GHETTO

GHETTO

« Ces Juifs (…) sont l’œuvre des chrétiens,“ l ’œuvre de nos dix-huit cent ans d’imbécile persécution’’. On les a parqués dans des quartiers infâmes, comme des lépreux ; quoi d’étonnant qu’ils aient resserré, dans la prison du ghetto, leurs liens de famille ! »

Emile Zola,

Cité par J.D. Bredin, L’Affaire,

Julliard, 1983, p. 136.

Le 20 mars 1516, la République de Venise oblige tous ses habitants juifs à vivre dans un quartier près de San Girolamo. Par cette loi, est créé le premier « ghetto », dont le nom provient sans doute de gietto ou getar , fonderie de canons abandonnée qui se trouvait sur le site du quartier juif. Le décret prescrivait la construction de murs autour du site et l’ouverture et la fermeture des portes à heures fixes par des gardiens chrétiens. Les Juifs y vécurent jusqu’en 1866 ; Victor Emmanuel II offrit alors les mêmes droits qu’aux autres citoyens italiens.

Ce terme désigne non seulement une résidence forcé mais aussi le rassemblement volontaire de Juifs dans un même quartier. Par analogie, le ghetto indique un quartier d’habitants homogènes, quartier d’immigrés, de Noirs aux Etats-Unis,… Souvent utilisé pour marquer l’enfermement et l’isolement d’un groupe particulier, replié sur lui-même et coupé du reste de la population, le ghetto, lorsqu’il se constitue à l’initiative de ses habitants représente sans doute aussi un espace rassurant pour les minorités qui y vivent. C’est le problème de l’intégration et de l’attachement à sa propre culture qui se trouve posé à travers l’habitat.

Lecture

–       Encyclopaedia Judaica, article « Ghetto » Jérusalem 1971, vol. 7, p. 542-546.

–       Jacob KATZ, Hors du Ghetto. L’émancipation des Juifs en Europe (1770-1870) Préface de Pierre Vidal-Naquet, Hachette, 1984.

Cf. Seuil de tolérance.

GENOCIDE

GENOCIDE

Juridiquement défini par la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide », adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948, à la suite de la Deuxième guerre mondiale et du génocide des Juifs et des Tziganes par l’état nazi, le concept de génocide signifie l’extermination de groupes humains entiers, crime collectif commis par un pouvoir d’État, en temps de paix comme en temps de guerre. Seuls les groupes nationaux, religieux, et ethniques sont pris en considération à l’exclusion des groupements économiques, culturels ou politiques.

L’actualité récente a remis en mémoire le génocide des Arméniens, premier génocide moderne, perpétré entre 1915 et 1917, au sein de l’Empire ottoman sur l’ordre du gouvernement Jeune-Turc pour faciliter la cohésion nationale. A l’occasion de la Première Guerre mondiale et prétextant qu’ils menaçaient la sécurité de l’armée ottomane, les dirigeants turcs décident la déportation et le massacre d’environ un million deux cent mille Arméniens de Turquie.

Ce sont d’abord les notables, les intellectuels et les membres de partis arméniens qui sont arrêtés, torturés et liquidés. L’ordre de déportation est ensuite affiché dans chaque ville ou village. Les hommes sont séparés des femmes et des enfants et fudillés en dehors des agglomérations aussitôt. Femmes, enfants et vieillards doivent rejoindre à pied le lieu supposé de rassemblement des déportés : Alep. En réalité, peu d’entre eux y parviendront. Sans alimentation, subissant pillages, exécutions des traînards, maladies, massacres au bord des fleuves ou le long des défilés de montagnes, ils meurent en cours de route ou à l’arrivée. Les fleuves charrient les corps souvent mutilés, des hommes sont pendus aux arbres, la partie orientale de la Turquie s’est transformée en charnier. Des observateurs occidentaux assistent impuissants à ce massacre. Les gouvernements de France, d’Angleterre et de Russie publient une note de protestation et déclarent tenir pour responsables les membres du gouvernement. Le gouvernement allemand ne cherche pas à exercer une réelle pression pour faire arrêter le génocide mais publie un rapport qui dénonce le programme d’extermination d’un gouvernement allié, cherchant ainsi à se disculper d’avance.

Le gouvernement turc ne reconnaît pas le massacre des Arméniens bien que la Commission des Droits de l’Homme ait publié un rapport sur « la prévention et la répression du crime de génocide » dont le paragraphe 30 note : « Passant à l’époque contemporaine, on peut signaler l’existence d’une documentation assez abondante ayant trait au massacre des Arméniens qu’on a considéré comme « le premier génocide du XXe siècle ».

Le « Tribunal des peuples », réuni à Paris le 16 avril 1984, écrit dans son rapport final : « A partir du 24 avril 1915, selon un programme précis, le gouvernement ordonne la déportation des Arméniens des vilayets orientaux. Une organisation spéciale est créée, elle est constituée de condamnés de droit commun, libérés des prisons, entraînés et équipés par le parti Union et progrès. Tout confirme l’existence d’un commandement centralisé qui contrôle le déroulement du programme (…) La déportation n’est en fait qu’une forme déguisée d’extermination ».

La sentence du Tribunal est donc claire : « L’extermination des populations arméniennes constitue un crime imprescriptible de génocide au sens de la convention du 9 décembre 1948… C’est aussi un crime international dont l’État turc doit assumer la responsabilité sans pouvoir prétexter, pour s’y soustraire, une discontinuité dans cet État » (Le Monde, 19 avril 1984).

Plus occulté encore, le massacre des Assyro-Chaldéens qui étaient au nombre de 400.000 environ en 1914 et dont 250.000 personnes furent déportés et tués ou moururent de faim et de misère par la volonté des Turcs et des Kurdes en 1915 puis en 1933 au nord de l’Irak.

Le peuple tzigane perdit environ 200.000 des siens au cours des massacres nazis. D’Allemagne, 30.000 Tziganes furent déportés à Auschwitz où ils furent exterminés au cours de l’année 1944 ; en Hongrie, dans les Balkans, en URSS où ils étaient très nombreux avant la guerre, ils furent exterminés par des « groupes d’action » chargés de les liquider comme « peuple asocial ». Déjà avant la guerre, certains voulaient éliminer ce peuple nomade : « Pour des raisons de santé publique et, en particulier, parce que les Tziganes ont une hérédité notoirement chargée, que ce sont des criminels invétérés qui constituent des parasites au sein de notre peuple et qu’ils ne sauraient qu’y produire des dommages immenses, mettant en grand péril la pureté du sang de la paysannerie et son genre de vie, il convient en premier lieu de veiller à les empêcher de se reproduire et de la contraindre au traval forcé dans des camps de travail, sans les empêcher cependant de choisir l’émigration volontaire vers l’étranger » écrivait le Gauleiter de la province de Styrie en août 1938 dans un mémorandum intitulé « la Question tzigane ».

« La solution finale de la question juive » par le régime nazi coûta entre cinq et six millions de vies humaines au judaïsme européen. Ce chiffre comprend les pertes par mort violente mais ne tient pas compte des décès par famine et maladie ni du déficit démographique dû à l’absence presque totale de naissances entre 1939 et 1945 ; il est en fait impossible de faire une statistique détaillée.

Déposant devant le Tribunal international de Nuremberg, Rudolf Hoess, commandant du camp d’extermination d’Auschwitz, avait déclaré y avoir tué deux millions et demi de Juifs. Dans les quatre autres camps de la mort, on compte six cent mille morts à Belzec, sept cent mille à Treblinka, trois cent mille à Sobibor et deux cent cinquante mille à Chelmno. En URSS, il y eut des « exterminations chaotiques », perpétrées par des groupes d’action SS, qui s’élèvent entre un million et demi et deux millions de victimes.

