Le monde des livres, 17 mars 2021
« Paris Fantasme » : Lydia Flem, rue Férou comme chez elle
L’écrivaine arpente la petite voie parisienne d’un immeuble à l’autre, d’hier à aujourd’hui, s’y cherche et s’y retrouve aussi. Un livre qui ouvre toutes les portes. Par Fabrice Gabriel

« Paris Fantasme », de Lydia Flem, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 544 p., 24 €, numérique 17 €.
La rue Férou n’est pas très longue, qui relie la place Saint-Sulpice au jardin du Luxembourg, dans le 6e arrondissement de Paris : à peine quelques dizaines de mètres, peu de maisons, moins d’une vingtaine de numéros… Mais c’est assez pour qu’y naisse un livre, un monde. Lydia Flem a choisi en effet de mener sur cette artère discrète, vieille de tout juste 500 ans, une enquête originale, rigoureusement documentée mais très librement autobiographique, pour laquelle elle invente un genre à sa façon, comme on improviserait un itinéraire ou une recette de cuisine : une sorte de récit piétonnier, aux multiples registres et saveurs, aux innombrables entrées.
Madame de La Fayette et Jean-Jacques Goldman
Ecrivaine, photographe, amatrice d’archives et traqueuse de signes, l’autrice de Comment j’ai vidé la maison de mes parents (Seuil, 2004) demeure d’abord fidèle à sa vocation de psychanalyste : elle écoute, observe, s’étudie (et se dit). Au seuil de Paris Fantasme, dès l’exergue emprunté à Virginia Woolf, le principe en est explicitement donné : il va s’agir d’interroger la question de l’intériorité, de l’être-chez-soi – dans sa ville, dans sa maison, dans son corps – à travers l’évocation d’une rue d’apparence modeste mais où sont passés (entre autres) Madame de La Fayette et Man Ray, Ernest Renan et Prévert enfant, Hemingway et le poète Michel d’Amboise, l’académicien Michel Déon et même le chanteur Jean-Jacques Goldman, acquéreur en 1996 de l’hôtel particulier dit « de Luzy »… Quelques arpents de Paris deviennent ainsi le lieu d’une sorte de théâtre généalogique, comme une scène ouverte à la mémoire, ses douleurs, ses rêveries.Lire aussi :« La Reine Alice », de Lydia Flem (2011) : Alice au pays du cancer
C’est une mémoire intime, surtout, qui ramène à un traumatisme ancien : « Le jour anniversaire de mes 21 ans, un 15 juillet, à Vienne, je pris la décision d’entreprendre une psychanalyse. Je ne parvenais plus à traverser la rue seule. » Paris Fantasme peut donc se lire comme une tentative – réussie – de re-traverser la rue (la rue Férou : une rue vers où ?), dans l’accompagnement de fantômes nombreux et l’enveloppement d’une famille très présente… Les parents de Lydia Flem sont bien là, en effet, qui ont survécu à la catastrophe centrale de l’histoire du XXe siècle. On les entend et les aperçoit, dans le décor de la ville, mêlant par moments leurs silhouettes à la fresque des noms du passé : voici par exemple la petite Fiat 600 de Jacqueline, la mère, résistante et rescapée d’Auschwitz, qui glisse son souvenir entre les ombres du mousquetaire Athos (il habite rue Férou, nous dit Dumas), du mari de Colette, Henry de Jouvenel (locataire au n° 6) ou de Jean de Mayol de Lupé, aumônier fasciste de la division SS Charlemagne, qui est né au n° 8…
Question cruciale du livre : qui suis-je ?
Paris Fantasme suit l’ordre de numéros ouvrant sur les chapitres comme des portes, tout en ménageant pauses et digressions autobiographiques : Lydia Flem y raconte sa vie et celles des habitants d’autrefois. Il lui arrive même de dire « je » à leur place, pour devenir une comédienne du Français au XVIIIe siècle ou entrer dans la peau du photographe Eugène Atget… Singulier jeu de rôles et drôle d’exercice d’autoportrait, qui révèle – presque à la manière d’une charade – la question cruciale du livre : qui suis-je ? Et comment s’y retrouver, enfant sans repère (ni repaire), aimée de ses parents revenus de nulle part, travaillée par l’angoisse du retour, l’héritage de la perte ? Peut-être en se donnant un territoire – l’arbitraire d’une rue – pour s’y rêver vraie, dans le miroir des existences qu’on imagine derrière les façades, l’au-delà sans tain des fenêtres, la frontière franchie du dedans des autres, du commun dehors.Lire aussi cette rencontre de 2016 :Lydia Flem, de ce côté du miroir
La rue Férou : une rue fourre-tout, pourrait-on dire, sans que l’expression soit inconvenante pour un livre qui revendique sa fantaisie de composition, accueillant listes et chronologies, plans et recettes, lettre (à Man Ray) et journal intime (de l’année 2016), bottin littéraire et longue énumération des synonymes du mot « maison »… Un tel foisonnement formel est comme la réponse à un défi formidable, littéraire et métaphysique, puisque Lydia Flem s’identifie au personnage principal du Château, de Kafka (1926), l’arpenteur K, condamné à l’inachevé du roman, incapable d’accéder au lieu interdit du titre. Or cet interdit est levé par l’écrivaine, avec superbe : « Je suis cet Arpenteur, cette Arpenteuse. Des années se sont écoulées avant que je comprenne qu’il fallait se donner à soi-même la permission de l’habiter. Se déclarer dans le Château, c’est affirmer son plein droit de s’y trouver sans rien justifier. L’appartenance au lieu magique s’énonce et se réalise au même instant, comme si jamais la question ne s’était posée. J’y suis. » Et nous y sommes, heureux, avec elle.Fabrice Gabriel (Collaborateur du « Monde des livres »)