Souvenir d’images, Alain Fleischer

publié in Les Photographies de Lydia Flem, 2014

Je suis face à cette question : si, parmi la multitude des personnes qui prennent des photographies, toutes ne sont pas des photographes, comment distinguer les photographies qui relèvent d’un langage artistique de celles qui appartiennent au langage courant, comme on peut distinguer le texte d’un écrivain de l’infinie production langagière des cartes postales ? Pour la littérature, Alain Robbe-Grillet m’avait confié sa méthode lorsqu’il jugeait les manuscrits envoyés aux Éditions de Minuit : il lisait la première page ; si son opinion n’était pas déjà faite, il lisait la dernière ; si le doute persistait, il ouvrait le livre au milieu ; s’il décidait alors de le lire tout entier, c’était le signe qu’en tout cas, il s’agissait d’un texte publiable, d’un auteur qu’on pouvait qualifier d’écrivain. Une méthode comparable pourrait s’appliquer sans doute à la photographie, à condition d’être face à un corpus appréciable d’images.

Un jour, alors que je suis de passage à Bruxelles et sur le point de repartir, Lydia Flem me demande si elle peut me retenir une demi-heure. Sur un coin de table de cuisine, elle me montre des photographies. Je sens venir le piège d’une situation délicate… Mais je suis aussitôt étonné par la nature singulière des images, bien différentes des photographies de tous les amateurs qui espèrent faire reconnaître leur œuvre de photographe, toujours sincères, parfois naïfs. Je ne suis ni face à de médiocres photos relevant du reportage ou du témoignage, ni devant des images prétendument « artistiques ». Je suis frappé par ses compositions singulières, n’ayant rien vu d’équivalent jusque-là, après avoir été amené dans bien des situations à découvrir et à évaluer des « portefolios » de candidats photographes. Aux quelques mots que me dit Lydia, je comprends que les photographies sont liées à la fois à une expérience particulièrement douloureuse – celle de la maladie – et à ce qui a été jusque-là son travail principal, l’écriture, avec une œuvre d’écrivain notoire (en l’occurrence, il s’agit d’un livre autobiographique, La Reine Alice, transformé en conte). De fait, ces photographies relèvent à la fois de l’image et du texte, associant des éléments dans des compositions plastiques qui peuvent évoquer des rébus. À mes yeux, c’est déjà un point fort lorsqu’une image n’est pas seulement la saisie d’un instantané visuel, mais le résultat d’une construction, directement ou lointainement sous-tendue par la langue, par les mots, comme on peut dire du monochrome conçu par un peintre qu’il résulte de la décision exprimée ainsi : « Je vais faire un monochrome. » Autrement dit, des images en lesquelles domine un projet (expressif, narratif, esthétique ou autre).

Face à ces images que me présentaient Lydia, j’étais à l’évidence devant une écriture visuelle, faite d’un ensemble de signes organisés et maîtrisés : sens de l’espace, sens des objets-signes, des objets-symboles, des objets-traces, de leurs relations, de la lumière, de la perspective. Cette écriture visuelle produisait autant d’énigmes à déchiffrer sur ce mode mystérieux que peuvent adopter les poèmes. J’ai dit à Lydia qu’il s’agissait selon moi d’un authentique travail de photographe, relevant de ce qu’on appelle aujourd’hui, d’une formule inadéquate la « photographie plasticienne ». Je me suis souvenu de l’exposition décisive intitulée Ils se disent peintres, ils se disent photographes par Michel Nuridsany au musée d’Art moderne de la ville de Paris au début des années 1980. À côté des photographes qui s’assumaient comme tels, il y avait des artistes qui, bien que ne travaillant qu’en photographie, voulaient absolument qu’on les appelât des peintres, une attitude et une coquetterie que j’ai toujours contestées. Il y a certes différentes familles dans la photographie, mais je persiste à penser que toute image produite avec un appareil photographique sur un support photographique est avant tout une photographie.

Au côté « plasticien » des photographies de Lydia Flem s’ajoutait donc une forte dominante autobiographique. Mais ce journal intime en images, n’avait rien d’une collecte de photographies enregistrant une quelconque réalité quotidienne. Chaque image était entièrement fabriquée, composée, et son lien à l’autobiographie venait du recours aux objets « à portée de main », parfois dans une chambre d’hôpital. Cette pratique photographique, à l’aide d’un appareil très simple, avait représenté pour Lydia une sorte de salut, moyen de produire et de retrouver de l’optimisme au moment où, condamné à ne rien faire, on est menacé par le désespoir. Les photographies étaient étonnement joyeuses, y compris les autoportraits rieurs, alors que le visage est loin d’être dans son état le plus flatteur. Certaines sont de véritables pieds de nez hilares, jubilatoires, aux pleurnicheries hypocondriaques ou autocompassionnelles. J’ai tout de suite aimé ces images, j’ai dit à Lydia qu’elle devait prendre au sérieux sa création photographique, et je l’ai encouragée à continuer. Alors, elle m’a interrogé sur l’utilité de légender les images : devait-elle aller chercher des légendes, par exemple dans des citations littéraires ? Ma réaction a été qu’elle seule pouvait produire des textes – de préférence courts – susceptibles d’accompagner les images. Mais je me demandais : « Des légendes sont-elles utiles ? » Lydia elle-même, avait-elle besoin d’ajouter des mots, tout n’était-il pas dit avec les photographies ? Et les photographies, laissées à leurs énigmes, n’étaient-elles pas le moyen d’expression pour dire ce qui ne peut être dit avec des mots ?

J’ai pris la responsabilité d’affirmer à Lydia qu’elle était une photographe, qu’elle avait trouvé un langage nouveau qui lui appartenait. Je n’avais pas prévu qu’elle allait devenir une photographe prolixe – on pourrait presque dire forcenée – puisque moins de deux ans plus tard, elle venait au Fresnoy, pour y tirer dans notre laboratoire, plus de cent photographies destinées à l’exposition que lui consacrera bientôt la Maison européenne de la photographie, le regard de Jean-Luc Monterosso – puis de d’autres connaisseurs ensuite –, ayant confirmé mon point de vue. Les moyens techniques du Fresnoy, très sophistiqués, ont été justifiés par la sophistication esthétique d’images pourtant réalisées avec des moyens techniques très simples. Cela prouve une fois de plus qu’il n’y a pas de supériorité de la technique savante et complexe, sur une technique presque primitive : c’est la justesse et l’adéquation qui comptent, entre un sujet, ou un projet, et les moyens de sa mise en œuvre. Au Fresnoy, Lydia a par exemple découvert que, selon sa nature, une image appelle un format idéal particulier. À nouveau, ce ne sont pas les tirages les plus grands qui sont forcément les plus beaux. Le support photographique a cette particularité de pouvoir trouver le juste format de l’image finale, bien après sa prise de vue (de la même façon qu’au cinéma le montage est un choix nouveau et déterminant, remodelant ce qui a été filmé).

Nous voilà donc devant une photographe qui est par ailleurs un écrivain important. Cela me fait penser à Claude Simon – alors que je suis directeur artistique d’une exposition que lui consacre la BPI au Centre Pompidou, à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance – : j’ai réussi à faire admettre au conservateur pour la photographie, du musée national d’Art moderne, que ce n’est pas parce que Claude Simon fut un très grand écrivain, prix Nobel de littérature, qu’on doit ignorer qu’il a eu une œuvre photographique digne des plus grands maîtres contemporains de cet art.

Alain Fleischer

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