« La vie quotidienne de Freud et ses patients à Vienne », Les Cahiers de l’Herne, 2014

 La vie quotidienne de Freud et ses patients à Vienne

Le 1er mai 1889, le docteur Freud[1] se rend au chevet d’une jeune aristocrate plongée dans la dépression depuis son récent veuvage, Fanny Sulzer-Wart, que lui a adressé son ami Joseph Breuer. Pour rejoindre la pension élégante où elle est descendue, il hèle sur la Ringstrasse une voiture tirée par deux chevaux, un fiacre, comme il se doit pour un médecin respectable. La jeune femme l’attend allongée sur un divan, la tête appuyée sur un traversin en cuir, et dès qu’elle l’aperçoit, s’écrie : « Ne bougez pas ! Ne dites rien ! Ne me touchez pas[2] ».

Freud n’a pas encore inventé la règle des associations libres pour le patient ni la règle d’abstinence pour le thérapeute. Il lui parle, la masse, la presse de questions. Après un moment, elle lui assène d’un ton bourru : « Il ne faut pas toujours me demander d’où provient ceci ou cela, mais me laisser raconter ce que j’ai à dire ! » « J’y consens », lui concède-t-il, impressionné par cette femme à l’intelligence vive, l’énergie « virile » et la grande culture.

Après cette première visite, le jeune médecin – il est à la veille de ses 33 ans – rentre en hâte chez lui et jette sur le papier les notes que lui inspire ce traitement d’emblée passionnant. De son ample écriture gothique dont les lignes tracées si proches les unes des autres semblent dessiner un tissu de mots, il vient de rédiger les premiers paragraphes de son œuvre en devenir. La psychanalyse n’est pas encore née mais le faire-part de sa conception pourrait porter cette date du 1er mai de l’année 1889 qui vit aussi l’inauguration de la tour Eiffel, la découverte du Polonium 210 par Marie et Pierre Curie ou la naissance de Charlie Chaplin.

Mais « comme on ne peut pas toujours être médecin », Sigmund Freud s’empresse ensuite de rejoindre ses amis, Oscar Rie, Leopold Königstein et Ludwig Rosenberg chez Joseph Paneth, pour une orgie de jeux de cartes jusqu’à une heure avancée de la nuit. En aucun cas il ne renoncerait à sa traditionnelle partie de Tarock, passe-temps très prisé à Vienne.

Le lendemain, il est si fatigué qu’il décide de remettre à plus tard la lettre qu’il veut adresser au docteur Joseph Breuer mais se promet de lui rendre visite un soir prochain. Joseph et Mathilde Breuer, ainsi que son vieux professeur d’hébreu, Samuel Hammerschlag, habitent le même immeuble du centre de Vienne, derrière la cathédrale Saint-Etienne. Voilà bien des années qu’il passe devant la vitrine du marchand de cassettes et coffres forts avant de monter saluer ces amis généreux qui lui dispensent comme à un fils, chaleur, conseils et argent. Parler avec eux, c’est comme « être assis en plein soleil ».

Jour après jour, pendant sept semaines, il revient voir celle qu’il nommera Emmy von N. dans ses Etudes sur l’hystérie. Elle lui fait part de rêves effroyables : les objets se transforment en serpents, un monstre à tête de vautour lui mordille le corps, crapauds, souris et vermines lui sautent dessus… « Tiens, songe Freud, tous les animaux dont Méphistophélès se vante d’être le grand maître… »

Avec sa barbe élégamment taillée, sa chevelure épaisse et noire, disciplinée par une raie, ses vêtements stricts et bien coupés, Sigmund Freud a davantage l’allure d’un jeune bourgeois que d’un esprit diabolique. Seuls ses yeux vibrent d’un éclat étrangement intense. Ce regard vif, pénétrant et grave, par son excès, brise la calme ordonnance de sa personne. « Quel jeu de patience ! », songe-t-il en prenant congé. Tout en marchant à grandes enjambées à travers la vieille ville, son esprit vagabonde. « Tout se passe comme si l’on dépouillait des archives tenues dans un ordre parfait, se dit-il. Mais ce qui rend le travail analytique si malaisé, c’est que l’ordre chronologique d’apparition des incidents s’y trouve inversé (…) A mesure que l’on pénètre plus profondément dans la conscience, la reconnaissance des souvenirs se fait plus difficile et l’on avance en zigzag comme le cavalier sur les damiers des jeux d’échecs. » Souriant de cette comparaison, Freud se représente alors la « fente étroite de la conscience » et se dit que l’ensemble des souvenirs pathogènes pourrait bien avoir l’allure d’un chameau cherchant à passer par le trou d’une aiguille.[3]

