L’ombilic de la photographie

(publié in Alain Fleischer, L’Aventure générale, Cent Quatre Paris 2020)

On imagine un enfant, un petit enfant, qui s’ennuie. La scène se passe à Budapest ou à Barcelone, peut-être à Paris. Un soir, assis à la table familiale où se tient un repas de fête qui s’éternise, l’enfant baille aux corneilles, ou aux tigres. Il dessine des chemins de miettes sur la nappe, puis, ivre de fatigue, se met à jouer avec ses couverts. La magie mystérieuse des reflets, le pouvoir de saisir des fragments de ce qui l’entoure le surprend, le fascine. Le décor, les personnes, les objets, les gestes des convives, tout se met à tourner, à sa guise, autour de lui, comme une lanterne magique. Son couteau devient miroir, sa cuillère se fait caméra, sa fourchette, appareil photographique. L’argenterie entre les doigts de l’enfant capte et révèle les échancrures d’un visage, la lumière des bougies qui scintille en cascade par le seul mouvement de son poignet. L’enfant comprend avec jubilation qu’il a le pouvoir de choisir, dans le miroir tout en longueur de la lame du couteau, une manière de découper le monde, de se l’approprier. L’enfant joue avec le monde, il joue avec le monde des images. Pour déjouer son ennui, il s’est inventé un jeu infini. Plus tard il sera photographe.

Les images, il les imaginera comme une mosaïque des possibles, un immense ruban de Moebius qui, entre hasard et maîtrise, mêlera parcours onirique et fictions de réalité. Vivre sa vie comme un rêve éveillé, pour échapper aux fantômes qui entourent la famille rassemblée autour de la table. L’amant en culottes courtes ira à la chasse aux reflets sensibles, aux doubles féminins. Sur l’argenterie et autres objets de son affection, se dévoilera l’image interdite, la vision du corps nu de la mère (matrem nudam), le lieu d’où l’on vient et où l’on ne peut faire retour. L’image des images, l’ombilic de toute photographie.

Lydia Flem