la forme de trois volumes comprenant un total de 3820 pages alors que le volume offert par Jacob n’en comporte que 1215, c’est-à-dire un tiers environ du texte original. On peut donc supposer que si le père de Freud l’a acquise par fascicules, certains se sont perdus au cours de ses différents voyages et déménagements, et qu’en outre, il les a fait relier par quelqu’un qui ne connaissait pas le canon hébraïque.

Outre cette dédicace faite à l’occasion des trente-cinq ans de son fils, Jacob Freud a indiqué sur la Gedenkblatt l’inscription relative à la mort de son père, rabbi Schlomo Freud, puis quelques semaines plus tard, la naissance de son troisième fils, Schlomo, Sigismund, prénommé d’après le défunt. En haut de cette même page se trouve la signature de Jacob Freud avec la date du 1er novembre 1848 : est-ce là la date d’acquisition de cette Bible ou signifie-t-elle l’importance qu’a représentée pour Jacob l’acquisition des droits civiques pour les Juifs autrichiens ? Ou autre chose encore ? Nous ne le savons pas.

Jacob a offert cette Bible à celui de ses fils qui porte le nom de son propre père – rabbi Schlomo dont on sait qu’il quitta le village de Buczacz pour celui de Tysmenitz, sans doute pour y poursuivre ses études talmudiques dans une yeschiva plus renommée. Par ce don, Jacob signifie le trésor que cette Bible a représenté pour lui et pour toute la lignée des ancêtres et l’inscrit ainsi dans une longue filiation, le chargeant de la mission d’être digne de son grand-père homonyme dont l’érudition lui a valu le titre de « rabbi »[3].

Si Jacob reconnaît déjà chez son fils le début d’une réussite intellectuelle, il lui rappellle aussi qu’il désire le voir s’élever sur les ailes de l’Esprit, au sein même de leur culture d’appartenance. Il le lui dit par le contenu de sa dédicace mais surtout par la langue qu’il utilise, l’hébreu, que son fils ne sait pas lire. Pour Jacob, la Bible a toujours organisé le champ des représentations de référence. D’après une de ses petites-filles, Judith Bernays-Heller, qui séjourna en 1892-1893 chez ses grands-parents, c’est-à-dire à la même époque que la dédicace, Jacob Freud passait son temps en promenade et en lecture assidue du Talmud et de quelques autres livres en hébreu et en allemand. Il devait espérer que son fils, à la manière des écrits de Philippson, n’aborderait les sujets profanes – et même tabous – que pour mieux approfondir et souligner la richesse du texte sacré. Et on est en droit de se demander si Sigmund Schlomo Freud en s’interrogeant tout au long de sa vie, et de plus en plus en vieillissant, sur la religion et la Bible, en se confrontant à la figure paternelle de Moïse et en cherchant à en donner des explications psychanalytiques, n’a pas tenté ainsi de répondre à l’attente de son père et à se libérer en somme d’une dette contractée à son égard. A sa manière, Freud prolonge les réflexions d’un judaïsme réformé modéré.

Mais on pourrait également renvoyer la question à Jacob et se demander pourquoi il a choisi d’acheter cette Bible-là, cette Bible née du mouvement des Lumières, de l’Aufklärung, alors qu’il venait de Tysmenitz, petite ville de Galicie, renommée pour sa yeschiva, son lieu d’études, mais également pour deux courants opposés du judaïsme : le hassidisme et la haskala (judaïsme réformé).

Depuis au moins quatre générations, les Freud dont le nom semble provenir du prénom d’une ancêtre, Freide, habitent dans cette région de Galicie où il n’est guère aisé d’être juif. Ainsi le père de Sigmund faisait du commerce entre la Galicie et la Moravie avec son grand-père maternel, Sisskind Hoffman. Ils étaient désignés par les registres des autorités locales comme des « Juifs errants galiciens ». Pour avoir le droit de résider en dehors d’un domicile fixe assigné, ils devaient payer une taxe annuelle, dite de tolérance, et renouveler périodiquement une requête pour recevoir l’autorisation de séjour pour Juifs étrangers. Les Juifs devaient loger dans des auberges spéciales et n’avaient pas le droit d’habiter dans des logements privés. Afin d’empêcher les Juifs galiciens de s’établir en Moravie, les autorités n’accordaient la « tolérance » que pour une durée de six mois. Le reste de l’année , les Juifs « tolérés » devaient voyager en dehors de la ville ou retourner en Galicie.