Au-delà de ces macabres statistiques, il y eut la volonté délibérée de supprimer un peuple tout entier. Cette décision politique prit forme avec les lois raciales du Nuremberg le 15 septembre 1935 « pour la protection du sang allemand et de l’honneur allemand » : « Pénétré de la conscience que la pureté du sang allemand est la prémisse de la perpétuation du peuple allemand et inspiré de la volonté indomptable d’assurer l’avenir de la nation allemande, le Reichstag a adopté à l’unanimité la loi suivante, qui est proclamée par les présentes :

« § 1. — Les mariages entre Juifs et sujets de sang allemand ou assimilés sont interdits…

« § 2. ­— Le rapport extra-marital entre Juifs et sujets de sang allemand ou assimilé est interdit.

« § 3. —  Les Juifs ne peuvent pas utiliser au service de leurs ménages des femmes de sang allemand ou assimilé âgées de moins de quarante-cinq ans (…) »

Fin 1936, un « Service des Questions juives » fut constitué auprès du Service de Sécurité et à partir de l’Anschluss de l’Autriche en mars 1938, les mesures antijuives se succèdent : déclaration obligatoire des biens des Juifs, obligation pour toute femme ou pour tout homme Juifs de se nommer « Sara » ou « Israël », tamponnage des passeports et pièces d’identité de la lettre « J ». En 1940 se fait jour le « projet Mad           agascar » de transférer quatre millions de Juifs dans cette île française. Le port de l’étoile jaune devient obligatoire le 1er septembre 1941. Dès le 16 octobre 1940, le ghetto de Varsovie fut crée pour rassembler un demi-million environ de Juifs de Varsovie et des environs. L’entassement y était terrible et les épidémies faisaient rage ; la famine était orchestrée par les Allemands dans le but délibéré d’exterminer.

Il semble que l’extermination des Juifs est décidée peu avant ou immédiatement après l’attaque contre l’Union Soviétique. « Nous sommes en particulier tellement engagés dans la question juive qu’il nous est désormais impossible de reculer. Et c’est tant mieux. Un mouvement et un peuple qui ont coupé les points derrière eux combattent avec beaucoup plus d’énergie — l’expérience le prouve — que ceux qui ont encore une possibilité de retrait » écrit Goebbels dans son journal intime à la date du 2 mars 1943.

A partir d’avril 1942, plusieurs camps de la mort commencent à fonctionner en Pologne. On commence à utiliser le « Cyclone B », insecticide à base d’acide prussique dans les chambres à gaz. A l’automne 1942, von Ribbentrop est chargé d’avertir les diplomates du Reich de faire « accélérer, autant que possible, la déportation de tous les Juifs d’Europe ». Dès cette époque aussi un commando spécial était chargé d’effacer les traces de ce génocide.

Conduits vers les crématoires, les déportés sont prévenus qu’ils « passeront à la douche et à la désinfection » ; des morceaux de savon sont distribués pour parfaire l’illusion. La chambre de gazage comportait parfois des imitations de pommeaux de douches encastrées dans le plafond. Par le toit le Cyclone B est introduit ; l’asphyxie des victimes durait de trois à dix minutes. Une demi-heure plus tard, un commando spécial de détenus entrait, coupait les cheveux des femmes et enlevait des cadavres dents en or, bagues et boucles d’oreilles puis les transportait dans des fours d’incinération. A Auschwitz, les cendres, d’abord jetées dans des fosses, furent ensuite chargées sur des camions et déversées dans la Vistule.

Quelques fonctionnaires seulement, des SS, des médecins, assistaient à ces massacres à la chaîne. Dans son journal, le docteur Kremer notait le 2 novembre 1942 : « Ce matin à trois heures, j’ai assisté pour la première fois à une action spéciale. En comparaison, l’enfer de Dante me paraît une comédie. Ce n’est pas pour rien qu’Auschwitz est appelé un camp d’extermination. 5 novembre 1942. J’ai assisté cet après-midi à une action spéciale appliquée à des détenues de camp féminin (Musulmane — détenues arrivées au degré dernier d’usure physique —), les pires que j’aie jamais vues. Le docteur Thilo avait raison ce matin en me disant que nous nous trouvons dans l’anus du monde, anus mundi. Ce soir vers huit heures j’ai assisté  à une action spéciale sur des gens en provenance de Hollande. Tous les hommes tiennent à prendre part à ces actions, à cause des raisons spéciales qu’ils touchent à cette occasion, consistant en 1/5 de litre de schnaps, 5 cigarettes, 100 grammes de saucisson et pain. 6-7 novembre 1942. Aujourd’hui, mardi, déjeuner excellent : soupe de tomates, un demi-poulet avec des pommes et du chou rouge, petits fours, une merveilleuse glace à la vanille. J’ai été présenté après déjeuner à…

Parti à huit heures du soir pour une action spéciale, pour la quatrième fois… »

Lecture

–       Gérard CHALIAND et Yves TERNON, Le Génocide des Arméniens, Bruxelles, Complexe, 1980.

–        Gérard CHALIAND, Le Crime du silence, Flammarion, 1984, avec une préface de Pierre Vidal-Naquet.

–       La revue Esprit, « Arménie : le droit à la mémoire », avril 1984.

–       Nadine FRESCO, « Les redresseurs de morts. Chambres à gaz : la bonne nouvelle. Comment on révise l’histoire » in Les Temps Modernes, juin 1980.

–       R. HILBERG, The Destruction of the European Jews, Allen, Londres, 1961. Actes du congrès.

–       R.G. HOVANNISSIAN, The Armenian Holocaust, Cambridge (Mass), 1981.

–       Eugen KOGON, H. LANGBEIN et A. RUCKERL, Les Chambres à gaz, secret d’État, Ed. de Minuit, 1984.

–       Léon POLIAKOV, Bréviaire de la haine. Le IIIe Reich et les Juifs, Calmann-Lévy 1951.

–       Gill SEIDEL, The Holocaust denial, inédit.

–       Yves TERNON, La Cause arménienne, Seuil, 1983.

–       Pierre VIDAL-NAQUET, « Un Eichmann de papier » in Les Juifs, la mémoire et le présent, Maspero 1981, p. 193-289.

–       Dossier de l’Holocauste, Paris, Grasset, 1979.

Cf. Indiens d’Amérique.

GENETIQUE

GENETIQUE

«  C’est dans les concepts biologiques que résident les derniers vestiges de transcendance dont dispose la pensée moderne »

Claude Levi-Strauss,

Les structures élémentaires de la parenté. (1949).

Science de l’hérédité, la génétique cherche à comprendre les lois qui déterminent la transmission des caractères d’une génération à l’autre, d’élucider l’origine des différences — entre les espèces ou  entre les individus appartenant à une même espèce — mais aussi d’étudier la distribution des gènes au sein des populations. C’est également l’objet de la génétique de décoder la structure et le fonctionnement de ce qui constitue l’unité de base de la transmission génétique, le gène.

Pour les généticiens, les êtres vivants présentent deux caractéristiques essentielles : la diversité et l’unité. Chaque individu est en effet unique, il est seul à porter des caractères qui s’expriment sous la forme de son phénotype : telle couleur de cheveux, de yeux, grain et couleur de la peau, forme de mains, du visage, des membres, dessin des sourcils, etc. Mais par ailleurs, tous les individus d’une même espèce ont en commun le même stock génétique. Ainsi, l’espèce humaine présente-t-elle à la fois une extrême diversité au sein des populations qui la constituent et une interfécondité qui en prouve l’unité fondamentale.

L’unité génétique de l’espèce humaine est beaucoup plus forte que ne le laissaient penser les classifications des anthropologues du XIXe siècle qui se fondaient exclusivement sur l’observation des morphologies les plus éloignées, négligeant de considérer la continuité qui les relie. La génétique actuelle permet d’étudier la diversité apparente des populations et de comprendre grâce à des mesures biochimiques et immunologiques, entre autres, l’unité du patrimoine génétique humain. Tout au plus, les différences, qui se sont inscrites dans les gènes des différentes ethnies, marquent-elles la trace des mouvements de population dans les temps préhistoriques ou protohistoriques, indiquant ainsi des repères pour une histoire culturelle de l’humanité.