Pour se donner du courage, Freud s’appuie volontiers sur les poètes, Goethe, en particulier dont il peut citer de mémoire des pages entières, telles ces paroles faustiennes : « Oh ! Si la force de l’esprit et de la parole me dévoilait les secrets que j’ignore, et si je n’étais plus obligé de dire péniblement ce que je ne sais pas ; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et, sans m’attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences éternelles. »

Toute sa vie, l’inventeur de la psychanalyse restera fasciné par les artistes et les écrivains qui possèdent une connaissance intérieure de l’inconscient alors que lui, parce qu’il s’est engagé sur l’austère voie de la science, doit se battre pour mettre en forme ses intuitions et justifier ses idées par des raisonnements et des démonstrations. Il ne lui suffit pas de raconter des histoires, de nouer des intrigues. Cependant, il note avec étonnement : « Je suis moi-même encore singulièrement touché que les histoires de malades que j’écris se lisent comme des romans[4]. »

C’est parce qu’il aime vivre avec les mots et qu’il pressent leur pouvoir thérapeutique que le Privat-Dozent en neuropathologie, ose renoncer à l’arsenal médical de son temps : électrothérapie, massages, bains chauds et cure de suralimentation. Grâce à ses premières patientes – Emmy, Lucy, Katarina ou Emma, ces Viennoises, Hongroises ou Anglaises, aristocrates ou gouvernantes, catholiques, juives ou protestantes –, il abandonne la suggestion hypnotique pour se mettre à l’écoute unique de leurs paroles. Grâce aussi à cette « part féminine » de sa personnalité qui lui permet de quitter la réserve hautaine du spécialiste pour se pencher avec respect, amitié et attention sur le corps des hystériques et de croire, par identification, que celui-ci a aussi « son mot à dire ». Elles ont oublié, ces « belles indifférentes », la traduction des maux en mots. « C’est de réminiscences surtout qu’elles souffrent ! », se dit le docteur Freud, qui, avec l’émotion d’un Champollion, vient de découvrir à partir du double alphabet hystérique que vomissement équivaut à dégoût ou paralysie à saisissement.

 

Elisabeth von R., la jeune aristocrate hongroise secrètement amoureuse de son beau-frère, Katarina, la fille séduite par son « oncle » l’aubergiste, Rosalie H., la cantatrice à la gorge serrée, seraient-elles des personnages romanesques et le docteur S.F., un auteur de science-fiction ? Les austères membres de la Société Psychiatrique de Vienne ne sont pas loin de le penser lorsque ce docteur invraisemblable tente de démontrer l’étiologie sexuelle de l’hystérie en leur parlant de fouilles archéologiques, de collier de perles, d’accident de chemin de fer et des sources du Nil. « On dirait un conte de fées scientifique »[5], concluent-ils. Et comment prendre au sérieux un homme qui a l’inconvenance de se nommer Herr Freud, Monsieur Joyeux, et qui souhaite accorder du crédit aux sornettes de femmes atteintes de maladies « utérines » ?

« Qu’ils aillent au diable ! », grommelle intérieurement l’éconduit. Tel Robinson Crusoé, Sigmund Freud choisit de tirer parti de sa solitude. Il ne doute pas d’avoir le tempérament d’un conquistador, d’un explorateur. Il a l’intime conviction de faire partie de ceux qui peuvent troubler le sommeil du monde.

Au-delà de l’opposition traditionnelle entre science et littérature, faits et fiction, réalité matérielle et débordements de l’imagination, il va inventer une autre réalité, une « autre scène », la réalité psychique.