On peut alors imaginer le soulagement de Jacob lorsqu’en 1848, des droits civiques furent accordés aux Juifs. Il fut, sans doute, dans cette atmosphère, sensible aux messages de la Bible du rabbin Ludwig Philippson, qui cherchait à rapprocher l’orthodoxie traditionnelle et le mouvement réformiste favorable à l’assimilation, et qui se battait pour l’émancipation des Juifs. Jacob choisit donc d’élever son fils dans un judaïsme libéral modéré et Sigmund s’intéressa à la législation mosaïque et non pas au Talmud ; alors que son père semble avoir malgré tout continué à lire le Talmud, ou peut-être y être revenu en vieillissant. Mais, détail intéressant, nous savons par le contenu de sa bibliothèque que Freud possédait à la fin de sa vie le Talmud babylonien, édité et traduit en allemand par L.Goldschmidt en 1929.

A quarante-trois, Freud publie le livre qui deviendra la Bible des psychanalystes, la Traumdeutung, qu’il appela parfois, par identification à Joseph, « le livre égyptien des songes ». Il y commente plusieurs de ses propres rêves. Après ceux de la Monographie botanique, de l’Urne funéraire étrusque, des Trois Parques et de bien d’autres encore, il raconte comme un dernier mot personnel avant de clore son premier grand livre, le rêve « Mère bien-aimée et personnages à becs d’oiseaux » dans lequel il mentionne pour l’unique fois dans toute son œuvre la Bible de Philippson.

«  De ma septième ou huitième année, je me souviens d’un tel rêve, que j’ai soumis à l’interprétation environ trente ans plus tard. Il était très vivace et montrait la mère bien-aimée avec une expression du visage particulièrement tranquille et endormie, qui est portée dans la chambre et étendue sur le lit par deux (ou trois) personnages avec des becs d’oiseaux. Je me réveillai en pleurant et en criant et troublant le sommeil des parents. Les figures – curieusement drapées – anormalement grandes avec des becs d’oiseaux, je les avais empruntées aux illustrations de la Bible de Philippson ; je crois que c’étaient des dieux avec des têtes d’éperviers d’un relief tombal égyptien »[4].

A partir de sept ans, et sûrement à l’époque où il fit ce rêve, il arrivait à Sigmund de feuilleter la Bible de Philippson à la recherche de quelques réponses à ses questions sur la vie et la sexualité. Le rabbin Philippson parle, en effet, sans fausse pudeur de divers aspects de la vie sexuelle : jouissance, homosexualité, inceste, viol, masturbation, etc.

Au-delà des émois oedipiens que traduit le rêve s’élabore déjà le renoncement à la réalisation incestueuse au profit d’une passion intellectuelle favorisée par son père.

Comme en post-scriptum à une longue existence, ce n’est pourtant qu’en 1935, à 79 ans donc, que Freud reconnaît l’importance décisive de cette lecture primitive, dans une note ajoutée à son autobiographie parue dix ans plus tôt, il écrit cet ajout, en anglais :

 « Très jeune, alors que je venais d’apprendre ce qu’est l’art de lire, je me plongeai dans l’histoire biblique, comme je le reconnus bien plus tard, cela n’a cessé d’orienter mon intérêt »[5].

Pourquoi a-t-il attendu d’être sur le point de quitter la scène de la vie pour mentionner l’importance de cette lecture biblique ? Ne se rendit-il compte que fort tard de son influence ou ne l’a-t-il jamais publiquement déclaré auparavant parce qu’elle faisait partie de la part privée, intime de sa vie et qu’il désirait prendre sa place au sein d’un univers culturel occidental qui tient toujours à garder occultée la part d’héritage qui lui vient de Jérusalem ? Est-ce en rapport avec les préoccupations nées de la montée du nazisme ? Est-ce réveillé par l’âge bientôt atteint par Jacob à sa mort ? Il faut souligner en tout cas que c’est en anglais, la langue de ce pays qu’il avait toujours supposé exempt d’antisémitisme, qu’il rédige cette phrase. En effet, en 1935, un éditeur américain demanda à Freud de republier son texte Ma vie et la psychanalyse, paru dix ans plus tôt en Allemagne, dans une collection de volumes consacrés à la médecine en autoportraits. A cette occasion donc, il fait quelques corrections et ajoute un post-scriptum, destiné au seul public américain. Ironie de l’histoire ou acte manqué d’un typographe, cette phrase se trouve incluse dans les œuvres complètes en anglais mais a sauté dans les Gesammelte Werke et n’a retrouvé sa place dans le texte allemand que lors d’une édition de poche… en 1971.