A partir de la distribution des groupes sanguins et des variétés de protéines, des chercheurs ont pu mettre en évidence que la diversité génétique de l’espèce humaine est distribuée de manière remarquablement uniforme à l’échelle de la planète : 85 % de la variabilité génétique totale de l’espèce humaine s’observe entre les individus de toute population quelle que soit sa localisation sur la terre. Ce qui signifie qu’il peut y avoir plus de ressemblances génétiques entre un Français et un Tchadien ou un Chinois qu’entre un Français et son  voisin de palier. La génétique ne permet donc pas de faire des classifications hiérarchiques entre les êtres humains. S’il existe des ethnies, on ne peut en aucun cas parler de « races » humaines. Longtemps, c’est à la science biologique qu’on a demandé la caution d’autorité pour justifier les idéologies inégalitaires ; à présent, les scientifiques, conscients du rôle que certains continuent à vouloir leur faire jouer, refusent de se prêter à ces démonstrations qui veulent classer, les êtres humains en « races supérieures ou inférieures » selon des arguments biologiques.

Une observation attentive aurait d’ailleurs permis de constater l’absurdité d’un classement pertinent entre grands groupes homogènes. On rencontre, en effet, des populations à peau noire mais avec des cheveux blonds comme des Australiens ou des Mélanésiens ; des populations à peau blanche mais avec des caractères sanguins de « jaune » comme les Aïnous, etc.

Les généticiens ne sont pas eux-mêmes à l’abri d’erreurs guidées par des convictions extra-scientifiques. Ainsi n’est-ce sans doute pas un hasard si c’est justement un généticien d’Afrique du Sud, — un  blanc bien sûr — J.D. Hofmeyr, qui explique que la « race noire » est d’apparition plus récente que la blanche et que par conséquent les populations africaines n’ont jamais atteint un « haut degré de civilisation » et sont actuellement « moins aptes à la civilisation industrielle ».

On connaît les développements moralisateurs des sociobiologistes et l’utilisation par la Nouvelle droite de certaines théories au sujet de l’héritabilité du Q.I. Or, dans l’état actuel de la génétique, on ne peut pas constater de correspondance terme à terme entre, d’une part, un gène et son effet biochimique primaire ( la production d’une enzyme particulière, par exemple) et, d’autre part, son effet sur le comportement. En réalité, une multiplicité d’évènements intermédiaires séparent l’effet biochimique immédiat d’un certain gène de son impact sur le comportement, toujours hautement complexe.

La génétique contemporaine pose aussi de nouveaux problèmes éthiques. Les progrès actuels permettent de détecter un grand nombre d’anomalies génétiques responsables de maladies héréditaires. Ces examens de dépistage peuvent intervenir lors d’examens prénataux (ce « conseil génétique permet par exemple de donner des informations concernant les risques pour un couple de mettre au monde un enfant mongolien ou hémophile), ils peuvent se pratiquer par amniocentèse précoce sur une femme enceinte (l’avortement pouvant être envisagé) ou être effectués sur les nouveaux-nés (comme pour le dépistage précoce de la phénylcétonurie qui peut ensuite être évitée par un régime adéquat).

Cette nouvelle situation (sans parler de toutes les « manipulations génétiques » et autres bébés-éprouvettes ou nouvelles manières d’être conçus, portés et apparentés à ses géniteurs et éducateurs) force une réflexion sur la notion de « bons » et de « mauvais » gènes, d’« anomalie » et de « risques ». Où commence le choix individuel des parents, leur « confort » psychologique, leur droit d’accepter ou de refuser d’élever un enfant mongolien — mais pourquoi pas un enfant porteur d’un bec de lièvre — et quand s’agit-il au contraire d’une option politique et philosophique collective ? Qui peut en décider ? Ne va-t-on pas se laisser entraîner, malgré soi, ou manipuler, vers un eugénisme médical ? La stérilisation des débiles et des handicapés dans l’Allemagne nazie reste présente à la mémoire mais, s’ils paraissent plus discrets, les partisans de l’élimination des « tarés » et des porteurs de « mauvais gènes » existent néanmoins, souvent même parmi les plus hautes  autorités scientifiques. Sous prétexte de défendre un eugénisme positif, ils n’en préconisent pas moins l’élimination d’un grand nombre de nouveaux-nés. Ainsi Cecil B. Jacobson, l’un des pionniers de la technique de l’amniocentèse, pense-t-il qu’aucun parent n’aimerait mettre au monde un enfant qui devrait mourir du cancer à 40 ans et qu’il faudrait par conséquent proposer un avortement. Francis Crick, prix Nobel de physiologie et de médecine, est encore plus radical : Aucun enfant nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique (…) S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie ». D’autres veulent imposer à chaque couple qui souhaite procréer des examens génétiques qui donneraient ou non le « droit » de concevoir des enfants.

Pour la première fois dans l’histoire, la science peut offrir aux pires délires politiques les armes dont ils rêvent, la toute-puissance de modifier les hommes. Tous les abus peuvent s’incarner. Sous des apparences anodines, certaines sélections se sont déjà effectuées. Ainsi, par exemple, aux Etats-Unis où, en 1983, six firmes pratiquaient des tests génétiques sur le personnel et cinquante-neuf firmes envisageaient d’y recourir. En 1980, un jeune Noire porta plainte contre un règlement, en vigueur depuis dix ans dans l’US Air Force, qui lui interdisait de devenir pilote parce qu’il était porteur d’une maladie du sang particulière.

Pierre Thuillier rapporte l’histoire inventée par un écrivain américain, un homme de science tente de produire un être humain à partir d’un gène de camionneur afin de créer « un camionneur qui dès qu’il aurait dépassé la limite de cent kilomètres à l’heure, s’arrêterait de lui-même pour s’infliger une contravention ».

Comme l’histoire du racisme l’a montré, ce sont presque toujours des flots d’encre qui précèdent les flots de sang, aussi ces déchaînements imaginaires pourraient bien former un jour notre réalité quotidienne.

Lecture

–       Watson FULLER (éd.), Responsabilité biologique, Hermann, 1974.

–       Ted HOWARD et Jeremy RIFKIN, Les Apprentis sorciers. Demain la biologie…, Ramsay, 1977.

–       Albert JACQUARD, L’Eloge de la différence, Seuil, 1978.

–       ID., Moi et les autres, Point Seuil, 1983.

–       Jacques-Michel ROBERT, Génétique, Flammarion, 1983.

–       J.P. ROGEL, «  La sélection génétique à l’embauche » in L’Etat des sciences et des techniques, Maspero, 1983.

–       Numéro spécial de La Recherche sur la génétique et l’hérédité, mai 1984.

Cf. Classification, Hérédité, Scientisme, Race.

GALTON, sir Francis (1822-1911)

GALTON, sir Francis (1822-1911)

Francis Galton publie en 1865 un article « Hereditary Talent and Character » dans lequel il tente d’appliquer les récentes découvertes biologiques de son cousin Darwin à l’étude des êtres humains et de prouver que la race humaine pouvait être améliorée, comme les chevaux de course anglais, par des techniques de reproduction appropriées. Pour lui, « l’amélioration du cheptel humain ne posait aucune difficulté insurmontable ».

Darwin s’était montré prudent dans l’application de ses théories biologiques (adaptation des espèces par la sélection naturelle et la compétition) au développement des sociétés humaines. Ses disciples n’hésitèrent pas, eux, à se servir de ces schémas darwiniens pour expliquer et justifier la logique de leur époque : expansion industrielle et inégalité sociale à l’intérieur, aventure coloniale, esclavage et inégalité des « races » à l’extérieur.

