Le Temps, Genève, entretien de Isabelle Rüf, 19 avril 2021
Lydia Flem a connu le succès en 2004 avec «Comment j’ai vidé la maison de mes parents». Elle explique ici son projet «insensé» qui a donné naissance à «Paris Fantasme»: dessiner le portrait d’une rue de Paris, sur cinq siècles, maison par maison :
Derrière Lydia Flem, un mur de livres et tout autour, Bruxelles qui bruit, invisible. C’est ici, dans sa ville natale que, pendant une année de confinement, elle a rédigé un livre qui ne parle que de Paris. Et même, d’une rue de Paris, la toute petite rue Férou qui mène de la place Saint-Sulpice au jardin du Luxembourg.
«C’est dans l’autobiographie de Man Ray que j’ai découvert la richesse de cette ruelle que j’avais empruntée mille fois. Il y a habité pendant vingt-cinq ans, jusqu’à sa mort en 1976. Il l’a peinte et une lampe qu’il a créée porte son nom. A son arrivée à Paris, Marcel Duchamp le présente à ses amis, tout de suite, il se sent chez lui. Je me suis rendu compte qu’un nombre impressionnant d’artistes, de créateurs, d’intellectuels avaient résidé rue Férou. Plus je cherchais, plus je trouvais. J’étais comme un enfant qui se promène le nez en l’air et se demande qui peut bien vivre derrière ces fenêtres illuminées. J’ai alors formé ce projet insensé qui m’a pris cinq ans – dessiner le portrait d’une rue sur cinq siècles, maison par maison. C’était amusant mais pas gagné d’avance. Il m’a fallu trouver une architecture, tailler dans l’énorme matériau d’archives tout en m’accordant la liberté de la romancière.»
Le Noël de Prévert
En 1518, Etienne Férou, procureur du Parlement de Paris, achète les arpents de terre dans lesquels il trace la ruelle qui jusqu’à aujourd’hui porte son nom. «Alexandre Dumas y fait résider Athos, madame de Lafayette y écrit La Princesse de Clèves, Prévert, enfant, y a vécu un Noël de pauvre… On y trouve un couvent, un manège, des éditrices, propriétaires de la maison Belin, la librairie de l’Age d’Homme, aujourd’hui fermée. Pottier y écrit les paroles de L’Internationale. Perec évoque sa banalité provinciale depuis le café de la Mairie, place Saint-Sulpice.» Lydia Flem tente-t-elle comme lui d’épuiser un lieu parisien?
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Paris Fantasme dresse de la rue un «portrait chinois». On en suit la chronologie bousculée, fermant une porte pour ouvrir la suivante, grimpant aux étages, regardant dans les cours et les jardins. «J’y ai même habité pendant quelques semaines. Je croyais que cette proximité était nécessaire pour comprendre comment se mêlait la vie des autres et la mienne. Mais cette expérience m’a rendu la ruelle plus mystérieuse encore. Parfois un lieu ne nous accueille pas et je n’ai pas su me rendre celui-ci habitable; j’ai compris que c’est en soi-même qu’il faut trouver sa maison.»
Trilogie familiale
Cet échec amène à la question centrale de Paris Fantasme: «Qu’est-ce qui donne le sentiment d’être chez soi quelque part? D’habiter tout à la fois son corps, sa maison et le monde?» Le projet historique et romanesque se double d’une autobiographie: «Les deux registres s’enroulent l’un autour de l’autre comme un ruban de Moebius. Après Comment j’ai vidé la maison de mes parents, j’ai voulu écrire «comment habiter ma maison.» Paru en 2004, le livre de la psychanalyste a connu un succès mondial tant il touche à une question que chacun doit affronter un jour. Il forme désormais
avec Lettres d’amour en héritage et Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils une trilogie familiale.
