Du 9 avril au 28 mai 2022, la galerie Françoise Paviot propose l’accrochage de la série photographique de Lydia Flem, Féminicides, initiée en 2016 ; l’occasion pour Diacritik de proposer une mise en perspective de cette œuvre puissante, à travers deux entretiens vidéo de Christine Marcandier : le premier avec Françoise Paviot, le second avec Ivan Jablonka.
C’est avec La Reine Alice que Lydia Flem a, pour la première fois initié un travail photographique. Il s’agissait pour elle de tenir une forme de journal alors qu’en 2008 sa vie se jouait soudain « à pile ou face ». Sur ces photographies, s’exposaient des objets du quotidien, des fragments de vie, des autoportraits, manière de rendre visibles des associations d’idées, de mettre à distance la maladie, de produire des histoires ne passant plus par des romans et récits mais des séries d’images. Cette pratique, quasi quotidienne, a permis de transmuer « la douleur en élan », comme l’expliquait Lydia Flem à Gérald Cahen (« Comment je suis devenue photographe », La Faute à Rousseau, n° 84, juin 2020). Une fois l’épreuve traversée et la maladie vaincue, un cahier central de 23 photographies a accompagné l’édition originale de La Reine Alice et la photographie est demeurée. La Table d’écriture de Lydia Flem tisse désormais, de manière indissociable, littérature et photographie, comme le souligne le titre de son site.
Le Journal implicite (MEP/La Martinière, 2013) a réuni plusieurs séries photographiques, des œuvres ont été exposées à la Maison Européenne de la photographie, à l’IMEC, à ParisPhoto, à la galerie Françoise Paviot qui représente le travail photographique de Lydia Flem et dans de nombreux musées.
Mais Féminicides est le premier accrochage centré sur l’ensemble d’une série. Ce travail est né d’une soirée Coïncidences initiée à La Maison de l’Amérique latine, en 2017, par Maurice Olender et François Vitrani, autour du livre d’Ivan Jablonka, Laëtitia ou la fin des hommes. Dans ce livre-enquête, Ivan Jablonka refuse que comme dans la majorité des affaires judiciaires l’accent soit mis sur le bourreau. L’écrivain et historien rend sa voix à une jeune fille de 18 ans qui « menait une vie sans histoires » et s’est retrouvée au cœur d’un fait divers atroce. Laëtitia Parrais a été tuée, son corps démembré. Laëtitia n’est pas une victime, elle est celle qui permet de dire une histoire des violences faites aux femmes et des représentations, médiatiques comme artistiques, de ces violences. « Laëtitia ne compte pas seulement pour sa mort. Sa vie aussi nous importe, parce qu’elle est un fait social. Elle incarne deux phénomènes plus grands qu’elle : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes ».
En réponse à l’invitation et en écho à Laëtitia, Lydia Flem se saisit d’une paire de ciseaux ordinaires et rouillés et elle réalise la série Féminicides en posant ces ciseaux, hors échelle, sur des reproductions de chefs d’œuvre de la peinture. Sur chacun des tableaux, des figures féminines iconiques, dont des peintres (au masculin) ont célébré la beauté, alors même que le quotidien des femmes était celui, trop souvent, d’une violence privée, banale, domestique. Son geste d’artiste est double : « s’inscrire dans une tradition en la dénonçant » comme le dit très justement Ivan Jablonka dans notre entretien — soit aussi modifier notre regard et changer nos perspectives sur des œuvres canoniques comme sur les détails de visages et corps que les ciseaux ouverts viennent encadrer — mais aussi produire une œuvre, singulière, rebelle, libre qui exprime la puissance créatrice des femmes.
À la fois intervention, geste et création, la série Féminicides peut désormais être vue au 57 rue Sainte-Anne. Françoise Paviot et Ivan Jablonka ont accepté d’être nos guides dans la découverte de cette série puissante et d’une œuvre qui, comme l’écrivait Yves Bonnefoy, « ne prennent place dans l’histoire de la photographie qu’en y inscrivant une différence ».
Interview de Françoise Paviot par Christine Marcandier, Diacritik
Interview de Ivan Jablonka par Christine Marcandier, Diacritik, avril 202
Lydia Flem, Féminicides 09 avril 2022 – 28 mai 2022 Galerie Françoise Paviot, 57 rue Sainte-Anne, 75002 Paris. Visite les samedis à 15h, 16h et 17h. Présentation commentée de l’exposition sur inscription. Les autres jours sur rendez-vous.
