Revue PO&SIE n°162, 2018
Un coeur de César dans l’âme d’une femme
Trois procès à Rome au XVIIe
siècle
Beatrice Cenci- Galileo
Galilei- Artemisia Gentileschi
“J’écrirai avec une certaine liberté, assuré que je suis de pouvoir déposer mon commentaire dans des archives respectables”
Stendhal, Les Cenci.
Beatrice Cenci : l’ange parricide, peinte par Guido Reni
Le 11 septembre 1599, sur le pont Saint-Ange à
Rome, un échafaud attend. Dressé par la justice papale, il s’apprête à exécuter
la plus jeune, la plus douce, la plus belle, la plus chrétienne des filles, née
dans l’une des très nobles et richissimes familles de la ville.
Le voile de la jeune fille était de taffetas bleu, comme sa
robe ; elle avait de plus un grand voile de drap d’argent sur les épaules,
une jupe de drap violet, et des mules de velours blanc, lacées avec élégance et
retenues par des cordons cramoisis. Elle avait une grâce singulière en marchant
dans ce costume, et les larmes venaient dans tous les yeux à mesure qu’on
l’apercevait s’avançant lentement dans les derniers rangs de la procession.
Alors que la tragédie se déroule,
une foule innombrable envahit l’espace, déborde de partout, aux fenêtres et
aux balcons comme sur les places et les voies qui mènent au lieu de l’exécution
publique. Tous les habitants s’identifient à “l’ange du parricide”, à
l’héroïne injustement persécutée. Le peuple de Rome avait espéré jusqu’au matin
que la justice papale se ferait clémente, qu’elle accorderait la légitime
défense à l’accusée qui n’avait commis son crime que pour laver son honneur mais
le pape resta de marbre.
Alors elle se leva, fit la prière, laissa ses mules au bas
de l’escalier, et, montée sur l’échafaud, elle passa lestement la jambe sur la
planche, posa le cou sous la mannaja, et s’arrangea parfaitement bien elle-même
pour éviter d’être touchée par le bourreau. Par la rapidité de ses mouvements,
elle évita qu’au moment où son voile de taffetas lui fût ôté le public aperçût
ses épaules et sa poitrine. Le coup fut longtemps à être donné, parce qu’il
survint un embarras. Pendant ce temps, elle invoquait à haute voix le nom de
Jésus-Christ et de la très-sainte Vierge. Le corps fit un grand mouvement au
moment fatal.
Cette histoire au goût d’Eros et Thanatos inspira
la poésie de Shelley, le théâtre d’Antonin Artaud, une série de photographies
de Julia Margaret Cameron, les œuvres de Dumas père, Stendhal, Zweig ou Moravia.
Parmi les opéras, sculptures ou films qui
la mirent en scène, Alfred Nobel, l’inventeur de la dynamite, lui consacra une tragédie en quatre actes du
nom de “Nemesis” (monté à Stockholm en 2005 pour la première fois).
Son portrait peint par Guido Reni apparaît brièvement au spectateur
attentif de Mulholland drive de David Lynch. On raconte quedepuis la fin du XVIe siècle, tous les 11 septembre, une messe est
célébrée à Rome à la mémoire de l’inoubliable Beatrice Cenci. Une rue de Rome, perpendiculaire au Tibre, à deux
pas du ghetto juif, porte toujours son nom.
C’est dans la
Revue des deux Mondes, le 1 juillet 1837, que Stendhal fit paraître un
récit, non signé : Les Cenci. L’anonymat ne lui suffit pas; sa
“non-fiction novel ” s’écrit sous le couvert de la traduction d’un
manuscrit du XVIe siècle attribué à un auteur inconnu qui aurait, en
latin, consigner :
L’
HISTOIRE VERITABLE de la mort de
Jacques et Béatrix Cenci, et de Lucrèce Petroni Cenci, leur belle-mère,
exécutés pour crime de parricide, samedi dernier 11 septembre 1599, sous le
règne de notre saint père le pape, Clément VIII, Aldobrandini.
Stendhal souhaitait mettre en valeur la poésie
tragique et la pitié suscitée par les grands mouvements d’âme de la jeune
Béatrice. Il attaqua cependant son récit par la description du père, grand
méchant homme, en Don Juan, qui parmi tous les outrages qu’il accumula sans
vergogne, possédait un” amour infâme”, celui d’une noire impiété, qui
lui donnait le sentiment d’être affranchi de toutes les lois, humaines ou
divines.