Pour Galton, les races se définissent non seulement par des caractères physiques (taille, forme du crâne, couleur des yeux, couleur et types de cheveux…) mais aussi par des caractères « mentaux ». Ce sont ceux-ci qui déterminent une échelle de valeur entre les peuples. Les Blancs sont pour des raisons de supériorité biologique appelés à commander et créer tandis que les Noirs et les Jaunes doivent travailler et obéir. Parmi les Blancs, ce sont bien sûr les Anglais qui se retrouvent au sommet de la pyramide des races.

Sous l’influence de Galton, et dans le  sillage de Malthus, on va considérer la classe des prolétaires et les plus démunis comme biologiquement incapables d’occuper une autre place dans la hiérarchie sociale. Il ne faut surtout pas encourager les mesures sociale. Il ne faut surtout pas encourager les mesures sociales parce qu’elles sont contraires aux forces de sélection naturelle et freinent donc la bonne marche de l’évolution. Galton envisage au contraire une aide aux plus favorisés, à l’élite de la population : « Il est clair qu’il serait avantageux pour le pays qu’un soutien social et moral ainsi qu’une aide matérielle opportune soient étendus aux désirables et non monopolisés, comme ils ont tendance à l’être actuellement par les indésirables ».

Il donna le nom d’eugénique (eugenics), en 1883, à l’ensemble des dispositifs qui, suivant ses espoirs, donneraient naissance à une race plus forte. « Nous vivons dans une sorte d’anarchie intellectuelle par manque d’esprits supérieurs ».

Ces idées ne sont pas seulement propres à ce savant ; presque toute l’Europe défend cette idéologie du darwinisme social à la fin du XIXe siècle, on sait l’utilisation infernale qu’en fera le régime hitlérien. A partir d’un souci qui se dit scientifique, l’anthropologie physique mesure les traits raciaux et confond les particularités physiques avec les caractéristiques culturelles, sociologiques, économiques et politiques des populations. Naît ainsi un racisme qui se veut cautionné par la science.

Lecture

–       Michael BILLIG, L’ Internationale raciste. De la psychologie à la « science » des races, Maspero, 1981.

–       Nadine FRESCO, « Les enfantements artificiels » in Le Genre humain. 9, 1983, p. 21-39.

–       Francis GALTON, English Men of Science, introd. de Ruth Schwartz Cowan, Londres, Frank Cass, 1970.

–       Francis GALTON, Hereditary Genius, Introd. de C.D. Darlington, Gloucester, Mass, Peter Smith, 1972.

–       Mark H. HALLER, Eugenics Hereditarian attitudes in American thoughts, Rutgers University Press, 1984.

–       Jacques RUFFIE, Traité du vivant, Fayard, 1982.

Cf. Broca, Classification, Darwin, Dégénérescence, Génétique, Nature, Race.

FASCISME

FASCISME

Le fascio désigne en italien l’attribut du licteur dans la Rome antique et le rassemblement en faisceau des fusils au repos. Mussolini lança en 1919 le mouvement des « faisceaux italiens de combat » dont l’idéologie était une négation de la démocratie, du régime parlementaire, de la pluralité des partis politiques : « le fascisme nie que la majorité, du seul fait qu’elle est la majorité, est capable de diriger la Société humaine. Il affirme que l’inégalité de l’humanité est immuable, bénéfique et féconde ». Le mot d’ordre du parti était « Tout dans l’État, rien hors de l’État, rien contre l’État ».

Le fascisme italien voulait créer uno stato totalitario, un État totalitaire. Alors que la deuxième guerre mondiale marqua l’affrontement entre régimes fascistes et antifascistes et que la défaite des puissances de l’Axe fut fatale au fascisme, c’est lorsque le communisme soviétique sembla menacer les démocraties occidentales, au moment de la guerre froide, que l’on commença à parler de totalitarisme et à voir dans cette catégorie politique un type de société qui engloberait aussi le fascisme et le national-socialisme.

L’État totalitaire se constitue autour de l’image de la société comme corps, comme « peuple-Un » et, ainsi que Claude Lefort l’analyse, comme « pouvoir-Un ». L’identification est présentée comme totale entre le pouvoir et la société ; l’espace social se doit d’être parfaitement homogène et tout parasite, tout élément étranger menace mais pose aussi l’identité du peuple. Il n’y a aucune référence à un tiers, à des puissances surnaturelles, à un principe éthique extérieur, qui limiterait l’arbitraire et la toute-puissance d’un tel pouvoir. Il tire de lui-même tous les droits et les « droits de l’homme » cessent donc d’avoir un sens dans sa logique. L’individu doit se fondre dans le corps social et le cors social se confond avec le parti unique. L’État à lui seul détient — c’est là du moins son « illusion politique » — tout l’espace de socialisation, d’organisation, de savoir et de droits.

Claude Lefort écrit : «  La logique du système lui interdit d’accueillir quelque opinion qui se fasse le signe d’une extériorité de la vie sociale par rapport au pouvoir, ou d’une altérité dans le social ». Toute division au sein du corps social est niée, il ne peut y avoir de séparation qu’entre l’intérieur et l’extérieur, le peuple et ses ennemis. D’un côté, l’Egocrate, comme l’a nommé Soljénitsyne, le Père suprême, le guide, le Duce, le Fürhrer, de l’autre, l’ennemi extérieur et le dissident intérieur, — reliés l’un à l’autre — comme incarnation de l’Autre maléfique et qu’il faut exterminer au nom de l’intégrité du corps social.

Pour idéologie fasciste, la nation est un bien sacré. En elle s’inscrit la cohérence politique, sociale mais aussi ethnique, et même « raciste » de sa population. Ses mythes reposent sur l’évocation fabuleuse d’un âge d’or purifié de tout élément étranger. Xénophobie et racisme ne sont pas des accidents de parcours mais s’intègrent logiquement dans son combat et sa conception politique.

L’idéal fasciste s’incarne dans la figure du guerrier, jeune, courageux et obéissant. Il lui faut « croire, obéir, combattre ». Le fascisme s’oppose à l’humanisme des Lumières et à l’individualisme critique ; créativité, raison, intellectualisme, égalité sont rejetés. Les valeurs prônées s’inscrivent au contraire du côté de l’instinct irrationnel, de la violence, de la solidarité grégaire, de l’attachement au sol, à la langue, au « sang » , à la « race ». Le peuple encadré par un unique parti se doit de communiquer dans un même culte du chef.

Cette forme de société rencontre sans doute les aspirations de ceux que la peur du nouveau effraye ; elle offre l’attraction du conformisme et de l’uniformité, la sécurité de la norme et la protection d’un univers organisé, hiérarchisé, sans questions et sans vide.

Elle semble aussi attirer des « intellectuels » nostalgiques. En 1979, deux normaliens n’hésitent pas à valoriser le « fascisme-mouvement », « courant d’idées qui dépasse ses réalisations » et qui a pour objectif, non seulement de changer les structures de la société mais également de « changer l’homme par l’éducation, non seulement intellectuelle, politique, morale, mais aussi et surtout biologique » (T. Buron et P. Gauchon, Les Fascismes, PUF 1979, p. 15) et de citer sans commentaires critiques un extrait de Mein Kampf, à titre de « document ». Ils ne craignent pas non plus de voir dans la politique de « l’espace vital » du national-socialisme allemand et la guerre universelle « les préalables à la mutation de l’homme allemand et, pourquoi pas, européen ». Et ils poursuivent ainsi : « Racisme bien sûr, aux méthodes haïssables et criminelles. Utopie peut-être, qui consiste à vouloir accorder définitivement l’homme à sa nature objective. Mais peut-on juger l’entreprise sur ce délai misérable de douze années, dont six de guerre et trois au moins de reconstruction, alors qu’après plus de soixante années on attend encore l’émergence de la société communiste idéale ? Pour qu’on pût en débattre, les nationaux-socialistes demandaient mille ans de répit. L’histoire n’a pas voulu attendre… » (p. 16)

La logique fasciste se projette dans un « avenir radieux », elle se veut rupture avec le passé et espoir futur, « mission terrestre » comme l’écrivit Vidkun Quisling, fasciste norvégien et ministre de la Défense de son pays en 1931-1932. Le fasciste est un révolutionnaire dans le sens où il désire briser l’ordre établi de la démocratie libérale, il est obsédé par un idéal de modernité et de jeunesse. Il veut façonner un homme nouveau taillé sur mesures, tels les SS hitlériens.