Cette « reconnaissance de dette » à l’égard de la Bible, il la consigne en même temps qu’il esquisse les grandes lignes de son développement intellectuel et nomme son maître Brücke, l’influence qu’exerça sur lui la théorie de Darwin, le désir qu’il eut adolescent d’entamer le droit et d’une manière générale sa soif de connaissance qui le portait davantage vers les relations humaines que vers les objets de la nature.

Les publications et les rencontres qui se succèdent autour de l’année 1935 ont dû l’encourager à prendre conscience – si ce n’était déjà fait – de l’importance de la culture biblique de son père et de l’influence qu’elle exerça sur lui.

Ainsi, en 1933, Freud reçoit en analyse une poètesse américaine, Hilda Doolittle, née à Bethlehem en Pensylvanie. Elle lui raconte des souvenirs d’enfance qui ont sûrement trouvé un très vif écho chez lui. Avant même de savoir lire, elle regardait les images de la Bible illustrée par Gustave Doré. Visitant l’Egypte à l’époque des fouilles de Toutankhâmon, elle y voit une vivante illustration de la Bible qui l’avait fascinée enfant….

A la même époque, paraît la traduction italienne de son Moïse de Michel-Ange et Freud entreprend la première rédaction de son deuxième essai sur Moïse : L’homme Moïse, un roman historique dont il parle abondamment à Arnold Zweig, qui se trouve à ce moment-là en Palestine. Il lit de nombreux ouvrages se référant à la Bible, à l’exégèse, à Israêl et aux peuples du Moyen-Orient ainsi qu’à des livres d’histoire des religions. Environ 118 livres sur ces thèmes se trouvent dans sa bibliothèque et ses bibliographies.

De plus, il a signé, voici peu, une préface à l’édition en hébreu de Totem et tabou, dans laquelle il écrit : « L’auteur (…) qui ne comprend pas la langue sacrée de la religion de ses pères (…) si on lui demande ce qui lui reste de juif, répondrait : encore beaucoup, probablement quelque chose de capital (die Hauptsache)».

Il écrit également une préface à l’édition en hébreu de l’Introduction à la psychanalyse dans laquelle il dit : « Par ce livre, la psychanalyse est présentée au public lisant l’hébreu et spécialement à la jeunesse assoiffée de connaissance dans cette langue ancestrale qui a été réveillée à une nouvelle vie par la volonté du peuple juif. L’auteur est à même d’apprécier le travail que le traducteur avait à accomplir. Il n’a pas besoin de réprimer le doute quant à savoir si Moïse et les prophètes auraient trouvé ces leçons compréhensibles. Mais à leurs descendants – parmi lesquels il se compte lui-même – auxquels ce livre est destiné, l’auteur les prie de ne pas réagir trop rapidemment par un refus, aux premiers mouvements de critique et de déplaisir ».

Ainsi, de l’enfance à la vieillesse, toujours le texte de ses ancêtres l’accompagne. Mais comment se présente cette Bible du rabbin Ludwig Philippson ?

La Bible du rabbin Philippson

Véritable encyclopédie en 3820 Pages et 685 illustrations, Freud enfant, a pu y étancher sa curiosité. L’éditeur Baumgärtner de Leipzig acheta en 1838, en Angleterre, les plus belles gravures disponibles à cette époque, gravures archéologiques pour la plupart, empruntées au British Museum, à la Description d’Egypte, à Rosselini, etc. Il parla alors à Ludwig Philippson de son projet d’éditer une traduction de la Bible avec un commentaire dont le contenu devait être en particulier géographique, physique, historique et théologique. Le rabbin écrivit alors à son frère Phöbus (qui participera également à l’ouvrage) : « J’ai fait la proposition d’ajouter aussi le texte hébreu, parce que c’est seulement sous cette condition que cette œuvre sera reçue par tous les Juifs…J’ai l’idée de créer quelque chose qui n’existe pas encore. »

Cette Bible parut après seize ans de travail, dans une première édition en 1854, puis en 1858 et en 1878. Une version illustrée par Gustave Doré parut en 1875. Dans leurs commentaires, les frères Philippson insistent sur le caractère universel du message juif et tentent en même d’en préserver l’originalité. Chaque passage de la Bible est replacé dans son contexte historique : la linguistique, l’anthropologie, la géographie et surtout l’archéologie sont requises pour prouver la vérité historique du livre sacré. Il s’agit essentiellement d’un commentère à caractère culturel. Les illustrations sont destinées à visualiser le texte biblique et le commentaire lui-même invite à imaginer les lieux et les actions des hommes de la Bible.