” Par choix, je
n’aurais pas raconté ce caractère, je me serais contenté de l’étudier, car il
est plus voisin de l’horrible que du curieux ; mais j’avouerai qu’il m’a été
demandé par des compagnons de voyage auxquels je ne pouvais rien refuser.”
Comment l’amoureux raffiné et délicat de
l’Italie, de sa musique, de ses chefs d’oeuvre et de ses mœurs, s’est-il
intéressé au destin d’une jeune aristocrate violée par son père au coeur de la
Renaissance ? Tout débuta par la contemplation du portrait de Beatrice Cenci, peint
par Guido Reni à la veille de son exécution :
La tête est douce
et belle, le regard très doux et les yeux fort grands; ils ont l’air étonné
d’une personne qui vient d’être surprise au moment où elle pleurait à chaudes
larmes…
Ce sont ces yeux, ce regard, ces larmes, de
pigments et d’huile qui invitèrent l’écrivain français à désirer, entre
documents et fictions, histoire et légende, récrire la monstrueuse et romanesque
histoire de la famille Cenci. Depuis toujours, la littérature aime s’emparer du
réel; pour le sublimer, lui donner un sens ou le métamorphoser à sa guise et pénétrer
alors en frissonnant dans “un monde de sensations nouvelles et
inquiétantes”.
“Presque tous les étrangers qui arrivent à
Rome se font conduire, dès le commencement de leur tournée, à la galerie
Barberini (…) J’ai partagé la curiosité commune ; ensuite, comme
tout le monde, j’ai cherché à obtenir communication des pièces de ce procès
célèbre. (…) J’ai acheté la permission de copier un récit contemporain ;
j’ai cru pouvoir en donner la traduction sans blesser aucune convenance ;
du moins cette traduction peut-elle être lue tout haut devant des
dames en 1823. Il est bien entendu que le traducteur cesse d’être fidèle
lorsqu’il ne peut plus l’être .”
Stendhal décrit comment Francesco Cenci “tenta avec des menaces, et en employant la
force, de violer sa propre fille Béatrix” dans le lit de sa femme,
“afin qu’à la lueur des lampes la
pauvre Lucrèce pût voir ce qu’il faisait avec Béatrix. Il donnait à entendre à
cette pauvre fille une hérésie effroyable, que j’ose à peine rapporter, à
savoir que, lorsqu’un père connaît sa propre fille, les enfants qui naissent
sont nécessairement des saints, et que tous les plus grands saints vénérés par
l’Eglise sont nés de cette façon, c’est-à-dire que leur grand-père maternel a
été leur père“.
Béatrix “adressa à notre saint père le pape une supplique fort détaillée”
qui ne lui parvint jamais. La vie de la fille et de l’épouse devint si
misérable qu’elles en vinrent ”
au parti extrême qui les a perdues, mais
qui pourtant a eu cet avantage de terminer leurs souffrances en ce monde.”
Ayant donné de l’opium au seigneur Cenci, elles firent entrer des hommes de
main pour le faire assassiner, ensuite, dans un petit jardin abandonné, “elles jetèrent le corps sur un grand sureau
“. Quelques mois passèrent, l’un des hommes de main avoua. La famille Cenci
fut mise à la question. ” Sa
Sainteté voulut voir les pièces du procès et l’étudier. En effet, ce
barbare eut le courage de tourmenter sans pitié un si beau corps ad toturam
capillorum (c’est-à-dire qu’on donna la question à Béatrix Cenci en la
suspendant par les cheveux)”.
Telle une martyr des premiers temps
du christianisme, la jeune romaine ne céda pas sous la torture, mais sa mère et
ses frères l’ayant exhortée à dire la vérité, elle y consentit. La suite vient
d’être contée.
La justice du pape fit l’impasse sur
l’inceste pour ne retenir que le crime de parricide. Parmi la foule pressée aux
premiers rangs du spectacle de la décapitation des deux femmes, se tenaient,
par autorisation spéciale, les meilleurs
peintres de la ville, tous membres de l’Académie Saint-Luc. Pour rendre avec
justesse les expressions et les mouvements des saints chrétiens, les traités de
peinture recommandaient d’assister aux exécutions capitales.