De nombreux pays on connu la tentation totalitaire, de la Belgique rexiste aux fascismes français de l’Action française ou du Parti populaire français avec Drieu La Rochelle, du fascisme portugais de Salazar aux dictatures militaires fascisantes de Turquie ou de la Grèce  de Metaxas ; l’Europe s’est laissé fasciner par le rêve d’un pouvoir fort, monolithique, fictivement unifié et cohérent.

Lecture

–       Jacques DROZ, Histoire de l’antifascisme en Europe (1923-1939), La Découverte, 1985.

–        Daniel GUÉRIN, Fascisme et grand capital. Italie – Allemagne, 1936, Gallimard, 1945.

–       Claude LEFORT, L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981.

–       Henri MICHEL, Les Fascismes, Presses universitaires de France 1977.

–       Michel OSTENC, Intellectuels italiens et fascisme (1915-1929), Payot, 1983.

–       A. TASCA, Naissance du fascisme, Gallimard.

Cf. Nation, Nature, Nazisme, Projection.

EXOTISME

EXOTISME

« Il faudrait faire un jour l’histoire de notre propre obscurité, manifester la compacité de notre narcissisme, recenser le long des siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois entendre, les récupérations idéologiques qui ont immanquablement suivi et qui consistent toujours acclimater notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus (l’Orient de Voltaire, de la Revue Asiatique, de Loti ou d’Air France) ».

Roland Barthes,

L’ Empire des signes,

Skira, Champs-Flammarion, p. 8. 1980.

Mode chinoise, art nègre, « turqueries », curiosité pour les Indes, les cultures « exotiques », ont toujours fasciné. Et le « bon sauvage » est une figure mythique de l’Occident cultivé, qui regarde ces peuples étranges, non pour en comprendre la réalité, mais pour s’interroger sur son propre statut de « civilisé ».

L’exotisme des peuples sauvages est domestiqué à usage interne. Les missionnaires veulent y retrouver l’esprit et les vertus naturelles des premières communautés de Chrétiens ; les humanistes et les libertins justifient leur idée d’une morale naturelle supérieure par ces peuples sans lois, sans prêtres, sans rois et néanmoins vertueux. On les suppose heureux parce que loin des méfaits de la civilisation. Ils révèlent la sauvagerie enfouie au sein de la civilisation mais surtout ils témoignent, aux yeux des Européens, des origines de l’humanité et de la civilisation. Pour le Siècle des Lumières, les cultures exotiques ne renvoient pas encore à une notion de nature fondamentale différente, d’essence biologique, comme ce sera le cas à partir de l’anthropologie physique du 19e siècle. Rien de plus rassurant, en somme, que l’étranger « exotique », qui,  dans ses contrées lointaines et sauvages, nous divertit et nous  offre des frissons de folklore et de dépaysement de bon aloi. Mais lorsque cet « exotique » devient voisin de palier, parle avec l’accent de « là-bas » et que de sa cuisine s’échappent des odeurs inconnues, les bons sentiments vacillent. Cet « autre », dont la différence n’est en réalité pas acceptée, amuse, étonne de loin mais inquiète dans la proximité. Plus intolérable encore lorsque « d’indien à plumes » il devient un semblable indifférencié, qu’il assimile jusqu’à se fondre dans la masse, tout en gardant néanmoins une part symbolique d’appartenance à sa culture d’origine. Il vient alors nourrir, bien malgré lui, les fantasmes de persécution, les craintes de complot et de trahison, des autochtones « bien pensants ».

Tout se passe donc comme si n’étaient supportables que l’étranger exotique, c’est-à-dire l’autre tenu à une distance maximum (maintien forcé dans la politique de l’apartheid ou le ghetto) ou l’assimilation totale, équivalente à la disparition de l’identité de l’autre (tel le désir politique de certains de voir la deuxième ou troisième génération d’immigrés disparaître au sein de la population pour ne plus s’en distinguer). Le narcissisme « des petites différences », dont parle Freud, semble susciter tellement d’angoisse chez certains qu’ils ne désirent plus qu’une chose, éliminer l’autre, celui qui provoque une telle « inquiétante étrangeté », une telle peur de perdre son identité par manque de frontières visibles et surtout étanches.

Lecture

–       Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Flammarion, 1977.

Cf. Identité, Visibilité, Xénophobie.

ETRANGER

ETRANGER

 

« … C’était aussi beau qu’en carte postale. Ce n’est qu’après que j’ai vu que tout était noir de pollution (…) Pendant deux mois d’abord, la pelle et la pioche. Après, pendant dix-huit mois, le marteau-piqueur. J’avais vingt et un ans. Je pensais aux copains qui étaient restés là bas et qui m’avaient dit que j’avais de la chance d’aller apprendre la « modernité ». Quelle modernité ? (…) Je me suis trompé. Quand j’ai compris qu’en ayant choisi de venir ici, je m’étais laissé prendre à un piège, j’ai commencé à mordre mes doigts jusqu’à l’os, à serrer mes poings dans mes poches et parfois en les ouvrant, il y a des traces d’ongles sur mes paumes (…) Quand je suis ici, j’ai envie d’être là-bas ; quand je suis là-bas, j’ai envie d’être ici (…) Ici, on s’embrasse dans la rue, dans le métro. Quand je suis arrivé, ça me gênait, je regardais ailleurs. Je voyais ça comme une folie. Maintenant, ça ne me dérange plus mais j’ai appris qu’aimer, être amoureux, faire l’amour n’est facile que dans les films, au cinéma, à la télévision et dans les bouquins (…) La vie d’un immigré, c’est noir sur noir, un noyau de misère entouré d’un linceul. N’importe où il se trouve, il est rejeté. Rejeté par la société française, rejeté par sa société. Ces deux pôles sont comme un branchement électrique. Quelle est la phase, quel est le neutre ? Court-circuit au système nerveux. Plus les noyades dans la solitude, plus la souffrance battante et battante. L’ulcère. Une blessure, une plaie, une fissure. La solitude. »

 Bouziane Zaid, extraits publiés

Dans Les Temps Modernes, mars-avril-mai 1984.

« L’étranger qui est-ce ? Il n’y a pas ici de définition suffisante. Il vient du dehors. Il est bien accueilli, mais selon les règles auxquelles il ne peut s’astreindre et qui de toutes manières le mettent à l’épreuve — au seuil de la mort. Lui-même en tirera la « morale » qu’il exposera à de nouveaux venus : ‘ Vous apprendrez dans cette maison qu’il est dur d’être étranger. Vous apprendrez aussi qu’il n’est pas facile de cesser de l’être. Si vous regrettez votre pays, vous trouverez ici chaque jour plus de raisons de le regretter ; mais si vous parvenez à l’oublier et à aimer votre nouveau séjour, on vous renverra chez vous, où dépaysé une fois de plus, vous recommencerez un nouvel exil. (Albert Camus, l’Étranger)’ L’exil n’est ni psychologique ni ontologique. L’exilé ne s’accommode pas de l’être, et pas davantage de renoncer à l’être, et pas davantage de se faire de l’exil une manière de résider. »

Maurice Blanchot,

Après coup

Ed. de Minuit 1983, p. 94.