 

 

*

 

Assis près d’un des nombreux poêles en vieille faïence de son appartement, Freud se laisse gagner par la rêverie, un cigare à la main. Depuis ses 24 ans, il  attribue au tabac rien moins que d’accroître sa capacité de travail et la maîtrise de soi. Certains jours, il fume jusqu’à 20 cigares, des Trabuccos, qu’il allume les uns à la suite des autres. Ses vapeurs aromatiques envelopperont des générations de patients. Lorsqu’en 1900, il allonge Dora sur son divan, il voit le lien qui unit dans le transfert sa personne et l’odeur ou le goût du fumé : ” Cette sensation ne pouvait alors guère signifier autre chose que le désir d’un baiser…”

Dora, alias Ida Bauer, raconta le quatuor de ses amours entre le 14 octobre et le 31 décembre 1900. Si elle doit sa célébrité posthume à sa rencontre freudienne, Otto Bauer, son frère, fit une carrière politique brillante au sein du parti socialiste autrichien entre 1918 et 1934. Il naquit comme sa sœur à Vienne et mourut en exil à Paris en juillet 1938. Léon Blum présida ses funérailles. Ida Bauer s’éteignit, elle, à New York.

Autour de 1900, Freud recevait aussi Olga Hönig, la future mère du petit Hans ou H. Swoboda, un jeune philosophe viennois, ami d’Otto Weininger, figure bien connue de la « haine de soi ». Les deux amis furent le prétexte d’une dernière déchirure entre Freud et Fliess autour d’une revendication de paternité de la notion de bisexualité. Viennent le consulter, parmi d’autres patients, David Bach, critique musical, organisateur des premiers concerts viennois pour ouvriers, Max Graf, musicologue, (et futur père du petit Hans) , Rudolf Reitler, compositeur, Heinrich Gomperz, professeur de philosophie et philologie classique, Emma Goldman, jeune anarchiste d’origine russe, venue des Etats-Unis à Vienne pour obtenir les diplômes de sage-femme et infirmière ou Emma Eckstein, l’auteur de textes sur l’éducation sexuelle des enfants.

A l’été 1902, Freud adresse une carte postale à quatre jeunes médecins, Max Kahane, William Stekel, Alfred Adler et Rudolf Reitler. Au « congrès » à deux avec Fliess, son alter ego berlinois avec qui l’amitié s’interrompt, au « splendide isolement » des débuts, succèdent la naissance des réunions entre pionniers du Mercredi soir, la fraternité analytique, la formation d’une organisation, la défense d’une cause. Viennent à lui des écrivains, des pédagogues, éditeurs ou médecins, venus de Vienne, de Prague ou de Trieste, de Croatie, Hongrie, Russie ou Hollande. Parmi les premiers fidèles, une femme médecin, Margarete Hilferding, épouse d’un éminent théoricien socialiste.

« Il y avait une atmosphère de fondation d’une religion dans cette pièce, raconte Max Graf. Freud lui-même était le nouveau prophète (…) les élèves de Freud – tous inspirés et convaincus – étaient les apôtres. (…) Ainsi le premier cercle intime des adeptes de Freud se réunissait dans son bureau de consultation. Au bout de la longue table, le chercheur lui-même présidait, examinant avec soin son cigare de Virginie qu’il fumait le regard grave[6]. » Après l’exposé, parfois clinique, parfois sur les œuvres de poètes ou de créateurs, du café noir et des gâteaux étaient servis. Puis ils rejoignaient un des cafés de la ville et y poursuivaient jusque tard dans la nuit leurs discussions enflammées. Selon Hermann Bahr, « chaque café viennois ressemblait, malgré la fumée, à une académie platonicienne ».

