Bouche bavarde oreille curieuse (2022)

Seuil, collection La Librairie du XXIe siècle dirigée par Maurice Olender

A droite, photo de Menie Grégoire et Lydia Flem, prise en mai 1975 dans le studio de RTL, rue Bayard, Paris (coll.privée)

Avant-propos

Quand on se retourne sur le chemin parcouru apparaît l’expérience pivot, celle qui dévoile sa genèse et lui donne sa forme. Si l’écriture et la littérature dessinent depuis toujours mon horizon, c’est à une sociologie de l’intime et du quotidien, dans le champ médiatique, que je dois ma première formation intellectuelle.

Alors que je prépare, à l’Université libre de Bruxelles (ULB), un master de sociologie sur son émission de radio « Respon‐ sabilité sexuelle », je rencontre Menie Grégoire qui me propose de devenir son assistante au cours de l’année académique 1974‐1975. Disciple de la psychanalyse, militante de la condition féminine, qui a découvert en Suède le planning familial, Menie Grégoire ouvre tous les jours de la semaine son micro aux auditrices et auditeurs de RTL, de 1967 à 1981. « Allô Menie » à 15 heures, puis, à partir de 1973, « Responsabilité sexuelle » à 14 heures. Quelques notes de Mozart, la Petite cantate de Barbara, pour 2 millions de personnes, ces indicatifs scandent l’après‐midi. C’était un rendez‐vous quotidien que nul n’aurait manqué.

Partout en France, dans les villes, les villages, dans les cuisines ou les magasins, à la maison comme au bureau, ou sur les chantiers, parfois même en cachette, adultes et adolescents, tout le monde veut entendre ce qui se raconte comme jamais auparavant sur une radio grand public. C’est l’invention d’une sorte de psychanalyse collective, un divan sur les ondes qui transforme petit à petit les mentalités, jetant un pont entre l’intime et le collectif. Ces premières émissions interactives font découvrir qu’on peut parler du corps, du sexe, du plai‐ sir, des dysfonctionnements du couple, de l’inégalité entre hommes et femmes, de l’aspiration féminine à se libérer par le travail et la pilule.

C’est à la voix de Menie que l’on se confie, elle suscite un immense transfert. Se libèrent ainsi une parole partageable et une écoute partagée. À travers ce nouveau dispositif radiophonique, chacune et chacun se trouvent témoins des confidences prononcées par des anonymes, des alter ego, dont les mots sont chargés d’émotions et de vérités bouleversantes. Dans ce même temps, le 26 novembre 1974, Simone Veil, ministre de la Santé, prononce à l’Assemblée nationale son célèbre discours visant à dépénaliser l’avortement.

Au cours de cette année, je prépare chaque jour l’émission. C’est ainsi que je rencontre notamment Grisélidis Réal (1). D’emblée, nos échanges portent sur l’amour, trop souvent mêlé aux violences psychologiques et physiques faites aux femmes.

Dans les locaux de RTL, le courrier adressé à Menie Grégoire, qui arrive par sacs postaux entiers, je le trie, résume le contenu des lettres au dos des enveloppes (2), sélectionne les appels téléphoniques, entourée de toute l’équipe du standard, et participe à l’invention, artisanale et intuitive, d’un traite‐ ment médiatique de l’intime. De cette expérience naît une double urgence : écrire, devenir psychanalyste.

Après des études de psychologie à Nice, je me forme, de 1977 à 1980, à la psychanalyse d’enfants au centre Chapelle‐ aux‐Champs de l’Université catholique de Louvain (UCL), sous la supervision de Françoise Dolto devenue, sur France Inter, avec « Lorsque l’enfant paraît », la psychanalyste qui intervient pour « rendre un peu de bon sens dans la relation parents‐enfants ». Au même moment, je rédige un mémoire, « Du côté de chez Freud et autres promenades », où je com‐ mence à m’interroger sur les liens que Freud entretient avec sa judéité.

