Connus à cette adresse

Libération, jeudi 22 avril 2021, par Claire Devarrieux

Dans les rues de Paris, «chemins de pierre et de papier», où se superposent les époques, on croise une foule d’artistes et d’intellectuels. De la rue Férou à celle de Babylone, en faisant un détour par Châtenay-Malabry, Balade en sept ouvrages.

Nul besoin d’habiter la région parisienne pour arpenter la capitale et ses environs. Les ouvrages sur Paris qui viennent de paraître, plus nombreux que d’habitude, confinement oblige, invitent à se promener, mais surtout à lire, à découvrir quelles histoires et quelles personnalités se dissimulent derrière les porches.

INVENTAIRE DE LA RUE FEROU

Vers où va la rue Férou ? Vers le Luxembourg. Elle est vieille de cinq siècles, et si courte qu’il faudrait la parcourir près de cent fois pour y lo- ger dix mille pas. On croit la connaître. «Comme tout le monde, je savais que le mousquetaire Athos en avait été l’hôte littéraire, que Georges Perec la décrivait depuis le Café de la Mairie dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisienLydia Flem, dans Paris Fantasme, «épuise» ce «chemin de pierre et de papier» du VIe arrondissement : «Ma rue Férou.»

On fait la connaissance d’Etienne Férou, procureur au Parlement de Paris peut-être mort en 1547, et on finira par manger une glace avec le poète Michel Deguy, chez le Corse qui a occupé, de 2016 à 2019, la boutique des éditions de l’Age d’homme fondées par Vladimir Dimitrijevic, fils d’un horloger de Belgrade qui l’envoya «à l’Ouest» en 1954.

D’autres éditeurs ont séjourné dans la rue. Le n° 8 a été l’adresse de Belin pendant cent quarante-deux ans, jusqu’à la mort de Marie-Claude Brossollet. Au 15, Louise Leneveux écrivait et publiait au XIXe des ouvrages édifiants pour la jeunesse. Son fils était l’ami d’Eugène Pottier, l’auteur de l’Internationale.

Paris est un palimpseste où les fantômes réels et imaginaires se marchent dessus. Chateaubriand, Ernest Renan sont passés par là, ainsi que Victor Hugo, Huysmans ou des personnages de leurs romans. Dans les archives, Lydia Flem puise des baux, des contrats de mariage. On aperçoit au fil de ses listes le jeune Taine en 1847 dans sa mansarde d’étudiant, ou l’affichiste Cassandre dans son éphémère école d’art graphique en 1934. On va du XVIIe au XXIe siècle, du curé de Saint-Sulpice au «poème mural», les cent vers du Bateau ivre peints au n° 2 par Jan Willem Bruins. Il y a des faits divers, de sombres histoires de succession. On ne s’ennuie pas. Au 4, Prévert a été un enfant, le comité de lecture des Temps modernes s’est tenu un temps, et Michel Déon a vécu de 1959 à 1979.

Lydia Flem rêve, emménage, tient son journal, recopie des recettes de cuisine, envoie des lettres aux morts devenus ses amis, se met dans la peau d’Eugène Atget dont les photographies de la rue Férou ont accompagné ses premières recherches. Elle écrit «Mon autoportrait en comédienne du Français». L’hôtel de Mlle de Luzy, née à Lyon en1747, est sis au n°6. Elle est morte en 1830. Pile cent ans plus tard, Henry de Jouvenel, séparé de Colette, emménage avec sa nouvelle épouse, et leurs enfants respectifs, un garçon et une fille. Ceux-ci se marient et fondent les éditions musicales le Chant du monde. Au 6, Hemingway a habité en 1926-1928 avec Pauline Pfeiffer. Après la guerre, Jacques Lacarrière, Barthes, Pierre Clémenti, se croisent à la Maison des lettres, un foyer d’intense activité culturelle. L’hôtel de Luzy a été racheté en 1969 par Pierre Schlumberger, et enfin par Jean-Jacques Goldman.

Le plus bel endroit de Paris Fantasme est l’atelier de Man Ray, qui a passé au 2 bis les vingt-cinq dernières années de sa vie, avec Juliet Browner (de 1951 à 1976). C’était une impasse entre l’ancien séminaire du n° 2 et l’hôtel de Mahé de La Bourdonnais au n°4 : un mur, un toit en verre, et Man Ray eut sa cabane, humide, glaciale, mais lumineuse. Man Ray, né Emmanuel Radnitzky à Philadelphie (il avait 21 ans quand toute la famille changea de nom), fils d’un tailleur juif, quitta l’Amérique pour la France grâce à Marcel Duchamp. Selon Lydia Flem, il décida de «dissimuler la machine à coudre familiale pour lui substituer la machine à photographier». Elle se faufile dans sa biographie, qui va de Picabia à Cocteau et à Paul Poiret, d’Erik Satie à Adrienne Monnier.
Il n’y a pas de musée Man Ray au 2bis de la rue Férou, mais Lydia Flem en a posé les premiers jalons, qui sont en partie les siens. Monnier est le nom de résistante de sa mère, Jacqueline Monnier. Le quartier de l’Odéon est «le pays de ma mère», l’endroit où devenir écrivain.
Paris Fantasme, essai historique et littéraire, est «une autobiographie au pluriel», la réponse à une question simple et vertigineuse : «Où suis-je chez moi ?» «Le trauma de mes parents s’est tapi dans mon corps. Mon père qui a perdu sa mère à Auschwitz a épousé une jeune femme qui en est revenue. Je suis née de ces deux voyages. Comment faire sortir ce Dibbouk

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