Présenté comme un instrument sociologique rigoureux, le « seuil de tolérance » aux étrangers est censé quantifier un phénomène qualitatif : à partir d’une certaine proportion d’étrangers au sein d’une population nationale donnée, des tensions, des conflits entre les deux communautés, où, pour le moins, des problèmes sociaux apparaîtraient, dans les écoles, les lieux d’habitation, etc…
Les mass media ont très largement contribué à répandre cette notion et à la faire fonctionner dans l’esprit du public comme une évidence sociale.
L’idée de seuil renvoie à l’idée, qui peut paraître « naturelle » et « écologique », de la nécessité pour chaque groupe animal ou humain de posséder son propre territoire. Il y a un demi-siècle, Hitler basait sa politique raciale sur la notion d’« espace vital », aujourd’hui, l’usage du « seuil de tolérance » se fait passer pour une réaction modérée. Pour enrayer la « maladie » xénophobie du corps social, il suffirait, non pas d’en chasser comme au Moyen Age les « agents provocateurs » de la peste, Gitan, Juif ou sorcier, ni d’appliquer la meurtrière « solution finale », mais d’en restreindre le nombre.
Le terme de « seuil » évoque l’idée de limite, de frontière entre le dehors et le dedans, le familier et l’inconnu, la maison et le monde extérieur, le soi et le non soi. Il renvoi à des fantasmes inconscients de « moi-peau » ( D. Anzieu), d’objet persécuteur et d’angoisse devant l’étranger vécu comme intrus déstabilisant. Sur le plan social et politique, il sous-entend que l’étranger « assimilé », noyé à dose « homéopathique » dans la population nationale, qui a cessé en somme d’être un étranger, est tolérable, mais qu’en plus grand nombre, les étrangers, les immigrés, sont une menace pour l’intégrité, l’identité nationale. L’immigration se trouve ainsi présentée à l’imaginaire social comme une invasion sauvage et anarchique alors qu’elle s’inscrit dans une rationalité économique.
Le « seuil de tolérance » n’apparaît pas comme tel dans l’enquête d’opinion sur les Français et les étrangers menée par l’INED en 1953 mais il devient explicite en 1964 sous la forme de « seuil de tolérabilité » dans une étude sur la cohabitation des familles françaises et étrangères dans les immeubles H.L.M. Véronique De Rudder-Paurd pense que, d’une certaine manière, l’enquête de l’INED en 1971 sur l’attitude des Français à l’égard de l’immigration étrangère, en formulant des questions à partir de l’idée de seuil, a contribué à vulgariser cette notion. Si les sociologues n’ont jamais pu observer de corrélation statistique entre un certain pourcentage d’immigrés et des manifestations de rejet à leur égard, cela n’a en rien entravé la diffusion et l’usage social de cette notion.
Non moins paradoxal, des sociologues ont pu mesurer les préjugés et les réactions d’hostilité à l’égard d’étrangers d’une communauté quasi absente parmi les autochtones. Ainsi, une enquête menée par le sociologue Badi Panahi fait apparaître que si l’Allemagne de l’Ouest ne compte plus que 27000 Juifs, un tiers au moins de la population présente néanmoins des stéréotypes antisémites marqués. D’autres études ont même pu montrer qu’on peut être antisémite sans même avoir jamais vu de Juif.
Le « seuil de tolérance » semble fonctionner comme d’autres notions issues de sciences naturelles — « race », « héritabilité génétique », « quotient intellectuel », etc. — , désuètes dans le champ de la biologie ou de la génétique, elles sont utilisées par les idéologies de la Nouvelle droite, du darwinisme social, de la sociobiologie et, diffusées dans l’opinion publique, parées de la magie des chiffres et des statistiques qui leur confèrent toutes les allures de la scientificité.
Il semble important, si la sociologie désire apporter quelques éclairages qualitatifs aux conflits inter-ethniques, qu’elle s’interroge sur ses véritables enjeux : au sein de quelle population initiale s’implantent des immigrés, quelles étaient leurs tensions internes avant leur arrivée, à quel rythme arrive la population étrangère, quelles en sont les caractéristiques sociales et démographiques, etc. ? Il serait aussi intéressant de connaître l’image, et l’altération de celle-ci, que les habitants ont et veulent donner d’eux-mêmes car, il semble bien que l’implantation d’immigrés est vécue par les autochtones comme un risque de dévalorisation sociale. Toutes les nationalités étrangères ne paraissent pourtant pas produire cet effet de dévaluation de l’image sociale des nationaux parce que selon leur origine, les étrangers sont ou non infériorisés socialement. Un étranger n’en vaut pas un autre. Qu’y a-t-il de commun entre un étranger ayant un salaire élevé et une position sociale reconnue et un autre étranger, de même langue, de même religion, de même cuisine, de même nationalité que le premier mais qui est, lui, chômeur ou ouvrier ?
Le « seuil de tolérance » escamote la réalité des antagonismes sociaux mais aussi la modification du tissu urbain et les conditions de la concurrence entre travailleurs immigrés et travailleurs nationaux sur le marché immobiliers. « Le maintien d’un habitat insalubre sera expliqué par la tendance des immigrés à se regrouper et à économiser au maximum sur le prix de leur logement en France, note Véronique De Rudder-Paurd, mais n’apparaîtra pas comme une soupape à l’insuffisance du logement social et de l’aide pour l’accès à d’autres catégories d’habitat et encore moins comme la préservation de réserves foncières promises à terme à la reconquête urbaine. »
En somme, le « seuil de tolérance » joue à la fois sur l’acceptation et le rejet des étrangers : il suppose tolérable l’existence d’étrangers en même temps qu’il en justifie le rejet au-delà d’un certain nombre, c’est-à-dire qu’il énonce la tolérance de l’immigré comme membre d’une minorité possédant un statut inférieur et réduit à son seul rôle de travailleur mais qu’il refuse la possibilité de l’intégrer à part entière au sein du corps social. Ou en d’autres mots : la tolérance s’arrête au seuil, ce qui véhicule l’idée sous-jacente que le « racisme est naturel et inévitable ». Une société pluraliste et respectueuse de l’altérité, consciente de la richesse d’autres traditions et d’autres cultures est loin de se dessiner.
Lecture
- Y. CHARBIT, M.-L. LANY, « Attitudes à l’égard des étrangers et seuils de tolérance. Les enquêtes de l’INED », Sociologie du Sud-Est, (n° spécial, Le seuil de tolérance aux étrangers), Colloque du CIRCOM, n°5-6, 1975.
- Véronique DE RUDDER-PAURD, « La Tolérance s’arrête au seuil » in Pluriel. N°21, 1980, p. 4-13.
- A. GIRARD et J. STOETZEL, Français et étrangers : l’attitude française. L’adaptation des italiens et des Polonais, Paris, PUF, (Cahiers de l’INED n°19 et 20)., 1953.
- GIRARD et M.-L. LANY, « L’attitude des Français à l’égard de l’immigration étrangère », Population, n°5, 1971.
- A. GIRARD, Y. CHARBIT, M.L. LANY, « L’attitude des Français à l’égard de l’immigration étrangère », Population, n°6, 1974.
- Bani PANAHI, Vorurteile. Rassismus, Antisemitismus, Nationalismus… in der Bundesrepublik heute. Eine empirische Untersuchung, S. Fischer Verlag, 1980.
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