En parcourant ce livre d’images et de lecture, Freud a pu rêver en contemplant les figures du panthéon égyptien, des bas-reliefs de Pompéi ou de Thèbes, l’Acropole d’Athènes, le palais de Néron à Rome, le profil d’Alexandre le Gdrand, la statue de Diane d’Ephèse, l’évocation d’Hannibal traversant les Alpes…et l’ « Homme Moïse » en tête des volumes, tous ces lieux et ces personnages qui hantent ses écrits, ses rêves et ses voyages imaginaires et réels. Adulte, Freud s’est entouré de dizaines de stauettes grecques, romaines, chinoises et surtout égyptiennes, comme autant d’incarnations de souvenirs visuels d’enfance. L’archéologie comme passion habite ses songes, ses bibliothèques, les vitrines et les tables de son bureau mais aussi ses identifications héroïques : Schliemann, Winckelmann, le Hanold de la Gradiva… Il reconnaît que ce « monde de rêve » lui offre « dans les combats de la vie, une consolation insurpassée ». La métaphore archéologique traverse l’œuvre freudienne de l’Etiologie de l’hystérie en 1896 à L’homme Moïse et la religion monothéiste en 1939. Freud sera  toujours poursuivi par le désir de visualiser l’espace psychique invisible ; il n’y renoncera jamais complètement. En 1930, il écrivit même à Arnold Zweig son désir secret : »Par la brèche de la rétine on pourrait voir profondément dans l’inconscient. »

Comme pour Philippson, la culture a toujours été utilisée par Freud comme garant symbolique d’une vérité singulière. Sur les 685 illustrations de la Bible de Philippson, un tiers représente l’Egypte et Israël n’est présente que pour dix pour cent, à côté de vues de Rome, de la Perse, de la Syrie, du Liban et d’autres pays du Moyen Orient. Les thèmes de ces gravures tournent essentiellement autour de la guerre, des temples, idoles et objets sacrés, des tombes et rites funéraires, mais aussi des coutumes des différents peuples ainsi que de paysages, ruines, animaux et végétaux.

Et si Philippson montre des gravures de dieux, c’est parce qu’il faut connaître les idolâtries et les autres religions pour mieux garder la sienne. Il s’agit de reconnaître l’ennemi pour le démasquer et y faire face. Bien sûr, en dévoilant ce qui est interdit, on risque aussi de réveiller le désir de ce qui est dénoncé.

En lisant et en parcourant cette Bible, le lecteur est aussi invité à prendre conscience de la polysémie du texte. Au texte hébreu correspond mot à mot la transposition en allemand ; le commentaire répond à l’histoire sacrée et les illustrations font contrepoint à l’écrit. C’est un système complexe de signes, de codes, de traduction et de transposition d’une chaîne signifiante à l’autre qui parcourt chaque page. En un même lieu, s’opposent et se rencontrent l’hébreu et l’allemand, le texte et le commentaire, l’écriture et l’image, la lecture de gauche à droite et celle de droite à gauche, le regard pouvant parcourir la page dans toutes les directions et y rencontrer partout du sens.

De multiples exégèses sont mentionnées : les Septante, la Vulgate, Abarbanel, Rashi,…mais on trouve aussi les noms d’exégètes protestants, des Pères de l’Eglise, ou encore des Grecs comme Hérodote, Aristophane, Homère ou Platon. Champollion, Goethe ou Spinoza sont également convoqués pour approfondir la compréhension humaine du texte sacré. Les commentaires personnels de Ludwig et Phöbus Philippson sont souvent pleins de bon sens ; ils aiment à tracer des portraits psychologiques des principaux personnages bibliques et luttent contre leur idéalisation. Ils soulignent la nature conflictuelle de l’être humain et s’intéressent beaucoup aux songes. A propos de Joseph, ils passent en revue vingt textes bibliques où il est question de rêves et mentionnent également la conception grecque du monde onirique. « Personne ne peut malgré tout s’arracher au mystérieux tissage du monde des rêves (…) chacun, à des moments importants de sa vie, a ressenti en lui des rêves très significatifs (bedeutungsvoll) mais pour lesquels nous manque le fil conducteur » (Genèse 37, 5)

Les approfondissements proprement théologiques et spirituels sont rares. L’intention des auteurs semble être de laisser parler le texte biblique lui-même et d’inviter le lecteur à contempler la nature, œuvre de Dieu et surtout à réfléchir, à connaître, à comprendre le monde qui l’entoure, l’être humain, la vie en société…C’est un projet pédagogique qui les anime : les Philippson poussent à la fois à l’intégration dans la culture allemande et au développement de la connaissance de la tradition, de la langue et de la foi des pères. Ils proposent un réformisme modéré et éclairé.

Qui donc étaient Phöbus et Ludwig Philippson ?