 

*

 

Freud, révolutionnaire dans son œuvre, vit dans la calme ordonnance des jours et des saisons. Il se lève vers sept heures du matin, prend une douche froide, se fait tailler la barbe et partage le petit déjeuner en famille. Avant de recevoir ses patients de huit heures à treize heures, il parcourt son journal,  la Neue Freie Presse où il peut découvrir en première page le célèbre feuilleton littéraire : Arthur Schnitzler, Hugo von Hofmannsthal, Theodor Herzl ou Stefan Zweig, y tiennent en haleine le public viennois. Freud avait toutes les raisons de se sentir proche de la sensibilité de cette génération d’écrivains préoccupés par le mensonge et le vide masqué du langage et qui dessinent une nouvelle esthétique où s’efface le moi traditionnel. ” Ce ne sont pas les mots qui sont dans le pouvoir des hommes, mais les hommes dans le pouvoir des mots”, écrivait à cette époque Hofmannsthal.

 

A treize heures précises, deux portes s’ouvrent dans la salle à manger de la Berggasse. Côté cour apparaît la bonne portant la soupière fumante, côté jardin entre le maître de maison qui vient s’asseoir à l’un des bouts de la longue table où Martha et les enfants ont déjà pris place. Le Mittagessen, le déjeuner, se compose invariablement d’un potage, d’un plat de viande avec des légumes et d’un dessert. A la Berggasse ne flotte jamais l’odeur du chou- fleur. Le maître de maison n’aime pas ce légume, pas plus d’ailleurs que la volaille, la bicyclette ou les parapluies. Artichauts, asperges et épis de maïs : ce qui excite ses papilles ce sont les denrées du soleil.

Après le déjeuner, il fait une marche rapide dans le centre de la ville puis reprend son travail jusqu’à vingt et une heures. Le repas du soir est généralement suivi d’une nouvelle promenade. Il n’aime guère Vienne – qui le lui rend bien – mais la connaît comme sa poche. Viennois parmi les Viennois, Freud joue aux cartes avec le frère d’Arthur Schnitzler, habite l’appartement qu’occupa avant lui Victor Adler, chef du parti socialiste, entretient des relations avec la soeur de Wittgenstein. Parmi ses patients, il compte Gustav Mahler ou la belle-fille du grand architecte Ferstel. Celle- ci entreprit de faire la connaissance d’un ministre à qui elle promit un tableau de Böcklin en échange de la nomination de Freud à l’Université. La baronne Marie Ferstel prit ensuite l’habitude d’inviter les enfants Freud à la réception qu’elle donnait à l’occasion de Noël.

Comme la plupart de ses concitoyens, Freud fréquente volontiers les cafés de la ville. Il s’y arrête pour boire une bière ou l’un de ces délicieux cafés que l’on y sert avec un petit verre d’eau : Teeschale, Nuss, Kapuziner, Schale Gold… Après avoir fait sa provision de nicotine, Freud se rend souvent jusqu’au Bauernmarkt à la librairie Bukum de son éditeur, Hugo Heller.

Le samedi après-midi le professeur donne son cours à l’auditorium de la clinique psychiatrique. Pour ne pas forcer sa voix, il fait disposer les chaises très près de lui. Il expose ses notes, ses idées, faisant confiance à ses associations et à sa remarquable mémoire. Il parle lentement, prononce chaque mot clairement. De temps en temps, il regarde la bague qu’il porte, ouvrant et fermant les doigts de la main droite, ou presse la pointe de son stylo sur le bureau pour scander sa pensée.

Après ces deux heures d’exercice intellectuel, il se rend, comme chaque samedi soir, au coeur de la ville, au 11 Biberstrasse, chez son ami le docteur Leopold Königstein où il retrouve ses partenaires de tarots avec qui il dîne joyeusement.

Il sort peu : une conférence de Mark Twain, une soirée au théâtre pour voir Oedipe roi dans une mise en scène du célèbre Max Reinhardt ou, dans sa vieillesse, quelques récitals de son amie parisienne, Yvette Guilbert.