Alors que le tribunal du Saint-Office
tranche la tête de Béatrice, victime du pouvoir absolu du patriarcat et de la
papauté, Caravage marque son désaccord dans un tableau saisisant,
“Judith et Holopherne”, accroché dans la même salle que le portrait
de Guido Reni, au Palais Barberini. Il expérimente dans sa peinture un décentrement du monde; il
dissocie la représentation de l’objet et la recherche de la beauté idéale. Cette
peinture angoissée, comme l’a si bien vu Yves Bonnefoy dans Rome, 1630, n’est pas un simple
naturalisme; il ne s’agit pas de célébrer le vrai plutôt que le beau, mais
d’admettre que l’idée même d’un ordre, humain ou cosmique, s’effondre.
Violence
des mœurs, corruption du pouvoir, attestation de la douleur, Caravage n’a pas retenu
l’attention de Stendhal qui le nomma”assassin”
sans reconnaître son génie pictural. Peut-être préservait-il ainsi son amour
d’une Italie de rêve.
En
ce début du XVIIe siècle, du seicento,
ce qui surgit dans la conscience des contemporains, et pour nombres d’entre
eux, avec le plus grand effroi, c’est une crise de l’expérience sensible, un
bouleversement qui va de pair avec la
révolution scientifique.
*
Galileo Galilei : le Messager
céleste, peint par Pierre de Cortone
Galileo
Galilei construisit
une lunette astronomique et la pointa vers la Lune, du haut du Campanile de
Saint-Marc, le 21 août 1609, en présence de quelques patriciens de Venise . Il
leur fit découvrir l’astre de la nuit avec ses montagnes, ses cratères et ses
ombres.
Alors que depuis Aristote, savants
et théologiens s’accordaient à prétendre la Lune parfaite et immuable, Galilée
remit en question ce dogme dans son livre, Sidereus Nuncius, le Messager
Céleste, qui parût en mars 1610. Après l’avoir lu, Kepler lui écrivit :
“Galileo, tu vicisti”, Galilée,
tu a vaincu.
Le savant découvre tour à tour les
satellites de Jupiter, les trois parties de Saturne, observe les taches du
Soleil et les phases de Vénus. En mars 1611, Galilée séjourne à
Rome, à l’invitation du cardinal Barberini, futur pape Urbain VIII. Il présente ses découvertes astronomiques au
Collège pontifical qui les confirme. Dès le lendemain, Galilée est nommé à l’Academia dei Lincei, la plus ancienne
académie scientifique d’Europe.
Un soir
de décembre 1613, une conversation débute à la table de Cosme II de Médicis et
se poursuit dans la chambre de la Grande-Duchesse mère, Christine de Lorraine, à
propos des vives controverses religieuses que soulèvent les récentes découvertes
astronomiques.
Galilée envoie aussitôt une lettre à son ami
Benedetto Castelli :
”
(…) que Dieu qui nous a doués de sens, de raison et d’intellect ait voulu que
nous négligions d’en faire usage, qu’il ait voulu nous donner un autre moyen de
connaître ce que nous pouvons atteindre par eux, je ne pense pas qu’il soit
nécessaire de le croire”.
Partout, les théologiens se
mobilisent contre le savant. On déclare les mathématiques une invention du
diable à bannir des états chrétiens, la doctrine copernicienne une idée
hérétique.
Galilée, s’apercevant que la
controverse atteint Rome, rédige, en 1615, un long plaidoyer pour la liberté
d’exercer l’intelligence en-dehors des dogmes.
“Galileo
Galilei à Madame la Sérénissime Grande-Duchesse Mère.
J’ai
découvert, il y a peu d’années (…) de nombreuses particularités dans le ciel,
qui, jusqu’ici, étaient invisibles”(…) ces découvertes, en venant
s’opposer à des propositions communément reçues (…) ont excité contre moi un
grand nombre (…) au point que l’on
pourrait croire que j’ai mis de ma main ces choses dans le ciel pour troubler
la nature et les sciences”.
A l’appui de sa thèse, que la
théorie de Copernic ne concerne pas la théologie, Galilée cite de nombreux
passages des textes des Pères de l’Eglise, en particulier, le de Genesi ad litteram de Saint-Augustin.