Pour prolonger : • Lydia Flem, Journal implicite. Photographies 2008-2012, éditions de La Martinière, 2014. • Les photographies de Lydia Flem, collectif (Yves Bonnefoy, Alain Fleischer, Fabrice Gabriel, Hélène Giannecchini, Agnès de Gouvion Saint-Cyr, Donatien Grau, Ivan Jablonka, Jean-Luc Monterosso, Catherine Perret, François Vitrani), Maison Européenne de la Photographie/Maison de l’Amérique Latine/Institut français Berlin, 2014. • « Comment je suis devenue photographe ». Entretien avec Lydia Flem, La Faute à Rousseau, n° 84, juin 2020. • Lydia Flem, Féminicide, édition hors commerce, Galerie Françoise Paviot, 2021.
La conversation des couleurs et des objets, leur mystère et leur allégresse.
Still life, natures mortes, rêves éveillés, offrandes de survie.
Autoportraits tragi-comiques, en photobooth, entre humour et impuissance assumée.
Pour transfigurer l’expérience, accueillir l’éphémère beauté du quotidien. Survivre, simplement vouloir survivre, de l’autre côté de soi.
Photographier permet de se réapproprier le monde quand on s’en trouve éjecté.
Alchimie du trouvé ; ni cherché, ni voulu.
Plus tard, bien plus tard, des mots sont nés de ces images.
Comme un conte qui épouserait la danse fragile de l’existence.
Mais d’abord bondit l’instantané.
Lydia Flem
Autoportrait en Reine Alice, 10 septembre 2008Autoportrait en Reine Alice, 18 septembre 2008
Autoportrait en Reine Alice, à la couronne de lierre (27.9.2008) in Journal implicite.
Autoportrait en Reine Alice, 24 septembre 2008Autoportrait en Reine Alice, 7 octobre 2008Autoportrait en Reine Alice, 6 octobre 2008Composition avec autoportrait en Reine Alice, au post-it (27.3.2008 et 8 mars 2011), Journal implicite.Autoportrait à l’alphabet (Adieu la Reine Alice, rue Férou), 2016.
Ces huit autoportraits ont été publiés dans la revue Die horen, Zeischrif für Literatur, Kunst und Kritik, 267, 2017.
Douze autoportraits, accrochés par Alain Fleischer, ont fait partie de l’exposition solo “Lady Cobalt” à l’Imec, Caen, en 2011, à l’occasion de la lecture intégrale de La Reine Alice, Seuil, “Librairie du XXIe siècle”, 2011.
L’autoportrait à la couronne de lierre a été montré, dans un accrochage de Fabrice Gabriel, à l’Institut de France de Berlin, Biennale de la photographie, 2014.
Dans cette série de photographies, “Féminicide” (2016-2017) Lydia Flem revisite l’histoire de l’art occidental en mettant en évidence deux réalités qui coexistent à travers les siècles : l’exaltation de la beauté féminine et la violence faite aux femmes.
Une simple paire de ciseaux rouillés sert ici de dispositif formel, révélateur d’un nouveau concept juridique : le féminicide.
A Paris Photo 2017, trois photographies ont été accrochées par la galerie Françoise Paviot (Vermeer, Michel-Ange-Ingres). Tirage couleur à développement chromogène sur papier argentique ( taille 40×66,5 cm).
Lors de ParisPhoto 2018, la galerie Françoise Paviot a accroché la photographie “Féminicide, Artemisia Gentileschi”, sélectionnée dans le parcours “Elles X” de la commissaire Fannie Escoulen. Tirage couleur à développement chromogène sur papier argentique (taille 60×90 cm).
Une après-midi de novembre 2016, une paire de vieux ciseaux à la main, (peut-être les avais-je trouvés en vidant la maison de mes parents), je travaillais à une série de photographies autour de l’écriture. Soudain le téléphone sonna. Maurice Olender me fit part de la préparation d’une soirée « Coïncidences » à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, autour du livre d’Ivan Jablonka, Laetitia ou la fin des hommes. Il me proposait, à la demande de l’auteur, d’y prendre la parole. À cette invitation, je pris le risque de répondre que je souhaitais à cette occasion créer une nouvelle série d’images.