Nés à Dessau – qui est aussi la ville natale de Moses Mendelssohn, premier traducteur de la Bible hébraïque en allemand -, leur père, Moses Philippson, fut professeur de religion et d’hébreu à la « Franzschule » de Dessau, école fondée par la communauté juive pour les plus pauvres d’entre eux. Moses Philippson faisait partie des intellectuels juifs qui commençaient à quitter le ghetto pour intégrer la culture européenne. Il se lança aussi dans l’édition. Sa première publication, en 1804, fut une traduction des Proverbes de Salomon avec des commentaires du Talmud. Il concentra plus tard ses efforts sur un dictionnaire hébreu-allemand. Il mourut à 39 ans, laissant son épouse seule avec quatre enfants. L’aîné, Phöbus, commença par enseigner l’hébreu puis fit des études de médecine et édita plus tard deux périodiques, l’un sur la science pharmaceutique ancienne et moderne, l’autre, un mensuel de médecine populaire. Il contribua à la Bible de son frère en commentant les Prophètes premiers.

Ludwig Philippson (1811-1889), lui, commença par étudier dans la Franzschule de son père et suivit l’enseignement religieux du futur prédicateur de la synagogue libérale de Hambourg. Il étudia ensuite le Talmud, mais aussi le grec et le latin. Il réussit à se faire admettre dans un gymnase protestant à 14 ans. Très jeune, il écrit des poèmes à la gloire du printemps ou de son père mort, mais aussi des « chants de sagesse grecque » où il confronte notamment Héraclite et Démocrite. Il eut également une période d’enthousiasme pour les dieux germaniques mais elle sera de courte durée. Il s’inscrit à l’Université de Berlin où professe alors Hégel. Il y suit des cours de philosophie, de sciences de la nature, de géologie, de droit, d’histoire et de philologie classique, qui sont à l’origine de l’orientation de ses commentaires bibliques. Il s’intéresse aussi à la politique et défend ardemment les droits civiques des Juifs. Il deviendra d’ailleurs député suppléant du parti libéral au parlement de Francfort. Prédicateur puis rabbin de la communauté de Magdebourg, il introduit l’allemand dans les services religieux mais développe l’enseignement de l’hébreu auprès de la jeunesse et fait accéder les filles à l’éducation religieuse. Il fit adopter l’usage de l’orgue mais maintiendra le calendrier et les célébrations juives. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages en dehors de sa Bible et édita également un hebdomadaire « Die allgemeine Zeitung des Judenthums » qui parut encore après sa mort jusqu’en 1922.

Texte biblique et texte freudien

Une présentation chronologique et exhaustive montrerait la constance des citations bibliques dans les écrits de Freud. Tous les livres bibliques y sont plusieurs fois cités : la Genèse, bien sûr, l’Exode, le Lévitique, les Nombres, le Deutéronome mais aussi, bien que moins fréquemment cités : les Prophètes, les Psaumes, les Proverbes, le Cantique des Cantiques, etc. On trouve également certaines références aux Evangiles, surtout à Mathieu.

S’il n’est quasiment aucun texte freudien depuis ses lettres d’adolescent jusqu’à sa mort qui ne comporte quelque allusion à la Bible – implicite ou explicite -, ce sont les moments de changements ou de transitions qui le rapprochent plus fortement de sa culture d’appartenance : lors de son adolescence, au moment où il se dégage de l’école et de l’influence de ses premiers maîtres, lors de ses longues fiançailles avec Martha Bernays, lors des dissensions au sein du mouvement psychanalytique autour des années 1911-1914 et très nettement au cours de sa vieillesse et jusqu’à la fin de sa vie.

Les premières allusions bibliques, accessibles, figurent dans la correspondance que Freud entretint à 17 ans avec un ami de classe, un Juif roumain, Eduard Silberstein. A la date du 24 juillet 1873, nous pouvons lire une déclaration bien inattendue chez Freud : « Je me fâche terriblement en apprenant par ta lettre que tu n’as reçu ni le livre, ni la lettre de ma part. (…) Car pour parler sincèrement, si cela ne se retrouvait pas, la perte serait grande…surtout la lettre, la lettre est perdue et irremplaçable. Et justement cette lettre a un sort à rendre envieux ; écoute, dans cette lettre il y avait un petit article, une étude biblique avec des motifs modernes, une chose que je ne pourrais pas refaire une deuxième fois et que je suis fier d’avoir faite, aussi fier que de mon nez ou de ma maturité. Il t’aurait rafraîchi comme un parfum, on ne devine pas du tout qu’il est fait en chambre. C’est tellement hospitalier, tellement bibliquement naïf et puissant, si mélancolique et gai ; au diable, cela s’est perdu, cela me vexe…» Et en post-scriptum, il ajoute – faisant allusion à 2.Samuel 1,23 et à Job 38,35 : « Si tu me réponds sur les ailes de l’aigle ou avec le rayon de l’éclair, tu n’auras pas fait de trop… »

Dans la suite de cette correspondance, on découvre des allusions à Saul, à Job, au seigneur « Jeschoua christos », à Ismaël mourant de soif, etc. On le voit osciller entre le théisme et le matérialisme et se confronter aussi aux positions philosophiques de Spinoza, de Kant et de Brentano.