A Stefan Zweig qui prétend faire son portrait, il rappelle que ce qui le définit n’est pas “l’élément de correction petit-bourgeois”. Suit alors la demande pressante d’être perçu sans idéalisation :”Votre description ne s’accorde pas avec le fait que j’ai eu, moi aussi, mes céphalées et mes états de fatigue, comme tout le monde, que j’ai été un fumeur passionné ( je voudrais l’être encore) (..), qu’en dépit de la modestie si vantée de mon train de vie, j’ai fait beaucoup de sacrifices pour ma collection d’antiquités grecques, romaines et égyptiennes, que j’ai lu en réalité plus d’ouvrages sur l’archéologie que sur la psychologie, que jusqu’à la guerre, il me fallut passer, au moins une fois par an, quelques jours ou quelques semaines à Rome.”

 

*

Le numéro 19 de la Berggasse se situait parmi les maisons bourgeoises les plus calmes de la rue, particulièrement escarpée en venant du Ring et de la Votivkirche ou en la remontant depuis le Tandelmarkt, le marché aux puces. L’immeuble date de la fin du XIX e siècle. La façade de style Renaissance dans les étages inférieurs s’ornait de détails néo- classiques aux étages supérieurs : lions, guirlandes et bustes héroïques. Freud y vécut avec les siens de 1891 à 1938. Pendant ces 47 ans, des dizaines de patients, d’élèves, de disciples et de visiteurs du monde entier rejoignent cette adresse aussi célèbre que le 221B Baker street de Sherlock Holmes.

Savent-ils ce qui les attendent dans le cabinet de consultation? Horus, le dieu égyptien à tête d’épervier, Anubis et Osiris, divinités des enfers, Neith, la déesse guerrière, le dieu Pan, maître de la panique, la Gradiva, Oedipe devant le Sphynx, quelques centaures et silènes, un grand chameau chinois de la dynastie Tang, des bouddhas et des centaines de statuettes au sourire immobile qui invitent à se souvenir des fragments vivants du passé. En franchissant le seuil de ce cabinet on découvre au coeur de ce décor archéologique le confortable divan, lourdement chargé de tapis d’Orient, de châles et de coussins d’où l’on aperçoit parmi d’autres vitrines remplies d’objets de fouilles, dans une pièce attenante, le bureau où il rédige ses livres, ses milliers de lettres, corrige ses épreuves et reçoit ses disciples.

Pour Freud parti solitaire à la conquête d’un espace psychique invisible, l’archéologie offre une prise sur le visuel, le figuré, le représentable. Il s’entoure d’objets antiques, traces muettes mais visibles du passé des civilisations, rêvant de rendre tangibles les vestiges du passé individuel. L’archéologue comme passion habite ses songes, ses voyages, ses murs et ses identifications héroïques. Ce ” monde de rêve”, nourri des souvenirs de la Bible illustrée de son enfance, lui procure “dans les combats de la vie, une consolation insurpassée”.

 

*

 

Les visiteurs étrangers de la Berggasse traversent la Mitteleuropa pour s’allonger dans la pénombre du cabinet freudien. En 1911, le docteur Bjerre vient de Suède ; en 1912, c’est au tour de Lou Andréas-Salomé, avec qui une intense amitié épistolaire se poursuivra pendant un quart de siècle. En 1913, c’est Eugénie Sokolnicka-Kutner qui vient apprendre un nouveau métier.

En 1921, Freud prend environ dix élèves par jour. Les Américains Clarance Oberndorf, Polon, Blumgart, Meyer, Abram Kardiner avec les Anglais James et Alix Strachey ainsi que John Rickman partagent les heures du maître viennois. Cette année-là, face à l’affluence, sur les conseils de sa fille Anna, il décide de ne pas recevoir cinq patients six fois par semaine mais six patients cinq fois par semaine. En 1922, il réduit sa journée à huit heures d’analyse et promet au pasteur Pfister, son ami et correspondant, de ne plus jamais reprendre neuf patients.

En 1925 viennent à lui le professeur Tansley, le comte Kayserling et le 30 septembre, sa « princesse », Marie Bonaparte. Il l’avertit : « J’ai soixante-dix ans. J’ai eu une bonne santé mais il y a quelques petites choses qui ne vont plus (…) C’est pour cela que je vous préviens : vous ne devez pas trop vous attacher. » Alors la princesse de Grèce fond en larmes en lui disant qu’elle l’aime. « S’entendre dire cela à soixante-dix ans ! » s’écrie Freud ravi. Elle vient de rencontrer son maître. Il découvre la fée de sa vieillesse. Elle sera de ses enfants analytiques la disciple la plus fervente. Elle a pour réaliser ses rêves l’argent, l’énergie, le prestige nécessaires.