Mes parents m’ont appris qu’un lieu est toujours éphémère. Qu’on peut avoir à le quitter très vite pour le reconstruire ailleurs
«Depuis toute petite, j’ai la conscience aiguë du désarroi de mes parents. Ils avaient tous deux un traumatisme en héritage – exils, persécutions, déportations mais aussi résistance. Ma naissance, après la guerre, était pour eux comme un miracle, une revanche de la vie. Ils m’ont appris qu’un lieu est toujours éphémère. Qu’on peut avoir à le quitter très vite pour le reconstruire ailleurs. C’est insécurisant mais aussi dynamique. Mes parents étaient très doués pour nidifier ici ou là.»
Une enfance baignée dans un «bain sonore polyglotte», où l’hébreu et le yiddish se mêlent au russe, au français, à l’allemand, lui apprend la part intraduisible de toute langue. Plus tard, elle écrira sur la Vienne de Freud, la Venise de Casanova. «Mais c’est la rive gauche de Paris qui fait battre mon cœur le plus vite.»
Masquée en arlequin
C’est donc dans l’immobilité du confinement que Lydia Flem a rédigé cette balade dans le temps. «Pour achever le livre, c’étaient des conditions favorables. Je me suis fait des coins différents dans la maison, changeant la place des meubles pour bouger malgré tout! C’est une expérience forte que d’être prisonnier en même temps qu’une grande partie du monde. S’il est important de pouvoir se retirer dans sa bulle, on a aussi besoin de partage, et il faut trouver en soi les ressources pour atteindre une harmonie. Je ne pratique presque plus la psychanalyse, mais là, des patients m’appelaient de leur voiture, le seul lieu où ils parvenaient à s’isoler
pour parler des difficultés de la promiscuité forcée.» Sur le site Lydia-flem.com, l’écrivaine devenue photographe s’est amusée à confiner en images quelques-uns de ses héros – Freud, Virginia Woolf, Perec – ou à se représenter elle-même masquée en arlequin.
Etait-ce pour s’évader de son enfermement? A deux reprises, Lydia Flem prend la parole à la place d’un personnage de sa «tapisserie». Elle s’amuse à être mademoiselle de Luzy: «Une belle figure de liberté! Par privilège, les pensionnaires de la Comédie Française dépendaient directement du roi, ce qui les affranchissait de la tutelle du père ou du mari! Elle a été la maîtresse du jeune Talleyrand, alors séminariste. Elle a occupé un temps le fabuleux hôtel qui porte son nom et qui hébergera par la suite, entre autres, Colette puis Hemingway qui y écrira L’Adieu aux armes. La maison de disques Le Chant du monde y établit son siège, et à partir de 1945, la Maison des lettres de la Sorbonne où se croisent Camus, Queneau, Breton, Barthes. Le palais abrite aussi les fêtes fastueuses de quelques millionnaires, jusqu’à ce que Jean-Jacques Goldman l’acquière en 1996.»
Strudel au pavot
La psychanalyste se met aussi dans les pas d’Eugène Atget qui a arpenté les rues de Paris, son lourd matériel de photographe ambulant à l’épaule: «Une figure émouvante, orphelin, comédien raté, autodidacte. Il a sauvé la mémoire du vieux Paris avant les aménagements de Haussmann. Rue Férou, il a photographié toutes les maisons.»
Artistes, millionnaires, gens d’Eglise, artisans, brodeuses, héros anonymes dessinent au fil des siècles un microcosme fascinant. En 2012, sur un mur aveugle de la rue, un peintre néerlandais a peint, à main levée, les premiers vers du Bateau ivre. Depuis, des touristes du monde entier viennent photographier Rimbaud. «Plus loin, une main anonyme a gravé dans la pierre le mot «pot-au-feu». Ce qui m’a donné l’idée d’intercaler des recettes que j’ai toutes essayées, depuis le potage au lait d’amande de la Renaissance. Elles apportent un aspect charnel à la rue. Et le langage de la cuisine est si beau: on peut «faire sourire le bouillon». Deux de ces recettes renvoient à un monde disparu: le cake au citron de Lily Perec et le strudel au pavot de ma grand-mère.» Ecrire, photographier, cuisiner, c’est toujours affaire de transmission.
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