 

La ballade des gens qui sont nés quelque part

 

C’est vrai qu’ils sont plaisants tous ces petits villages

Tous ces bourgs ces hameaux ces  lieux-dits ces cités

Avec leur châteaux forts leurs églises leur plages

Ils n’ont qu’un seul point faible et c’est d’être habités

Et c’est d’être habités par des gens qui regardent

Le reste avec mépris du haut de leurs remparts

La race des chauvins des porteurs de cocardes

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis)

 

Maudits soient ces enfants de leur mère patrie

Empalés une fois pour toutes sur leur clocher

Qui vous montrent leurs tours leurs musées leur mairie

Vous font voir du pays natal jusqu’à loucher

Qu’ils sortent de Paris ou de Rome ou de Sète

Ou du diable vauvert ou bien de Zanzibar

Ou même de Montcuq ils s’en flattent mazette

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis)

 

Le sable dans lequel douillettes leurs autruches

Enfouissent la tête on trouve pas plus fin

Quant à l’air qu’ils emploient pour gonfler leur baudruches

Leurs bulles de savon c’est du souffle divin

Et petit à petit voilà qui se montent

Le cou jusqu’à penser que le crottin fait par

Leurs chevaux même en bois rend jaloux tout le monde

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis)

 

C’est pas un lieu commun celui de leur naissance

Ils plaignent de tout cœur les pauvres malchanceux

Les petits maladroits qui n’eurent pas la présence

La présence d’esprit de voir le jour le jour chez eux

Quand sonne le tocsin sur leur bonheur précaire

Contre les étrangers tous plus au moins barbares

Ils sortent de leur trous  pour mourir à la guerre

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis)

 

Mon dieu qu’il ferait bon sur la terre des hommes

Si l’on n’y rencontrait cette race incongrue

Cette race importune et qui partout foisonne

La race des gens du terroir des gens du cru

Que la vie serait belle en toutes circonstances

Si Vous n’aviez pas tiré du néant ces jobards

Preuve peut-être bien de Votre inexistence

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis)

 Georges Brassens.

(Disque Philips 9101 053)

ETHNOCENTRISME

ETHNOCENTRISME

Depuis l’Antiquité et sur toute la surface de la terre, chaque peuple a eu tendance à privilégier sa propre culture et à rejeter hors de l’humanité les autres hommes. Nombreux sont les groupes humains qui se sont imaginés élus. La reconnaissance des diversités culturelles et la possibilité d’un enrichissement réciproque est une attitude récente et peu établie.

On sait que pour les Grecs, ceux qui ne participaient pas à leur civilisation et ne parlaient pas leur langue étaient appelés « barbares ». Il semble qu’ils voulaient opposer ainsi la valeur signifiante de leur propre langue par opposition à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux. Rejeter les autres hommes du côté de l’animalité est une démarche que l’on rencontre fréquemment dans la pensée raciste. Lorsque l’Occident nomme sauvages les populations non européennes, il les place du côté de la forêt, c’est-à-dire de la vie animale par opposition à la culture humaine.

Comme le souligne Lévi-Strauss, souvent « l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois — dirons – nous avec plus de discrétion — les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou même de la nature — humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’ « œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un ‘ fantôme’ ou une ‘apparition’ ».

Mécanisme nécessaire pour conserver son identité culturelle, l’ethnocentrisme est néanmoins universel et prouve donc l’inverse de ce qu’il désire marquer : « Affectivement, note Geza Roheim, nous sommes tous semblables, précisément en ce que nous croyons tous les autres différents de nous ».

Lecture

–       Claude LEVI-STRAUSS, « Race et histoire » in Anthropologie structurale deux, Plon, 1973.

–       Léon POLIAKOV, (éd.) Hommes et bêtes. Entretiens sur le racisme, Masson, 1975.

Cf. Autre, Etranger, Exotisme, Identité.

ESCLAVAGE

ESCLAVAGE

Dans la Grèce antique, il fallait être de sexe masculin, adulte, au moins de père citoyen et de condition libre pour avoir droit au titre de citoyen. Exclus de la citoyenneté, les femmes, les enfants et les esclaves.

L’esclave appartient à son maître ; l’esclave est un homme qui « appartient à un autre » homme et cela par nature, explique Aristote (Politique, I). Sans âme ou presque, l’esclave est celui « qui n’a part à la raison que dans la mesure où il peut la percevoir, mais non pas la posséder lui-même ». Comme les animaux, les esclaves ne peuvent « qu’apporter l’aide de leur corps pour les besognes indispensables ». C’est un « instrument vivant ».

Depuis le VIe siècle, la société athénienne est esclavagiste, Rome depuis le IIIe siècle avant J.C. C’est le commerce et non la guerre qui est à l’origine de cette institution. Pour Moses I. Finley : « L’expérience, en dehors de la société considérée (Athènes ou Rome), d’un réservoir de travailleurs-esclaves potentiels où cette société (put) puiser systématiquement et à des conditions légales et culturelles parfaitement acceptables du point de vue institutionnel » était la condition nécessaire à l’esclavage.

L’esclave est l’entière propriété de son maître ; il est même exclu des liens de parenté. Ses enfants ne lui appartiennent pas et sont automatiquement esclaves sauf s’ils naissent après l’affranchissement de leur géniteur. Il semble que les esclaves affranchis pouvaient s’intégrer, au moins après une ou deux générations. S’il était juridiquement un outil doté d’une âme, on ne mit jamais en doute sa condition biologique humaine.

L’esclavage antique se maria à la démocratie sans choquer personne et paraît avoir été une institution fort solide puisque très peu de révoltes nous sont connues, en Grèce comme à Rome et si, au premier siècle de notre ère, le christianisme contribua à adoucir la condition des esclaves, il n’oeuvra pas pour sa disparition.

L’esclavage traversa les siècles et fit partie de la vie économique de l’Occident jusqu’au XIXe siècle.

L’empereur romain Constantin protégea par des lois les maîtres qui auraient frappé à mort leur esclaves ; des ordonnances papales et conciliaires au Ve siècle après J.C. empêchèrent que soient affranchis les esclaves appartenant à l’Eglise ; les puissances coloniales européennes épuisèrent la main-d’œuvre locale des Amériques, considérée comme « pure sauvage », puis déportèrent massivement des Africains « domestiquables » pour la remplacer…Et le trafic des Noirs déportés d’Afrique en Amérique ne sera, en effet, officiellement aboli qu’à la conférence internationale de Bruxelles en 1876. Et même si les philosophes humanistes du XVIIIE siècle s’indignent, le système ne continue pas moins à fonctionner. Rejetés hors de l’humanité, pareils à des animaux, les esclaves ne donnent pas mauvaise conscience aux colons. On oublie de les nourrir, on en abuse sexuellement, on les maltraite… « Je ne considère les nègres que comme des animaux servant à la culture » écrit Mercier de la Rivière en 1767.

L’histoire américaine est toute entière liée à l’esclavage. La déportation des Noirs se fait massivement au XVIIIe siècle ; ils sont environ 30 000 en 1715 et leur population ne cesse d’augmenter depuis que des razzias de prisonniers apportent au Nouveau Monde des Noirs arrachés à l’Afrique. Le maître a toute autorité sur son esclave mais la loi varie d’un état à l’autre. En Géorgie, par exemple, est puni d’amende ou du fouet toute personne de couleur, affranchie ou esclave, qui apprend à lire ou à écrire à un esclave. La Constitution américaine avait toléré à mots couverts « l’importation de telles personnes dont l’admission peut paraître convenable ». Sous Washington, huit états du Sud sont esclavagistes et se battent pour obtenir que leur soient remis les esclaves fugitifs qui ont pu passer au Nord.

Le mouvement abolitionniste, appuyé par les Quakers dès le XVIIIe siècle, prend une plus large extension à partir de 1835. Le conflit se durcit entre le Nord industriel adversaire de l’esclavage et le Sud agricole qui vit du coton et de l’esclavage. Onze Etats décident de quitter l’Union. Les Sudistes ouvrent les hostilités ; la guerre de Sécession durera quatre ans et s’achèvera par la capitulation du général Lee le 9 avril 1865. La victoire du Nord entraîne l’émancipation des Noirs en droit mais en fait les esclaves se retrouvent sans terre et démunis de tout, leurs maîtres ruinés. Lorsque l’occupation militaire du Sud par le Nord s’achève, la ségrégation entre Blancs et Noirs vient remplacer l’ancienne servitude.