Patients et élèves se croisent parfois dans les escaliers ou au vestiaire. La poétesse américaine H.D., Hilda Doolittle, espérait toujours apercevoir le « Hollandais volant », J.J.Van der Leeuw, dans le salon d’attente. Elle aimait ce court instant où ils pouvaient échanger un regard. Elle le trouvait élégant, plaisant à regarder et « richement doté intellectuellement ». Un jour, ils se prêtent mutuellement leurs heures d’analyse. S’inclinant devant elle, il lui demande dans un allemand châtié et raffiné si la gnädige Frau accepterait de modifier pour un jour seulement l’heure de sa séance. Elle répond en anglais qu’elle viendra volontiers à quatre heures et qu’il peut prendre sa séance de cinq heures. « Ce fut la première et la dernière fois que je parlai au Hollandais volant. » Il mourut aux commandes de son avion dans le désert du Tanganika. Marie Bonaparte préoccupe aussi beaucoup H.D. « Il n’y a pas de doute, je suis impressionnée et probablement très envieuse à l’égard de cette dame douée que le Professeur appelle ‘notre Princesse’ ».

Dans ce petit monde où chacun désire obtenir l’amour du maître et rêve d’en avoir l’exclusivité, les enfants du divan se comparent, s’observent, se jalousent.  Marie Bonaparte se sent menacée par Lou Andréas-Salomé. Freud l’aurait un jour rassurée : « Lou est un miroir. Elle n’a ni votre virilité, ni votre sincérité, ni votre style.[7] » A Kardiner, au contraire, il parle de Lou Andréas-Salomé en de tout autres termes : « Il y a des gens qui ont une supériorité intrinsèque. Ils ont une distinction innée. Elle est de ceux-là.[8] »

La décision d’entreprendre une psychanalyse s’accompagne souvent des réticences de l’entourage. Autour de H.D., l’écrivain D.H.Lawrence est « d’instinct défavorable à Freud » et son ami, le poète Ezra Pound lui écrit crûment : « J’ai trouvé ton horrible Freud très tord-boyaux mais ces imbéciles de chrétiens enterrent tous leurs bons auteurs au lieu de s’en tenir à la liste des textes laissée par Dante… tu t’es trompée de porcherie, ma chère. Mais pas trop tard pour s’en sortir. »[9]

*

 

 

Freud vit la plume à la main, un stylo Montblanc. S’il ne cesse d’inventer la psychanalyse comme une oeuvre toujours en cours d’écriture, il fait de sa vie une lettre qui ne s’achève pas. De son adolescence et jusqu’à sa mort, il raconte son existence au jour le jour, ses humeurs, ses voyages, ses idées, ses sentiments. Dès ses premières affinités électives, il a voulu que l’amitié s’écrive. Avec un désir absolu de vérité, un rêve de transparence, il promet à ses interlocuteurs de ne rien leur cacher. Mais en échange, il leur faudra être l’autre, son premier et meilleur public. Pour s’engager dans la solitude de la création, Freud ne pourra jamais se passer d’un dialogue avec l’ami absent.

Le 18 septembre 1872, Freud a seize ans, il écrit à Emil Fluss avec qui il vient de passer quelques jours dans sa ville natale, Freiberg : « Je tiens ma promesse de vous relater, une fois de retour chez moi, mon voyage. Je confesse la vérité nue, mais à vous seulement ; et j’espère qu’aucun regard étranger n’apercevra ces lignes. Si cela, malgré tout, devait se produire et que vous ne soyez pas en mesure de l’empêcher, ne m’en dites rien, car alors c’en serait fait de la vérité, et vous ne recevriez plus que des phrases lisses comme des anguilles, dont vous ne sauriez quoi retirer. »