Il faut éviter d’interpréter dans un sens littéral des passages de l’Ecriture
qui possèdent un sens plus caché et profond, qui lui, ne peut être découvert
que par l’étude longue et difficile. Il réaffirme à plusieurs reprises sa foi
catholique en même temps que la nécessité de séparer la démarche scientifique
de la démarche théologique :
“(…)
l”intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on va au ciel et non
comment va le ciel.”
Galilée ne doute pas que les
théologiens ayant ” joint à l’intelligence des Saintes Lettres, quelques
connaissances astronomiques” trouveront de très nombreux passages de la
Bible qui concordent avec l’idée que c’est le Soleil qui est au centre du ciel,
comme le chante l’hymne “Caeli
Deus sanctissime” avec lequel il clôt sa lettre :
Caeli Deus sanctissime,
qui lucidum centrum poli
candore pingis igneo
augens decori lumina.
Dieu très saint, créateur du ciel,
tu peins d’une blancheur de feu
l’éclat de la voûte céleste,
pour ajouter à la beauté.
Quarto die qui flammeam
solis rotam constituens,
lunae ministras ordini
vagos recursus siderum.
Tu fais au quatrième jour
le disque enflammé du soleil
réglant sur le cours de la lune
la marche errante des étoiles.
Le 5
mars 1616 est publié le décret du Saint-Office qui condamne la doctrine du
mouvement de la Terre. Les ouvrages de Copernic sont mis à l’index. On
admoneste Galilée “d’abandonner ladite opinion”. Il
acquiesce, mais poursuit ses recherches malgré les conseils à la prudence de
son protecteur, le pape Urbain VIII. Lorsque paraît à Florence, en février 1632,
“Le Dialogue des deux systèmes du monde”, dans lequel l’astronaute et
philosophe réaffirme que la raison humaine a reçu de Dieu la capacité de
connaître la vraie structure de l’univers, le souverain pontife le ressent comme
un affront personnel. Le prince de l’Eglise veut avoir raison de l’intellectuel
rebelle, il l’abandonne à l’Inquisition.
Le 22
juin 1633, à genoux, un cierge allumé dans une main, l’autre posée sur la
Bible, le savant abjure sous serment la doctrine héliocentrique comme contraire
à la foi chrétienne. Condamné à l’incarcération, sa peine est commuée en une
assignation à la Villa Médicis, puis une résidence à Sienne, enfin un séjour,
loin de tous, dans la villa toscane d’Arcetri.
Dans les
mois qui suivent, à Rome, au Palazzo Barberini, le peintre Pierre de Cortone
est chargé de célébrer l’Eglise triomphante par une fresque, la Glorification du Pontificat d’Urbain
VIII. En
levant les yeux au plafond, on découvre Minerve mettant en
déroute des géants; juste à côté de son bouclier apparaît la tête d’un
vieillard à barbe blanche : Galilée sous les traits de Copernic.
*
Artemisia
Gentileschi, autoportrait
« Sans la compréhension de l’art du dessin, un
mathématicien, si grand qu’on le veuille, sera non seulement une moitié de
mathématicien, mais encore un homme sans yeux. »
Galilée, Lettre à Cigoli, 1611.
Sous la protection de Galilée,
savant rebelle et fin connaisseur des arts Artemisia Lomi Gentileschi, l’une
des rares femmes peintres du XVIIe siècle, est admise, en 1616, à la
prestigieuse Accademia delle Arti del Disegno à Florence. Née à
Rome, en 1593, d’une mère tôt disparue et d’un père, Orazio Gentileschi, artiste
estimé parmi les mille peintres que comptait la Rome baroque, Artemisia, la
jeune pitturessa, ne manque ni
d’audace ni de talent pour oser s’affirmer face à la domination du regard
masculin.
Son père,
qui souhaitait en faire sa disciple et celle du Caravage, l’avait-il emmenée
sur ses épaules, tout enfant, découvrir le supplice publique de Beatrice Cenci aux
côtés des autres peintres, parmi lesquels peut-être Agostino Tassi,
qui, lorsqu’elle eut seize ans, sous prétexte de leçons de perspective, abusa
d’elle ?
Voici donc
notre troisième procès romain, un procès pour viol, qui dura neuf mois, de mars à
novembre 1612.
Pour le code pénal romain de
l’époque, le viol se subdivisait en trois délits distincts, passibles de peines
allant de l’exil à la mort : Stupro semplice, défloration consentie; Stupro
qualificato, défloration consentie avec promesse de mariage; Stupro
violente, défloration par la force. C’est cette dernière accusation qui est
retenue.
