La Revue des Deux Mondes par Patrick Kéchichian, mars-juin 2021
Non, Lydia Flem ne fait pas de la parisienne et modeste rue Férou, entre la place Saint-Sulpice et le jardin du Luxem- bourg, le centre du monde. Ce serait simpliste. En revanche, elle concentre là, dans ces quelques mètres de pierre et de hauts murs, dans ses cours pavées et devant ses porches, toute sa mémoire, ses recherches documentaires, sa part (dûment contrôlée) de rêverie. En fait, le vrai sujet de ce volume merveilleusement hybride, démesuré, à la fois précis, scrupuleux et riche de multiples digressions, se trouve dans les intersections, les croisements qu’il établit (1). Comme souvent d’ail- leurs dans les livres de Lydia Flem. Ce point de rencontre si obstinément recherché est quelque part entre l’ici et l’ailleurs, le chez soi et le hors de soi, le temps perdu et le temps retrouvé; la boussole le mesure autant que l’horloge, et on doit le chercher aussi bien côté cour que côté jar- din. Le titre peut mal nous orienter, car le Paris qui est raconté à partir de cette petite rue est bien plus réel que fantasmé. Mais peu importe: les 500 pages tiennent sinon en haleine, du moins en forte, heureuse, émouvante attention le lecteur, surtout s’il est lui-même parisien. Paris, disait Marivaux, cité en tête d’un chapitre, « est l’abrégé du monde ».
« Comme il serait doux de se sentir chez soi quelque part ; d’être un corps à l’abri de sa peau, dans une maison-enveloppe, dans un espace- temps où le dedans et le dehors s’épouseraient comme la danse des nuages », écrit Lydia Flem dans la belle et juste préface de son livre.
Quelques lignes plus loin, elle pose cette question déchirante, à la fois intime et collective, qui vaut pour toutes les familles juives (comme la sienne) ou appartenant à un autre peuple persécuté qui ont traversé la guerre et la Shoah ou n’en sont pas revenues : « Existe-t-il, pour moi, un lieu où l’espace cesserait d’être un doute, un exil, une conquête incer- taine ? Pourrais-je un jour faire corps avec l’espace qui m’englobe, cesser de me sentir en transit, en embuscade, cachée en moi-même ? »
Mais avec quoi, avec qui, avec quels temps « faire corps » ? Ou, autrement formulé : quelle adresse peut-on dire vraiment sienne ? Ou bien : « Puis-je m’arrimer en un point de hasard ? » Définir un lieu, se définir par rapport à lui, surtout dans une ville comme Paris, c’est commencer de répondre à de telles questions et s’orienter comme il convient. Et cette définition est plurielle, inscrite dans le temps. Un temps qui ne peut être seulement personnel. « Récits collectifs et récits de soi s’interpénètrent, indissociables », écrit Lydia Flem, avant d’ajouter cette évidence, si souvent négligée dans la fièvre autobiographique : « Il n’y a pas de soi sans les autres. On est dans le même monde. »
Un jour donc, l’auteure cherche (et trouve) un lieu à Paris, un logement, un lieu de travail plutôt, et se désigne à elle-même la rue Férou, « une rue à ma taille » dit-elle. Dès lors, pour habiter ce lieu, il faut se familiariser avec lui. La rue n’est pas longue, nous l’avons dit, mais elle se prolonge considérablement, s’enfonce dans le temps, dans la mémoire. La chronologie, la généalogie sont des voies d’accès. Le recensement des noms, des dates, aussi. Les visages, eux, sont effacés, mais quelques-uns survivent cependant… Ainsi, « c’est le monde au loin qui s’organise par rapport à la demeure ici ». Là aussi, des croi- sements, des rencontres, parfois improbables, donnent à la présence, surtout des morts, une fabuleuse et inspirante épaisseur.
Les inventaires (« après décès ») ne peuvent ressembler qu’à ceux de Jacques Prévert, qui habita au 4 de la rue Férou, ou de Georges Perec, rêvassant avec attention, un jour d’octobre 1974, au Café de la Mairie, sur la place Saint-Sulpice, juste en face de la même rue. Les figures sont nombreuses, célèbres, anonymes, effacées ou encore bien dessinées… Citons-en quelques-unes… Comme en majesté, il y a Man Ray, et puis, vers la fin du livre, le photographe Eugène Atget, qui le croisa vers 1922,
en plein surréalisme. Avant cela, Athos, l’un des trois (des quatre en réa- lité) mousquetaires habita là. Et aussi le grand Jean-Jacques Olier, figure centrale de la spiritualité catholique au XVIIe siècle, concentrée autour de Saint-Sulpice. Le jeune Renan, à l’hôtel Fénelon voisin, se souvient de lui, avant de s’éloigner… Ou encore, en mêlant les époques, tandis que Leibnitz se promène et qu’Eugène Pottier compose L’Internationale, La Rochefoucauld visite, en voisin, Mme de La Fayette – Mme de Sévigné disait que « rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux charmes de leur amitié ». Et puis, plus récemment disparus des lieux, les éditeurs Belin et L’Âge d’homme. Enfin Le Bateau ivre de Rimbaud, reproduit sur le mur, à l’entrée de la rue.
« Chaque livre est une lanterne magique, une boîte à trésors », écrit Lydia Flem. Chaque livre, je n’en suis pas certain… mais le sien, assurément.

1. Lydia Flem, Paris Fantasme, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2021.