Dans cette lettre d’un adolescent, déjà le vœu de « tout dire » à un autre privilégié, qui garde le secret et accueille les confidences avec intérêt et bienveillance. On pourrait reconnaître là l’anticipation du futur cadre analytique. Et si Freud avait transposé le dispositif particulier de l’écriture d’une lettre à un autre invisible dans l’espace du cabinet d’analyse…

A son camarade Eduard Silberstein, avec qui il apprend l’espagnol pour lire Cervantès, il note le 24 juillet 1873 : « Si tu me réponds sur les ailes de l’aigle ou avec le rayon de l’éclair, tu n’en auras pas fait de trop… ».  A Martha, il écrit durant leurs fiançailles plus mille cinq cents longues lettres. Chaque jour et parfois même plusieurs fois dans la journée, il adresse à sa fiancée des mots d’amour mais aussi ses conceptions du monde et les détails très quotidiens de sa vie de jeune chercheur.

A Fliess, l’ami du milieu de la vie, avec qui la correspondance prend la forme d’une véritable démarche transférentielle, il se plaint : « Démon ! Pourquoi ne m’écris-tu pas ? Comment vas-tu ? Est-ce que tu ne t’intéresses plus du tout à ce que je fais ? » A un de ses anciens patients, Ernst Blum, venu en analyse en 1922, il demandera pourquoi celui-ci ne lui avait jamais écrit depuis lors. Blum lui répondra que le souvenir des dizaines de lettres déposées chaque jour dans le hall d’entrée l’avait découragé. Il ne voulait pas ennuyer Freud. Mais ce dernier lui répliquera : « Et si j’avais pris plaisir à lire vos lettres ! »

 

Les voyages que Freud s’offre loin de Vienne, souvent en Italie, sont l’occasion de récits colorés. De Venise, où son frère Alexandre l’accompagne, il écrit le 27 août 1895 à Martha, à bord du bateau pour le Lido : « Mon cher trésor, C’est décidé tu n’auras pas droit à beaucoup de descriptions. On n’en trouve pas le temps au milieu du tourbillon dans lequel Venise fait plonger tout un chacun. Nous nous sentons extrêmement bien, et toute la journée nous avons bien des occasions de marcher, rouler en voiture, admirer, manger et boire. Le matin, nous nous rendons toujours au Lido, 20 minutes de bain de mer, avec sous les pieds le plus exquis des sables qui soit. Hier, journée fraîche et mer agitée ; aujourd’hui, cela commence chaudement. Plus tard, hier, nous sommes montés en haut de la tour de S.Marco, (…) contemplé à satiété des Tintoret, des Titien et des Canova, sommes allés 4 fois au café Quadri, sur la place, avons écrit des lettres, initié des négociations pour certains achats, et ces 2 journées nous semblent être 6 mois. »

De Lavarone, le 1er septembre 1900  : « Pourquoi, donc, quittons-nous ce lieu idéalement beau et calme, et riche en champignons ? Simplement parce qu’il ne nous reste qu’une semaine à peine, et que notre cœur, comme nous l’avons constaté, tend vers le Sud, vers les figues, les châtaignes, le laurier, les cyprès, les maisons ornées de balcons, les marchands d’antiquités… »

De Rome, le mardi 3 septembre 1901 : « Midi en face du Panthéon, voilà donc ce que j’ai redouté pendant des années ! Il fait presque délicieusement chaud, ce qui a pour conséquence qu’une merveilleuse lumière se répand partout, même dans la Sixtine. Pour le reste, on vit divinement si l’on n’est pas contraint de s’échiner à faire des économies. L’eau, le café, la nourriture, le pain : excellents. Le vin est bon la plupart du temps. On travaille dur. Sortis aujourd’hui à 7h30, Saint-Pierre et sa coupole, Sixtine, chambres de Raphaël, plaisirs des plus rares. Cet après-midi, probablement des églises. »