Ayant raccroché, les ciseaux de papier toujours à la main, il me vint à l’idée de découper en zig zag quelques publicités de femmes vantant des parfums de luxe. Puis, j’aperçus une reproduction de la Fornarina de Raphaël qui se trouvait dans mon bureau ; j’y posai la paire de ciseaux ouverte encadrant son regard. Ensuite, j’ai cherché parmi les livres de ma bibliothèque, les visages iconiques des muses qui célèbrent la beauté idéalisée des femmes depuis des siècles, ces visages que tout le monde connaît et reconnaît : Vénus de Botticelli, Jeune fille à la perle de Vermeer, Flore de Rembrandt, Amies de Klimt, etc.
Sur de très banales reproductions de chefs d’œuvre de l’histoire de l’art occidental, j’ai posé mes ciseaux rouillés, avant de les photographier. Je revendique cette banalité de la forme parce qu’elle résonne avec la banalité du fond : ce mélange millénaire de l’exaltation de la beauté féminine et de la violence qui ne cesse d’être faite aux femmes parce qu’elles sont des femmes.
Artemisia Gentileschi : “Un coeur de César dans l’âme d’une femme” (extrait d’un texte paru dans la revue PO&SIE, n°162, 2018 )
Sous la protection de Galilée, savant rebelle et fin connaisseur des arts Artemisia Lomi Gentileschi, l’une des rares femmes peintres du XVIIe siècle, est admise, en 1616, à la prestigieuse Accademia delle Arti del Disegno à Florence. Née à Rome, en 1593, d’une mère tôt disparue et d’un père, Orazio Gentileschi, artiste estimé parmi les mille peintres que comptait la Rome baroque, Artemisia, la jeune pitturessa, ne manque ni d’audace ni de talent pour oser s’affirmer face à la domination du regard masculin. (…)
La jeune fille abusée, humiliée, trahie, torturée, telle que présentée dans les actes du procès, se métamorphose. Artemisia renverse son destin, elle invente sa propre vie. Ce qu’elle a toujours souhaité, elle le devient : une artiste, libre, maîtresse d’elle-même, bientôt célèbre dans toutes les cours d’Europe, qui se sert de son œuvre pour exprimer la valeur et la puissance créatrice des femmes. Sous les portraits des héroïnes de la Bible et de l’Antiquité, Artemisia impose son autoportrait : souvent parée de ses propres bijoux, en Judith trimphante, à l’instant de la décapitation du général Holopherne, l’épée encore sanglante à la main, en Yaël tuant Sisara, en Suzanne et les vieillards (l’un d’eux porte les boucles sombres du bel Agostino), en Sainte Catherine, coiffée de la couronne des Médicis, une palme dans la main droite, la gauche posée sur la roue, instrument de torture, … ou encore, impériale, en Clio, muse de l’Histoire, avec ses attributs, le livre, la trompette de la renommée et les feuilles de laurier tressées. Artemisia, qui porte le nom d’une déesse grecque, se peint sous les traits de Minerva, déesse de la guerre, de la sagesse et des arts, avec dans ses mains, la lance et la couronne de laurier, et sur son bouclier, un visage de Medusa, citation directe du chef-d’œuvre de Caravage, son seul maître. Peinte autour de 1635, cette Minerva est peut-être l’une des toiles envoyées à Ferdinand II de Médicis auquel l’artiste fait allusion dans sa lettre du 20 octobre 1635, adressée à son ami et protecteur, Galilée, désormais malade et en exil à Arcetri.
Envoyée discrètement à Londres pour encourager la conversion du roi d’Angleterre, sous le prétexte de se réconcilier avec son vieux père, Orazio, Artemisia peint un fascinant Autoportrait en Allégorie de la Peinture, ou La Pittura nell’atto di dipingere. L’artiste, audacieuse et confiante, se confond avec la représentation de la Peinture elle-même.
Résine de silicone, cheveux naturels, caisse en bois, tissu d’emballage, vis
240 x 140 x 70 cm
Courtesy Galerie Perrotin
” Vous ne pouvez pas me voir de là où je regarde en moi.”
Francesca Woodman
La Donna Crocefissa est-elle le double féminin, l’alter-ego christique de Maurizio Cattelan ? Cette gémellité s’est nourrie d’une fascination pour l’autoportrait, en noir et blanc, de la photographe new yorkaise Francesca Woodman (1958-1981), Untitled, Rome, 1978, suspendue par les bras à un linteau de porte. Trente ans plus tard, travaillé par la question du corps, (objet et sujet de sa démarche), de la mort, de la pérennité du créateur, Maurizio Cattelan métamorphose l’artiste suicidée et l’expose, telle une résurrection, à la Kunsthalle de Bregenz. Destinée ensuite à l’Art Project Synagogue Stommeln en Allemagne, la sculpture de résine est emballée, de dos, les membres et le tronc attachés par des planches de bois, face contre le fond de linceul blanc de la caisse, les deux mains clouées.