Le viol eut lieu le 9 mai 1611 dans
l’atelier familial, Via della Croce.
Un an plus tard seulement, Orazio Gentileschi porte plainte contre Agostino
Tassi, ami intime et collègue. Dans sa supplique au Pape Paul V, le père
associe le viol de sa fille, un meurtre qui atteint son propre honneur, avec le
vol de certains de ses tableaux. Est-ce la promesse non tenue de mariage qui
met le feu au poudre, quelque sombre affaire d’argent ou de rivalité entre concurrents
au service des princes et cardinaux de la ville, peignant côte à côte dans les
mêmes palais, les mêmes églises ? Comment démêler la part de l’amour et de la
haine, l’ambivalence des affaires de famille, toujours embrouillées, les
tensions entre liberté des mœurs et répression archaïque? Les archives romaines
ont gardé la trace d’un imbroglio de vrais et de faux témoignages, de mensonges
et d’accusations réciproques qu’il serait trop long à détailler ici.
Le témoignage d’Artemisia : « Il m’arracha des
mains le chevalet et les pinceaux, les jeta ça et là (…)
il a soudain ouvert la porte de ma chambre, m’a précipitée à l’intérieur, il a tiré le verrou. Il m’a jetée sur le lit.
Il m’a maintenue renversée. Il a mis son genou entre mes cuisses pour m’empêcher
de fermer les jambes, et il a relevé ma robe. Je me débattais(…) Pointant son
membre, il a commencé à pousser, à entrer, et j’ai senti comme une grande brûlure et j’avais
très mal. (…) Je lui griffais le visage, lui tirais les cheveux, j’ai attrapé
son membre et lui ai arraché la peau.
Mais rien de tout cela ne l’arrêtait et il a continué (…)Finalement libérée, je me suis ruée vers la table, j’ai
pris un couteau et j’ai couru vers lui : “ Je veux te tuer, tu m’as déshonorée !
” (…)Pour me calmer Agostino m’a dit : “ Donnez-moi la main. Je vous jure de vous
épouser dès que je serai sorti du labyrinthe où je suis actuellement prisonnier.
”
Puisque Tassi
dément le Stupro
violente et
l’accuse au contraire de n’être qu’une garce et une menteuse, Artemisia se dit prête à confirmer sa
déposition sous le tourment des « sibilli »
: le geôlier après avoir joint
les mains d’Artemisia sur la poitrine d’icelle, ajusta les lacets entre chaque doigt
selon les us et coutumes (…) Comme le geôlier faisait courir les cordelettes
et que lesdits lacets se resserraient, elle s’écria : « C’est vrai, c’est
vrai, c’est vrai ! ». Agostino, témoin de sa torture, continue
à nier. Alors, elle réplique : « Voici donc l’anneau de mariage
dont tu me fais présent , ce sont là tes promesses ! » Puis
Artemisia fait silence, elle a appris au cours du procès que celui que tout
Rome nomme le fanfaron, lo
Smargiasso, est
déjà marié; Olympia, sa soeur vient de le dénoncer pour inceste et fausse
tentative d’assassinat sur sa propre épouse. Sous le procès pour défloration se déroulent
bien d’autres règlements de compte qui ne concernent en rien la jeune artiste.
Le mardi 27
novembre 1612, Agostino est condamné à cinq ans d’exil hors de la Ville sainte.
Le jeudi 29 novembre, en l’église Santo Spirito in Sassia, Orazio donne sa
fille en mariage à Pierantonio Stiattesi, citoyen de Florence. Aussitôt, les
jeunes mariés quittent l’état pontifical pour la cour des Médicis.