Pour empêcher les anciens esclaves de voter, on interdit le droit électoral aux analphabètes mais en même temps on s’oppose à l’instruction des Noirs. De toutes les manières, les ségrégationnistes cherchent à établir des barrières entre Noirs et Blancs. C’est aussi en 1865 que naît dans le Tennessee le mouvement raciste Ku-Klux Klan.

1868 et 1870 : le Congrès américain vote l’abolition légale de l’esclavage mais l’intégration effective des anciens esclaves noirs ne se fait pas pour autant. Ce n’est qu’en 1954 que sera déclarée anticonstitutionnelle la ségrégation raciale en matière d’éducation et en 1957, le Congrès votera une loi pour protéger les droits civiques des citoyens noirs. La situation actuelle est encore loin de l’égalité prescrite par les lois.

« Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? »

Denis Diderot,

Supplément au voyage de Bougainville, II.

Lecture

–       Angela DAVIS, Femmes, race et classe, Ed. Des Femmes, Paris, 1983.

–       S.M. ELKINS, Slavery : a problem in American institutional and intellectual life, Chicago, 1959.

–       Moses I. FINLEY, Esclavage antique et idéologie moderne, Ed. de Minuit, 1981.

–       Gilberto FREYRE, Maîtres et esclaves, Gallimard, 1953.

–       Yvon GARLAN, Les Esclaves en Grèce ancienne, Maspero, 1982.

–       M. LENGELLE, L’Esclavage, PUF, 1967.

–       François RENAULT et Serge DAGET, Les Traités négrières en Afrique, Karthala, 1985.

–       A. de TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, Union générale d’Editions, 1963.

Cf. Antiquité, Noirs.

ENVIE

ENVIE

L’envie, telle que la définit Melanie Klein, est la souffrance de voir quelqu’un d’autre posséder ce qu’on désire pour soi-même. L’envieux suppose à l’autre des qualités et des possessions désirables qu’il voudrait s’approprier. Mais s’il ne peut s’emparer de ces objets d’envie, plutôt que de supporter la frustration et pour échapper à ce sentiment. d’irrésistible avidité, il préfère endommager, réellement ou fantasmatiquement, ce dont jouit l’autre. Le plaisir d’autrui, sa réussite, tourmente l’envieux qui ne se complaît que dans la détresse et la peine des autres.

Des sentiments intenses d’envie conduisent au désespoir les nourrissons qui ne peuvent plus distinguer le « bon sein » du « mauvais sein », dans la terminologie de Melanie Klein. Le sentiment d’avoir endommagé le « bon sein », de ne plus pouvoir clairement séparer l’objet idéal de l’objet persécuteur se trouve à la source du manque de confiance en soi ; il sape, à leur base même, la gratitude et l’amour pour la mère et empêche l’enfant d’intérioriser le « bon objet » et de s’identifier à lui. Le monde devient alors constitué d’une suite ininterrompue de persécutions diverses et répétées. Tout éveille les sentiments d’envie et de destructivité.

Fantasmes de destruction, d’apocalypse, de dégénérescence, d’impureté, projection de l’agressivité et de l’envie, angoisse de persécution… le vocabulaire kleinien semble particulièrement s’ajuster aux délires racistes pour en décrire le soubassement archaïque et la fragilité du sentiment d’identité face à un autre toujours vécu sur un mode persécutoire. Pour accéder à l’altérité, il faut être capable de reconnaître l’absence de l’autre sans ma vivre comme un danger existentiel.

Lecture

–       Mélanie KLEIN, Envie et gratitude, « Tel », Gallimard, 1968.

–       Hanna SEGAL, Introduction à l’œuvre de Mélanie Klein, PUF, 1969.

Cf. Angoisse devant l’étranger, Projection

DRUMONT, Edouard (1844-1917)

DRUMONT, Edouard (1844-1917)

La France juive, publiée en 1886 par Edouard Drumont, représente sans doute une première synthèse des thèmes de l’antisémitisme moderne : héritage antijudaïque chrétien, anticapitalisme judéophobe populaire et thèses racistes de la nouvelle anthropologie physique du XIXe siècle. En plein mouvement nationaliste, le Juif devient le révélateur de l’identité nationale ; en sous-titre à son journal La libre parole, Drumont écrit quatre mots appelés à devenir un slogan célèbre : «  La France aux Français ».

Dans le sillage des théoriciens du mythe aryen, Drumont affirme que « la race sémitique, comparée à la race « indo-européenne, représente éternellement une combinaison inférieure de la nature humaine » (p. 7). Car, « le sémite est mercantile, cupide, intrigant, subtil, rusé ; l’aryen est enthousiaste, héroïque, chevaleresque, désintéressé, franc, confiant jusqu’à la naïveté » (p. 9).

Son antisémitisme va de pair avec un antilibéralisme, un anticapitalisme et un antimarxisme virulents. La France juive défend les valeurs de l’Ancien Régime, stabilité et force ; une société qui pouvait «  vivre tranquille et heureuse, sans connaître les guerres sociales, les insurrections, les grèves » (p. XIII). Pour lui, « maître absolu de la finance », le Juif est responsable de la misère des ouvriers, il est à l’origine de la déchéance de la petite bourgeoisie, il a détruit l’harmonie des rapports entre les classes.

Puisque les Juifs « ont crée une question sociale, on la résoudra sur leur dos » (p.136) et Drumont n’hésite pas à proposer ouvertement le massacre des Juifs après avoir préconisé qu’ils portent « une rouelle jaune » (p.157).

Comme Barrès, Drumont comprend, ainsi que le fait remarquer l’historien Zeev Sternhell, que la petite bourgeoisie, mal adaptée au monde moderne, menacée de glisser vers le bas de l’échelle sociale, victime du développement de la grande industrie et du grand commerce qui, ne répondant pas aux appels du marxisme ni de la démocratie libérale, présente le terrain le plus réceptif à l’antisémitisme et le plus mobilisable par lui.

Drumont s’emploie à implanter dans la conscience populaire une vision du monde démonologique : dans les coulisses de la politique, des forces de destruction minent les bases de la société française et chrétienne. Dans ce cas fantasme d’un complot, la figure du Juif, du franc-maçon ou de l’étranger incarne le mal, la menace, tout ce qui suscite la peur et dont on désire se protéger.

L’attribution de projets inavoués à l’adversaire est chose commune, note Z. Sternhell, à la droite catholique et à l’aile laïque du nationalisme. Ainsi, la France politique s’habitue à métamorphoser les luttes politiques, les difficultés sociales et économiques en un combat entre le Bien et le Mal. Depuis le krach de l’Union générale en 1882 et jusqu’à l’Affaire Dreyfus, la campagne antisémite et antimaçonnique prépare les Français à interpréter les évènements politiques et sociaux comme le résultat de forces occultes et malfaisantes.

Pour Drumont, le Juif « invente le socialisme, l’internationalisme, le nihilisme ; il lance sur la société qui l’a accueilli, des révolutionnaires et des sophistes, des Hertzen, des Goldberg, des Karl Marx, des Lasalle, des Gambetta, des Crémieux… » (p. 201). Et Drumont résume sa pensée : « Tout vient du Juif ; tout revient au Juif » (p. VI).  Il fonde en 1889 la Ligue antisémitique française qui recrute ses membres parmi la petite bourgeoisie droitière, certains milieux conservateurs catholiques et des survivants du boulangisme. Son nationalisme se lie à l’idée d’autochtonie : « Pour parler une langue, il faut d’abord penser dans cette langue (…), il faut avoir sucé en naissant le vin de la patrie, être vraiment sorti du sol ». (p. 30).