Un homme a particulièrement marqué la sensibilité juive de Freud : Samuel Hammerschlag, son professeur de religion et amical soutien avec qui il gardera à l’âge adulte de profonds liens d’amitié. Il donnera même à deux de ses enfants les prénoms de la fille et de la nièce de cet homme dont il dira, dans un éloge funèbre : « Une étincelle du même feu qui anima l’esprit des grands voyants et prophètes juifs brûlait en lui et ne fut point éteinte avant que l’âge n’affaiblit son pouvoir… L’instruction religieuse lui servait comme une voie pour l’éducation vers l’amour des humanités et il était capable, en partant de l’histoire juive, de trouver les moyens de frapper les sources d’enthousiasme cachées dans les cœurs des jeunes et pour les faire couler au dehors bien loin des limitations du nationalisme ou du dogmatisme[6] » .

Les manuels de religion couramment utilisés à Vienne à cette époque étaient rédigés dans l’esprit de la réforme juive modérée : l’un était d’un certain Cassel et l’autre de Léopold Breuer, le père de Joseph Breuer. L’accent y était particulièrement placé sur l’étude de l’histoire biblique (Pentateuque) et l’attention au Talmud était sommaire, ainsi que l’apprentissage de l’hébreu (« cette part de mon inculture », dira Freud). Néanmoins, les enfants étaient entraînés à lire les prières quotidiennes pour être capables de participer au culte communautaire.

A Martha aussi, Freud adresse souvent des images bibliques. Préoccupé par la longueur de leurs fiançailles, il lui écrit : « S’il avait fallu non pas trois, mais sept ans – selon la coutume chez notre patriarche (nach dem Gebrauch bei unserm Patriarchen) jusqu’à ce que ma demande atteigne le succès, je ne l’aurait tenu ni pour trop prématuré, ni pour trop tardif (lettre du 19 juin 1885). Expression de son trouble sans doute que cette « coutume » accolée à un singulier (« patriarche »). Il y a là, déjà, une identification avec le Jacob de la Genèse 29, 20 : « ainsi Jacob servit sept années pour Rachel. Elles furent à ses yeux comme quelques jours, parce qu’il l’aimait ».

Contrairement à ses références à la mythologie grecque ou à la bibliothèque occidentale des poètes et dramaturges, Freud n’utilise pas la Bible comme un instrument conceptuel, un outil intellectuel, une preuve de l’universalité de sa singulière découverte ; le texte biblique, pour ce qu’il en connaît, fait partie de sa sensibilité privée, intime. Son judaïsme, il ne le donne pas à voir aux autres ; s’il y trouve sa joie et ses forces, si jamais il ne le renie, bien au contraire, souvent aussi il le tait en public. A-t-il gardé quelque honte liée au chapeau de son père, jeté par un chrétien dans la boue ? A trois reprises, il garde l’anonymat : par deux fois face à Moïse et, lorsqu’il commande chez un vieux Juif du papier à entête où doivent s’entrecroiser ses initiales et celles de sa fiancée dont il écrit avec une sorte d’admiration songeuse qu’elle, elle appartient à une famille de savants.

Martha était en effet la petite fille de Isaac ben Ja’akov Bernays, qui fut appelé en 1821 à Hambourg en qualité de grand rabbin chargé de jeter un pont entre les Juifs orthodoxes et les Juifs réformés de la ville. Or, l’imprimeur a grandi auprès de ce sage dont il parle à Freud avec le plus profond respect. Freud se sent fier, sans doute, d’être ainsi allié à une si noble et érudite famille juive mais il n’ose pas se dévoiler, lui, Schlomo ben Ja’akov Freud, fils d’un Jacob, commerçant mal chanceux, qui l’a peut-être chargé de réparer sa faillite et de renouer avec une tradition d’érudition familiale, avec son grand-père rabbi Schlomo, fils de rabbi Ephraïm Freud. La figure du sage rabbin, du hakham de Hambourg, est-elle étrangère au charme que Freud accordait à sa fiancée ? Son portrait ne quittera d’ailleurs jamais le salon familial des différents appartements de la famille Freud-Bernays. C’est dans cette lettre du 23 juillet 1882 que Freud évoque la destruction du temple visible de Jérusalem et la force de l’invisible édifice du judaïsme qui en naît. C’est à cette occasion aussi qu’il promet à sa future femme un foyer plein de joie (Freude), cette joie de vivre qui est l’essence même du judaïsme pour lui…Cette lettre nous apprend incidemment que Freud connaissait les problèmes de la critique biblique.