Le dimanche 4 septembre 1904, Freud se rend au sommet d’Athènes, où sa vision se brouille. « Ce que je vois n’est pas vrai », c’est « trop beau pour être vrai ». Trente-deux ans après ce pèlerinage aux sources de la pensée occidentale, Freud analysera le sentiment d’étrangeté qui l’a saisi dans une lettre d’hommage à Romain Rolland. Mais le jour même, il adresse une carte postale à Martha, à 10 heures du matin : « J’ai mis ma plus belle chemise pour la visite de l’Acropole sur laquelle nous crapahutons depuis 2 heures. Elle dépasse tout ce que nous avons vu jusqu’à présent et ce qu’on peut s’imaginer. Nous craignions une chaleur paralysante et maintenant il pleut, si bien que nous avons été contraints de nous réfugier dans le hall du musée, hélas fermé. Alex est assis sur un trône de marbre qui devait être celui d’un archonte, j’écris à côté d’un cheval d’une frise de Phidias. »

*

De l’adolescence aux derniers jours de sa vie, Freud fut un prodigieux épistolier. En nombre de pages, son œuvre épistolaire dépasse très largement son œuvre savante. Sa correspondance comprend environ 20000 lettres dont la moitié environ a été conservée. Des nouvelles lettres apparaissent continuellement, retrouvées après avoir été égarées, éparpillées ou lors de ventes aux enchères[10].

 

A peine arrivé à Londres au début juin 1938, Freud écrit à Stefan Zweig, tout en précisant que c’est sa onzième missive de la journée, qu’il souhaite sa visite : «  Je suis presque toujours à la maison et si vous appelez prochainement Primrose 2940 votre visite devra facilement s’arranger. »

Le 5 mars 1939, il s’adresse à Arnold Zweig : « Je n’attends plus que le Moïse, qui doit paraître en mars encore, et après je n’aurai plus besoin de m’intéresser à aucun livre de moi jusqu’à ma prochaine renaissance. »

Le 16 juillet 1939, il envoie plusieurs pages, en anglais, à H.G.Wells qui cherchait à faire déposer au Parlement une motion en vue de conférer immédiatement à Freud la nationalité britannique : « Je suis très heureux d’apprendre que vous avez l’intention de me procurer une grande joie. Vous ne pouviez pourtant guère savoir que, depuis mon premier séjour en Angleterre lorsque j’avais 18 ans, mon imagination s’était vivement complu dans le désir de me fixer ici et de devenir Anglais.(…) Mais un fantasme infantile exige quelque examen avant qu’il puisse passer dans la réalité. »

Et le 19 septembre, trois jours avant de mourir, il confie à un poète allemand, Albrecht Schaeffer : « Rien de ce que je pourrais vous raconter de moi ne serait conforme à vos vœux. Mais j’ai actuellement plus de quatre-vingt-trois ans, par conséquent, je suis en sursis et il ne me reste vraiment rien d’autre à faire que ce que conseille votre poème : ‘Attendre, attendre.’ Cordialement à vous. Votre dévoué Freud. »

 

 

 

 

Lydia Flem

 

 

[1] J’ai librement repris et modifié ici des passages de mon livre, La Vie quotidienne de Freud et de ses patients, Hachette, 1986.

[2] Freud, Etudes sur l’hystérie, P.U.F., 1975, pp.35-82.

[3] Etudes sur l’hystérie, op.cit., p.233-236.

[4] Id.,p.127.

[5] Phrase prononcée par Kraft-Ebing, in Max Schur, La mort dans la vie de Freud, Gallimard,1975, p.135.

[6] Max Graf, « Réminiscences sur le Professeur Freud », in Tel Quel, 88, 1981, pp.92-101.

[7] Célia Bertin, La Dernière Bonaparte, Perrin, 1982, p.263.

[8] A.Kardiner, Mon analyse avec Freud, Belfond, 1978, p.115.

[9] H.D., Visage de Freud, Denoël, 1977, p.10

[10] Michael Schröter « Les lettres de Freud : état des lieux, caractéristiques, histoire de l’édition (Avec une « coda » pour ma propre cause  ) », Essaim 2/ 2007 (n° 19) , p. 27-53 .
URL : www.cairn.info/revue-essaim-2007-2-page-27.htm.

 

 

 

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