
(Fonds Maurice Olender.Imec)
Dans la monumentale édition de la Correspondance de Paul Celan et Gisèle Celan-Lestrange, éditée et commentée par Bertrand Badiou avec le concours d’Eric Celan, 2 volumes parus au Seuil en 2001, dans la collection « Librairie du XXIe siècle » dirigée par Maurice Olender, dans le chapitre intitulé, Chronologie, on lit : « Printemps. Bref séjour à Paris avec deux amis de Tours, Edith Esser et Marcel Sellier, condisciple de l’Ecole préparatoire de médecine et de pharmacie. Ils logent ensemble dans l’appartement d’un ami de Marcel Sellier, rue Monsieur-le-Prince (6e). Ils assistent à deux représentations théâtrales : La Mouette d’Anton Tchekhov, avec Georges Pitoëff, et Knock ou le Triomphe de la médecine de Jules Romain, avec Louis Jouvet, à l’Athénée. » (p.466)
Dans le Dossier iconographique, on trouve la seule photo connue de Paul Antschel (devenu Paul Celan) à dix-huit ans, prise à l’époque de son premier séjour en France, lors d’une excursion organisée par la section des Auberges de jeunesse de Tours, dans la cour du château de Chinon, le 23 avril 1939, et conservée par ma mère. Sur cette photographie de groupe, on voit au premier plan, Paul, assis sur le sol, devant Marcel Sellier, Edith Esser ( devenue après son mariage Jacqueline Flem), et sept autres camarades.
Dans les Lettres d’amour en héritage, j’évoque, sans le nommer la rencontre de ma mère avec Paul Celan, à Tours, au cours de l’année académique 1938-1939 :
« Avant la guerre, à Tours, tu avais deux amis, l’un s’appelait Marcel, l’autre Paul. Tu aimais le premier, le second était amoureux de toi. Quarante ans après la guerre, tu appris incidemment ce qu’il advint de ce dernier. Tu en fus bouleversée. Je t’en voulais d’avoir préféré le pharmacien au poète. Je lui adressai une lettre imaginaire. » (p.85-86).
Voici cette lettre imaginaire écrite en février 1997, à Knokke, au bord de la mer du Nord :
LETTRE A PAUL CELAN
L’heure est venue,
Je m’adresse à toi, Paul,
qui a parlé pour ceux qui ont perdu leur ombre,
pour ceux que les nuages ont ensevelis
pour tous les enfants qui ont rejoint le pays
des enfants qui ne naîtront jamais plus.
Ta bouche a mûri les mots,
Ses lèvres à elle se sont scellées.
Elle portait des cheveux d’or, et tu l’as aimée.
C’était à Tours, en mille neuf cent trente-huit.
La meute n’était pas encore venue
Coaguler le sens
Transpercer les syllabes.
La neige s’est couchée entre vous, l’as-tu su ?
Elle a bu à la louche de cendres, le
« Schwarze Milch »
que tu as voulu
exorciser.
T’es-tu souvenu de votre nuit passée jusqu’à l’aube
A discuter de la prononciation du mot
« Milchmann » ?
La cicatrice du destin vous a éloignés
Et tenus bord à bord.
Pardonne-moi, Paul, de t’écrire, mais je n’ai
personne
D’autre à qui m’adresser.
Tu es la Rose de Personne.
Rose est mon nom.
Ma douleur est sans paupières.
La jeune fille à la lourde chevelure que tu as aimée
C’est elle qui m’a chargée d’un fardeau de silence.
Je suis devenue l’arpenteur d’un
temps qui ne passe plus.
Je bois au lait noir d’une aube
que je n’ai pas connue.
Tu écris : « Tu dois respirer, respirer et être toi. »
Pour qui as-tu dessiné ces mots ?
De qui as-tu voulu desserrer la cage de poumons
impairs ?
Dis-moi,
Peux-tu réveiller les noms qui dorment
Et épeler l’alphabet perdu ?
Je te voudrais mon
Maître
Baliseur.
Je te vole tes mots
Je te vole tes ailes
Pour apprendre à nouer
Le nom et la main
Le corps et l’oubli
Et que reposent enfin les morts
Et que vivent les survivants.
Que la meute demande pardon
Et que jusqu’à la septième génération
Le deuil s’effectue.
Vous étiez beaux tous les trois,
Sur cette photo prise en Touraine.
Trois copains parmi d’autres copains.
Edith, près de Marcel, et toi, Paul,
à ses pieds, en culottes courtes, le regard aigu.
Tu l’as aimée, elle en aimait un autre.
Elle voulait oublier les insultes
De la cathédrale de Cologne,
Se cacher dans la langue de France,
Ramasser les noix sur les chemins,
Regarder le ciel comme un berceau d’étoiles,
Boire le vin des dimanches,
à l’abri d’elle-même, cesser d’être la juive.
Vous étiez bons amis,
Marcel, étudiant en pharmacie
Et toi, Paul, en médecine, venu de Roumanie.
Vous partagiez bien des vues sur les choses,
à deux, à trois, vous partiez en ballade.
Vous n’aviez pas vingt ans.
Plus tard, il n’y eut plus de plus tard.
Ni de mains pour tenir leurs mains.
Debout sur leurs yeux en amandes
Personne
Nulle part
pour s’inquiéter de leur absence
pour rappeler leurs noms aux vivants.
Plus tard,
les mots se sont séparés des mots
la parole s’est coupée du sens
Il n’y eut plus que le bruit inaudible pour
recouvrir
Le givre et le sang
Et la fumée qui clôt les heures.
Je suis née après vous, après eux.
Je suis née d’elle, et de celui qu’elle a choisi.
Donne-moi la main, Paul,
Je n’ai plus ni pied ni souffle.
Rue Monsieur le Prince
A trois dans un même lit
Après avoir vu la Mouette de Tchekhov avec
Pitoëff
Comment dormir ensemble ?
La jeune fille aux cheveux d’ambre
Entre toi et ton ami
vous avez parlé toute la nuit.
Au matin, le laitier a crié.
Tu écris : « Ce doit être à présent le moment
pour une juste
naissance. »
Inscrite à l’encre invisible
la suture de l’abîme s’entrouvre.
Sur la balance de la mémoire
suis-je victime ou bourreau ?
morte ou survivante ?
Cinquante ans plus tard, le deuil commence.
Je viens vers toi,
je viens vers vous,
pour que le pacte se délie
et qu’au-delà de la forêt si tranquille
coule une eau neuve,
que de l’origine s’échappe enfin une promesse
impossible.
Elle te nommait Antschel,
tu l’appelais Edith,
Vos lèvres n’ont pas prononcé les noms d’après.
T’aurais-je aimé sur les bords de la Loire
Avant que la mort ne vienne d’Allemagne ?
Tu écris :
« D’une clé qui change
tu ouvres la maison où
tournoie la neige des choses tues. »
Ouvre-moi cette maison, Paul.
Apprends-moi la perte et l’écart
Apprends-moi à couper le lien
Et à le renouer de nouveau
Et que vienne le ressaisissement.
« TOI, SOIS COMME TOI, toujours. »
Je te tends la main.
Knokke, février 1997.
Les Moments littéraires, 33, 2015, pp. 73-80 (première mention dans Lettres à l’amant, dix-sept lettres d’écrivains au féminin. Colophon Imprimeur, Grignan, 1997