Deux thèmes bibliques accompagnent Freud lors de son auto-analyse : « Jacob luttant avec l’ange » et « Moïse voyant de loin la terre promise ». « Ce sera ma juste punition, écrit-il à Fliess le 7 mai 1900, qu’aucune province inexplorée dans la vie psychique où j’ai pénétré comme premier parmi les mortels, ne portera mon nom ou obéira à mes lois. Lorsqu’au cours de la lutte, je me suis vu menacé de perdre le souffle, je priais l’ange de relâcher, et cela il l’a fait depuis. Mais je n’ai pas été le plus fort, quoique depuis je boite sensiblement. Oui, j’ai vraiment 44 ans, suis un vieil Israélite un peu miteux (etwas schäbiger Israelit), comme tu pourras t’en convaincre cet été ou en automne ».

C’est dans le passage biblique qui relate le combat de Jacob avec l’ange que celui-ci reçoit le nom d’Israël (Genèse 32, 29), or c’est dans ce contexte que Freud, pour la seule fois, se nomme « Israélite » plutôt que « Juif ».

Un autre exemple de sa bonne connaissance du texte biblique apparaît dans un de ses quatre rêves romains, où il se voit conduit sur une colline d’où Rome lui est montrée de loin, ce qu’il associe lui-même à « voir la Terre promise de loin » comme Moïse. A ce propos, Philippson insiste dans son commentaire sur le fait que Moïse doit « voir » le pays dans lequel il n’a pas le droit d’entrer et « instituer un successeur ». Freud semble ne pas l’avoir oublié en écrivant à Jung : « Ainsi nous avançons malgré tout à n’en point douter et vous prendrez, comme Joshua, si je suis Moïse, possession de la terre promise de la psychiatrie, que je ne peux apercevoir que de loin » (17 janvier 1909).

Toujours dans la Traumdeutung, Freud relate le rêve suivant : « Ma femme me donnait à boire dans un vase, une urne funéraire étrusque que j’avais rapportée d’un voyage en Italie. Mais le goût de l’eau était si salé (à cause de la cendre sans doute) que je me réveillai… » Or, la Bible de Philippson contient justement trois gravures étrusques, dont deux illustrent Jérémie 16, 5-8, passage qui interdit la participation aux rites funéraires. A cette occasion, Philippson recourt comme souvent à toutes ses connaissances anthropologiques : « Ce sont les coutumes funéraires païennes qui sont interdites ici, mais cependant on voit que la coutume était plus forte que la loi. Mahomet aussi l’interdit mais dans beaucoup de parties de l’Orient, en Perse, en Abyssinie, le repas de deuil est encore en usage à l’heure actuelle, spécialement chez les femmes. Chez les Grecs aussi on se coupait les cheveux et on les brûlait avec le cadavre ou on les posait sur la tombe. Même pour les parents – pour lesquels le deuil est le plus fort – il ne devait pas y avoir de cérémonie funéraire. Chez tous les peuples anciens, après l’enterrement, soit immédiatement, soit après les jours de deuil, avait lieu un repas de deuil, comme actuellement encore dans beaucoup de régions (en Angleterre, c’est seulement à l’occasion de la peste en 1569 que ces repas furent interdits). Chez les Hébreux, pendant les premiers jours de deuil, les voisins étaient obligés de pourvoir aux besoins de ceux qui portaient le deuil, mais étaient ensuite invités au repas de deuil. Encore maintenant, il est de coutume chez les Juifs qu’au retour de l’enterrement un ami remette à ceux qui portent le deuil, des œufs durs, du sel et du pain ».

Il n’est pas impossible de penser qu’attiré par les belles gravures étrusques, Freud enfant ait pu lire ce commentaire, d’autant plus intéressé qu’il était question de l’Angleterre, pays de ses rêves depuis qu’une partie de sa famille y avait émigré en quittant Freiberg.

