Le Figaro littéraire, jeudi 18 mars 2021, par Alice Ferney
L ES LIEUX par lesquels nous passons s’inscrivent en nous alors que nous n’y laissons pas de trace. La mélancolie de ce constat pourrait-elle être consolée ? Peut- être suffirait-il de consigner« qui a vécu, aimé, pensé » entre ces murs restés debout plus longtemps que leurs occupants ?
Dans son nouveau livre, Paris fantasme, Lydia Flem poursuit cet espoir. Son enfance parisienne, ses lectures, les clichés d’Eugène Atget qu’elle découvre, tout l’amène à une rue, quasi piétonne, presque provinciale, qui « marie la place Saint-Sul- pice au jardin du Luxembourg » : la rue Férou.
Perec l’a décrite dans sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Lydia Flem en arpentera l’espace et le temps pour en faire le portrait. « Une rue, dix maisons, cent romans », écrit- elle.
La loi de la mémoire
La rue Férou compte dix-sept numéros et quelques hôtels particuliers mythiques dont l’histoire nous ramène au XVIIe siècle. Qu’à cela ne tienne, Lydia fréquente les archives et remonte jusqu’en 1635. Les actes notariés – ventes, héritages, inven- taires après décès – ressuscitent des vies et des généalogies.
Le parlementaire Étienne Férou donna son nom à la rue. Man Ray, exilé volontaire, habita au 2 bis. Le lecteur saura ce qu’il mange au petit déjeuner et tout ce qu’il doit à son ami Marcel Duchamp.
Athos, le mousquetaire de Dumas, Sainte-Beuve, Mlle de Luzy, comédienne au Français, Mme de La Fayette, Prévert et ses parents à la fois fauchés et généreux y logèrent.
Lavoisier s’y cacha pendant la révolution. Huysmans ou Hugo y firent résider leurs personnages. Talleyrand, Renan, Proust… Lydia Flem éparpille les grands noms sur ce minuscule quartier du Luxembourg. Des mondes surgissent, des pratiques perdues, des métiers anciens.
La forme d’une ville ne cesse de changer. Les murs sont accueillants. Au 5, un glacier corse succède à un libraire slave. Au 8, les Éditions Belin demeurent de 1875 à 2017. Lydia Flem a le goût des listes, elle a retenu la leçon du photographe de Paris – « il n’y a rien d’insignifiant, jamais » – et se soumet à la loi de la mémoire:«Se souvenir des morts pour ne pas oublier de vivre. »
Le 3 mars 2016, elle loue un studio rue Férou. Ce n’est pas sa maison, elle ausculte la rencontre. Qu’est-ce qui donne le sentiment d’être chez soi quelque part ? Habiter, déménager, se sentir à l’abri ou au contraire étranger… L’écrivain psychanalyste déploie ses questionnements, ses hypothèses, ses explorations. Les ruptures d’objet et de ton sont sa marque de fabrique, l’expression d’une fantaisie qu’elle a reçue en héritage, une puissance de vie. « La page est mon terrain de jeu, là je suis seule maîtresse à bord », dit celle qui entremêle et re- lie, promettant toujours une surprise à celui qui la lit.
Pourquoi à ce point sonder le passé d’un lieu ? Pourquoi cette passion des maisons ? « Est-ce l’impossibilité de faire retour sur les lieux de mes ancêtres ? », se demande l’auteur, qui « traverse douloureusement l’espace ».
L’inquiétude du déraciné habite ce livre exigeant et profond, Paris fantasme est une grande confidence détournée. ¦ ■