Quatre décennies

Bouche bavarde oreille curieuse : quatre mots pour dire quatre décennies de textes qui m’ont été inspirés par la psychanalyse, le cinéma, la sociologie, l’histoire de l’art, la photographie, le théâtre et l’opéra, la littérature et l’écriture de l’histoire.

S’il est un mouvement qui traverse ce volume c’est la curiosité, synonyme d’émerveillement, d’élan vital, de soif d’apprendre : la curiosité en majesté.

Mais se souvient‐on du champ sémantique de la curiosité, de sa proximité avec le soin, le souci d’autrui, le care, suivant l’expression anglaise adoptée aujourd’hui ?

Selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, l’adjectif, ou le substantif, curieux, curieuse, est emprunté au latin curiosus, dérivé, par l’intermédiaire d’une forme popu‐ laire curius, de cura « soin, souci ». Étymologiquement, curio- sus signifie « qui prend soin de, s’inquiète de ». Déjà, dans l’Antiquité, les moralistes désapprouvent la curiosité. Cepen‐ dant, jusqu’au xviie siècle, l’adjectif qualifie positivement la personne qui s’occupe avec soin de quelque chose, qui s’en soucie, comme dans l’expression avec un soin curieux.

Né de conversations qui exaltaient la soif de connaissances et le désir de transmission, au gré d’invitations et d’échanges nomades, ce recueil témoigne aussi de rencontres où l’amitié s’est associée au travail.

Sans pouvoir toutes et tous les nommer, on y retrouvera les voix de Nicole Loraux, Arlette Farge, Nadine Fresco, Fran‐ çoise Héritier, Yves Bonnefoy, Hélène Giannecchini, Jean‐ Pierre Vernant, Servanne Monjour, Marcel Detienne, Colette Guillaumin, Jean Starobinski, Umberto Eco, Laurence Kahn, Milad Doueihi, Giulia Sissa, Christian David, J.‐B. Ponta‐ lis, Alain Fleischer, Danielle Schirman, Charles Malamoud, Michelle Perrot et Maurice Olender.

1. J’évoque cette rencontre rue du Cherche‐Midi, dans mon livre Je me souviens de l’imperméable rouge que je portais l’été de mes vingt ans, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle », 2016, p. 139. Quelques lettres de Grisélidis Réal se trouvent dans mon fonds à l’IMEC.

2. Le fonds Menie Grégoire est déposé aux Archives d’Indre‐et‐ Loire <https://docplayer.fr/15428683‐Conseil‐general‐d‐indre‐et‐loire‐ fonds‐menie‐gregoire‐1948‐2005.html>. Voir aussi dans mon fonds à l’IMEC.

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TABLE

PUISSANCE DES STÉRÉOTYPES

Le stade du cow-boy. Mythologie de la virilité

Les liens du regard au-delà des liens du sang

Pour dire la peur (la rumeur)

PENSER L’IMPENSABLE

Représentations de l’inceste. D’Œdipe à Figaro

Voix de la séduction, déni de la jouissance féminine

Un cœur de César dans l’âme d’une femme. Inceste, viol et libre conscience. Trois procès
à Rome au xviie siècle. Beatrice Cenci,l’ange du parricide; Galileo Galilei,Le Messager céleste; Artemisia Gentileschi, autoportrait

L’ŒIL DU DÉSIR

Photographie et littérature (Baudelaire-Valery)

Regards masculins :

Mademoiselle Julie en chute libre. Strindberg

La donna crocifissa. Cattelan

L’ombilic de la photographie. Fleischer . . . . . . . . . .

Vénus du Nord. Rubens.

LES RUSES DE L’INCONSCIENT

Juif des Lumières. Freud et sa Bible illustrée du rabbin Philippson

Scènes d’enfance et de curiosité.Freud et Casanova

«Il est bien permis de pousser un soupir»

Freud et Rodin, collectionneurs du passé

Il y a toujours un cadavre dans le placard

Histoire et psychanalyse ( L’invraisemblable a eu lieu)

Sources

Librairie Mollat : entretien avec Pierre Coutelle