L’œuvre porte désormais les stigmates de son transport.
Maurizio Cattelan fait sien ce nouvel avatar, y projette ses fantasmes, pour transfigurer notre histoire occidentale chrétienne : le sacré, les imageries de la Crucifixion, entre ferveur et blasphème, l’idéologie fasciste et le génocide des Juifs au cœur de l’Europe, la guerre des sexes où la perversité masculine joue du féminin entre mère-martyre et objet sexuel de consommation.
Et si cette Donna incarnait Maurizia Cattelan ?
Lydia Flem Ecrivain, psychanalyste, photographe
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Maurizio Cattelan Untitled, 2007 Silicone resine, natural hair, wooden crate, clothes packing fabric, screws240 x 140 x 70 cm Courtesy Galerie Perrotin
“You cannot see me from where I look at myself”
Francesca Woodman
Is La Donna Crocefissa (The Crucified Woman) a double female, the Christ-like alter ego of Maurizio Cattelan? This twining derives from a fascination with the black and white self portrait of New York photographer Francesca Woodman (1958-1981), Untitled, Rome, 1978, showing her hanging from a doorway, arms outstretched. Thirty years later, obsessed by the question of the body (object and subject-matter of her work), death and the eternalness of the Creator, Maurizio Cattelan metamorphoses the artist who committed suicide and puts her on display, like a resurrection, at Kunsthalle Bregenz. Intended next for the Synagogue Stommeln Art Project in Germany, the resin sculpture is wrapped, the back, arms and legs and the trunk pinned down with wooden boards, the face pressed against a white shroud at the bottom of the crate, both hands nailed down.
The work has now stigmata as the result of its transport.
Maurizio Cattelan makes this new avatar his own, to project his fantasies, to transfigure our Western Christian heritage: the sacred, imagery of the Crucifixion between fervour and blasphemy, Fascist ideology and the genocide of the Jews in the heart of Europe, the war of the sexes where male perversity plays the female, between mother-martyr and a mass-produced sex object.
And what if this Donna embodied Maurizia Cattelan?
(publié in Alain Fleischer, L’Aventure générale, Cent Quatre Paris 2020)
On imagine un enfant, un petit enfant, qui s’ennuie. La scène se passe à Budapest ou à Barcelone, peut-être à Paris. Un soir, assis à la table familiale où se tient un repas de fête qui s’éternise, l’enfant baille aux corneilles, ou aux tigres. Il dessine des chemins de miettes sur la nappe, puis, ivre de fatigue, se met à jouer avec ses couverts. La magie mystérieuse des reflets, le pouvoir de saisir des fragments de ce qui l’entoure le surprend, le fascine. Le décor, les personnes, les objets, les gestes des convives, tout se met à tourner, à sa guise, autour de lui, comme une lanterne magique. Son couteau devient miroir, sa cuillère se fait caméra, sa fourchette, appareil photographique. L’argenterie entre les doigts de l’enfant capte et révèle les échancrures d’un visage, la lumière des bougies qui scintille en cascade par le seul mouvement de son poignet. L’enfant comprend avec jubilation qu’il a le pouvoir de choisir, dans le miroir tout en longueur de la lame du couteau, une manière de découper le monde, de se l’approprier. L’enfant joue avec le monde, il joue avec le monde des images. Pour déjouer son ennui, il s’est inventé un jeu infini. Plus tard il sera photographe.
Les images, il les imaginera comme une mosaïque des possibles, un immense ruban de Moebius qui, entre hasard et maîtrise, mêlera parcours onirique et fictions de réalité. Vivre sa vie comme un rêve éveillé, pour échapper aux fantômes qui entourent la famille rassemblée autour de la table. L’amant en culottes courtes ira à la chasse aux reflets sensibles, aux doubles féminins. Sur l’argenterie et autres objets de son affection, se dévoilera l’image interdite, la vision du corps nu de la mère (matrem nudam), le lieu d’où l’on vient et où l’on ne peut faire retour. L’image des images, l’ombilic de toute photographie.