La jeune fille abusée, humiliée,
trahie, torturée, telle que présentée dans les actes du procès, se
métamorphose. Artemisia renverse son destin, elle invente sa propre vie. Ce
qu’elle a toujours souhaité, elle le devient : une artiste, libre, maîtresse
d’elle-même, bientôt célèbre dans toutes les cours d’Europe, qui se sert de son
œuvre pour exprimer la valeur et la puissance créatrice des femmes. Sous les
portraits des héroïnes de la Bible et de l’Antiquité, Artemisia impose son
autoportrait : souvent parée de ses propres bijoux, en Judith trimphante, à l’instant de la décapitation du général
Holopherne, l’épée encore sanglante à la main,
en Yaël tuant Sisara, en Suzanne et les vieillards (l’un d’eux
porte les boucles sombres du bel Agostino), en Sainte Catherine, coiffée de la couronne des Médicis, une palme
dans la main droite, la gauche posée sur la roue, instrument de torture, … ou
encore, impériale, en Clio, muse de l’Histoire, avec ses
attributs, le livre, la trompette de la renommée et les feuilles de laurier
tressées. Artemisia, qui porte le nom d’une déesse grecque, se peint sous les
traits de Minerva, déesse de la
guerre, de la sagesse et des arts, avec dans ses mains, la lance et la couronne
de laurier, et sur son bouclier, un visage de Medusa, citation directe du chef-d’œuvre de Caravage, son seul
maître. Peinte autour de 1635, cette Minerva
est peut-être l’une des toiles envoyées à Ferdinand II de Médicis auquel
l’artiste fait allusion dans sa lettre du 20 octobre 1635, adressée à son ami
et protecteur, Galilée, désormais malade et en exil à Arcetri.
Envoyée discrètement à Londres pour
encourager la conversion du roi d’Angleterre, sous le prétexte de se
réconcilier avec son vieux père, Orazio,
Artemisia peint un fascinant Autoportrait
en Allégorie de la Peinture, ou La Pittura nell’atto di dipingere.
L’artiste, audacieuse et confiante, se confond avec la représentation de la
Peinture elle-même.
A.G.F.
, Artemisia Gentileschi Faciebat.
Sils-Maria,
Rome, Paris, Bruxelles, 2017.
Lydia
Flem
Sources
Yves Bonnefoy, Rome,1630, Flammarion, 1994.
Roland Barthes, “Deux
femmes”(1979) in Oeuvres complètes,
V, pp 726-729, Seuil, 2002.
Daniel Buren, “Autour d’un manque ou
Qui a vu Judith et Holopherne?”, in Artemisia,
catalogue de l’exposition Mot pour
Mot/Word for Word, n°2, Yvon Lambert, 1979, pp.78-86.
Marthe Coppel-Batsch,
« Artemisia Gentileschi (1593-1653), Sexualité, violence, peinture »
publié in Adolescence, 2008/2
n°64, https://www.cairn.info/revue-adolescence1-2008-2-page-365.htm
Galileo
Galilei, Lettre à Madame Christine de
Lorraine. Grande-Duchesse de Toscane (1615),
(Traduction de Fr. Russo), commentaire de Maurice Clavelin, in Revue d’histoire des sciences et de leurs
applications, tome 17, n°4, 1964. pp. 331-368. www.persee.fr/doc/rhs_0048-7996_1964_num_17_4_2372
Mary
D.Garrard, “Artemisia Gentileschi’s Self -Portrait as the Allegory of
Painting”, The Art Bulletin,
vol.62, n°1 (mars 1980), pp.97-112. http://www.jstor.org/stable/3049963
Artemisia Gentileschi, Actes d’un procès pour viol
suivi de Lettres, traduit
du latin par Laetizia Marinellei et de l’italien par Marie-Anne Toledano, éd. Des
femmes, 1984.
Alexandra Lapierre, Artemisia, Robert Laffont, 1998.
Alexandra Lapierre, Artemisia Gentileschi “Ce qu’une femme sait faire!”,
Découvertes, Gallimard, 2012.
Artemisia Gentileschi, Carteggio.Correspondance, éd.bilingue, traduction
de A.C.Fiorato, préface et édition critique de Francesco Solinas, Les Belles
Lettres, 2016.
Artemisia
Gentileschi,
Maurizia Tazartes, Skira, Milan, 2016.
Artemisia
Gentileschi e il suo tempo,
catalogue d’exposition, Roma, Palazzo Braschi, 30.11.2016 -7 mai 2017, Skira,
Milan.
Erwin Panofsky, Galilée,
critique d’art, Les Impressions nouvelles, Bruxelles,
2016, préface et traduction, Nathalie Heinich. Et en ligne : Actes de la recherche en sciences sociales, 1987 vol.66, n°1, pp. 2-24. http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1987_num_66_1_2357
Jorge Semprun, Vingt ans et un jour, Gallimard, 2004.
Stendhal, Les Cenci, L’Herne, 2012.
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