Lorsqu’en 1913, la rupture avec Jung est consommée, Freud se replonge aussitôt dans sa culture d’appartenance et se confronte, solitaire, avec la figure de Moïse. C’est à cette époque, en effet, qu’il rédige le Moïse de Michel-Ange, qu’il venait admirer régulièrement à Rome depuis plus de dix ans. C’est aussi à cette époque que nous trouvons pour la première fois de longues citations bibliques explicites, avec la référence précise. Ainsi ajoute-t-il à une note de la Traumdeutung un passage de Esaïe 29, 8 : « Comme celui qui a faim rêve qu’il mange, puis s’éveille l’âme vide, et comme celui qui a soif rêve qu’il boit, puis s’éveille épuisé et languissant… » Dans son Moïse, il cite longuement l’Exode 32, et ajoute entre parenthèses : « (Je demande pardon de me servir d’une manière anachronique de la réduction de Luther) ». Ne s’adresse-t-il pas là, en s’excusant, à son père capable, lui, de lire le texte sacré directement dans la langue originale ?

Le Jugement de Salomon dans le neuvième chapitre de Psychologie des masses et analyse du moi ou les dix commandemants commentés tout au long du Malaise dans la civilisation sont deux exemples parmi les centaines qui se trouvent, cachés ou dévoilés, dans son œuvre et la correspondance qui nous est connue. Freud a bien lu, et aimé, l’histoire biblique; du Talmud par contre, nulle trace. Par rapport à l’orthodoxie juive et sa tradition savante, Freud reconnaît sa « part d’inculture » (dieses Stück meiner Unbildung) ; il a choisi, lui, à la fois une assimilation intellectuelle à la culture occidentale et un attachement émotionnel intense, mais essentiellement intime, à la mémoire juive.

S’il fallait situer Freud parmi les divers courants du judaïsme de son temps, c’est au mouvement de la Haskalah – le judaïsme des Lumières – qu’il appartiendrait avec le plus d’évidence. On se rappellera d’ailleurs qu’à partir de 1887 il s’inscrit au B’nai B’rith, association issue elle aussi du mouvement libéral réformé et ouvert à la culture non-juive. Son interrogation, sa fascination pour Moïse révèle également les préoccupations du judaïsme éclairé. Ainsi, Philippson s’interroge-t-il aussi sur l’origine égyptienne du nom de Moïse et fait-il de Moïse, der Mann Moses, un législateur, un conducteur du peuple et comme Freud (peut-être à sa suite), le père idéalisé de la religion mosaïque, effaçant ainsi le véritable père fondateur, le patriarche Abraham.

Pour inscrire son nom sur la couverture d’un livre occidental, ce monde auquel il n’appartenait pas de naissance, Sigmund Freud a utilisé les outils scientifiques de son époque et la culture classique, mais c’est à la joie intime de sa mémoire juive qu’il doit ses forces vives et ses consolations quotidiennes. Schlomo ben Ja’acov n’est ni un rabbin orthodoxe ni un hassid, il n’est pas non plus un Juif assimilé, mais un Juif de l’assimilation[7]  pour qui quelques figures bibliques, quelques blagues en yiddish, une certaine solidarité avec son peuple et « un je ne sais quoi resté jusqu’ici inaccessible à l’analyse » traduisent une fidélité [8]que Freud nomme tout à la fois : « mystérieuse » (miraculous) et « capitale » (« die Hauptsache »)[9].

Fasciné toute sa vie par le texte biblique, qu’il ne lisait pas dans la langue de ses ancêtres, c’est dans son dernier livre, L’Homme Moïse et la religion monothéiste que Freud pour l’unique fois de son œuvre épelle en toutes lettres une phrase en hébreu : Schema Jisroel Adonai Elohenou Adonai Echod.[10]

Savait-il qu’outre la prière quotidienne, c’était là également les derniers mots que prononce tout Juif pieux avant de mourir ?

Lydia Flem


[1] Dédicace reproduite dans S.Freud, lieux,visages, objets, Gallimard/Complexe, 1979, p.134.

[2] Théo Pfrimmer, Freud, lecteur de la Bible, PUF, 1982.

[3] Pour l’histoire de Jacob Freud et la généalogie de la famille Freud, voir Marianne Krull, Sigmund, fils de Jacob, Gallimard, 1983.

[4] L’Interprétation des rêves, PUF, 1967, p.495-496 ; voir aussi l’analyse de Didier Anzieu, L’Auto-analyse de Freud, PUF, 1975, p.389-407.

[5] S.Freud, Lieux, visages, objets, op.cit., p.51.

[6] Standard Edition, IX, 255.

[7] Maurice Olender,

[8] Lettre à Barbara Low du 19 avril 1936 in Correspondance 1873-1939, p.466.

[9] Préface à l’édition en hébreu de Totem et tabou.

[10] L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, 1986, p.90.

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