La seule force sociale intacte de la société française, c’est l’armée et Drumont ne cache pas son admiration pour l’état-major prussien lors de son entrée à Paris : « L’ensemble (…) était grandiose (…) Tout ce groupe respirait l’Allemagne féodale, l’âge de fer, le règne de la fonce, le moyen-âge militaire » (p. 395).

Comme on l’a souligné pour d’autres théoriciens du racisme, tel Gobineau par exemple, on retrouve presque toujours cette peur de la corruption et de la décadence, ce repli nostalgique vers un passé supposé paradisiaque, ces fantasmes paranoïaques de perte d’identité et de complot, ce rêve élitiste d’appartenir à une essence supérieure, cette manière de justifier « naturellement » la place de chacun dans la société et de rendre responsables des boucs émissaires plutôt que de faire face aux transformations de la société.

Lecture

–       Robert F. BYRNES, Antisemitism in Modern France, New Brunswick, Rutgers University Press, 1950.

–       Zeev STERNHELL, Maurice Barrès et le nationalisme français, Armand Colin, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, 1972.

–       Michel WINOCK, Edouard Drumont et Cie ; Antisémitisme et fascisme en France, Seuil, 1982.

Cf. Antisémitisme, Aryen, Autochtonie, Dreyfus, Gobineau, Projection.

DIFFERENCE

DIFFERENCE

« La différence a été mise au compte du Noir, elle lui a été imputée comme péché originel. Pourquoi ne veut-il pas, quand nous sommes prêts à le faire, que ce péché soit lavé dans le baptême universaliste ? Que signifient cet entêtement et cette roideur de cou ? Pourquoi reprend-il la différence à son compte quand nous cessons de la lui imputer ? Parce qu’elle est devenue maintenant le signifiant de sa revendication : il ne peut plus demander à être reconnu comme pur être humain, il veut être reconnu comme Noir ».

Octave Mannoni,

« The Decolonization of myself » in Clefs pour l’imaginaire,

Paris, 1969, p. 290-300.

 

 

La notion de « différence » est ambiguë. Elle peut à la fois signifier que l’on reconnaît l’autre dans sa spécificité mais elle peut aussi renvoyer à une idéologie raciste qui, au nom d’une différence « naturelle », « biologique », classe les êtres humains selon une hiérarchie de valeur. « Différence » recouvre alors la notion de « race ». Ainsi, voit-on des mouvements comme la Nouvelle Droite revendiquer ce terme mais également des groupes minoritaires proclamer, dans un tout autre sens « Vive la différence ! ». Les mots de « culture » ou d’« ethnie » sont également porteurs de cette ambiguïté.

Peu de sociétés ont accepté de voir en l’autre un être appartenant  comme lui à l’espèce humaine. L’ethnocentrisme a souvent poussé les groupes humains à se considérer comme seul détenteurs de la nature humaine. Les Espagnols du XV et du XVIe siècles se demandaient si les indiens d’Amérique avaient bien une âme ou s’ils n’étaient que des animaux, les rejetant ainsi hors du genre humain. Les colons français du XVIIIe siècle considéraient encore les Noirs qu’ils asservissaient comme des bêtes de somme tout juste bonne à travailler.

Le paradoxe veut que la philosophie des Lumières, qui défendait des idées révolutionnaires d’égalité et d’universalité, en même temps qu’elle reconnaissait à tous les hommes sa part d’humanité, niait les différences. Les philosophes du XVIIIe siècle s’interrogent, à partir des peuples étranges que les voyageurs découvrent, non pas sur la culture de ces sociétés inconnues mais  bien sur la leur propre. De bonne foi, sans doute, les partisans de la décolonisation proposeront aux anciens colonisés de se mettre au diapason de la « civilisation ». Il ne restera alors souvent à l’ancien minoritaire que de se faire reconnaître au nom même de cette différence jadis infamante. « Black is beautiful » scandent à présent les Noirs émancipés. Les convictions universalistes et libérales de ceux qui appartiennent au groupe dominant paraissent généreuses ; il est difficile pour les Blancs européens de prendre conscience que l’uniformité n’est pas en soi le respect, ni la similitude la reconnaissance de l’identité de l’autre.

D’un point de vue culturaliste, c’est ce qu’exprime Lévi-Strauss en écrivant : « On ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui et se maintenir différent » (Race et culture, p. 47). S’assimiler à une autre culture, c’est disparaître.

Comme le note Colette Guillaumin, ce n’est jamais un membre du groupe dominant qui réclame le « droit à la différence » ; ce qu’il éprouve ou agit fait partie de la norme sociale et s’il veut se démarquer par rapport à cette norme, il s’y autorise de lui-même, il exerce sa distinction de plein droit sans demander d’autorisation à personne. Et d’ailleurs, à qui la demanderait-il puisqu’il est en position de dominant et de référent ? Celui qui veut obtenir le « droit » à la différence demande une autorisation ou impose à celui qui le dominait jusque là un nouveau rapport. La « différence » est revendiquée par des groupes humains emprisonnés dans des relations de domination et de dépendance : anciens colonisés, femmes, groupes racisés, … Les « antiracistes » se servent également de cette notion de « différence »  —  connotée positivement — pour lutter contre le néo-racisme qui, effaçant de son vocabulaire le mot de race, utilise également le terme de différence — pour justifier, lui, hiérarchie, domination et meurtre. Lutter par l’éloge de la différence contre le néo-racisme qui fait l’éloge de la différence : tel est un des paradoxe lourd de conséquences, qui invite à réfléchir sur le vocabulaire et les moyens de lutter contre les idéologies et les pratiques racistes.

 

Lecture

–       Colette GUILLAUMIN, « Le chou et le moteur à deux temps. De la catégorie à la hiérarchie », Le Genre humain, 2, 1982, p. 30-36 et « Question de différence », Questions féministes, 6, septembre 1979, p. 3-21.

–       Pierre-André TAGUIEFF, « Les présuppositions définitionnelles d’un indéfinissable : ‘le racisme’ », Mots, 8, 1984, p. 71-107. (Presses de la fondation nationale des sciences politiques).

DÉSINFORMATION

DÉSINFORMATION

Ce terme, apparu en français autour de 1974, désigne l’usage des techniques de l’information et des mass media pour induire en erreur, cacher ou travestir les faits. Il peut s’agir tromper un adversaire en diffusant une information destinée à offrir à l’ennemi une vision de la situation que le désinformateur croit lui être favorable, mais la désinformation semble devenir aussi une pratique assez courante au sein même de l’information délivrée quotidiennement par les canaux de la télévision, de la radio et des journaux à l’opinion publique intérieure.

Ruses de guerre, manipulation de rumeurs, création de faux, … à d’autres époques et dans d’autres sociétés, ont été des pratiques courantes. Déjà en 1952, l’Union soviétique utilise le mot de désinformation qui se trouve défini dans la Grande encyclopédie soviétique, 2e éd., t. XIII, en ces termes : « Diffusion (par la presse, la radio, etc.) de renseignements mensongers, dans le but d’égarer l’opinion publique ». Et ils poursuivent ainsi : « La presse et la radio capitalistes utilisent largement la désinformation, pour tromper les peuples et les accabler de mensonges, en présentant la nouvelle guerre préparée par le bloc impérialiste anglo-américain comme une guerre défensive, et en faisant croire que la politique pacifique de l’U.R.S.S. , des pays de démocratie et d’autres pays pacifiques et une politique agressive ».

Dans son livre sur la Tyrannie de l’imprimé, Marthe Robert attire l’attention sur « l’extraordinaire pouvoir de fascination que le cinéma et la télévision exercent partout, sur les foules comme sur les élites : ils permettent de faire l’économie des concepts et de la pensée critique que l’état de veille, si fort qu’il le souhaite parfois, n’a pas le loisir de congédier » (p.251). Pour elle, l’intense plaisir que procure l’audio-visuel tient justement  à ce qu’il ramène « passivement chacun de nous à ces régions obscures de l’âme infantile où, comme dans les contes de fées, le héros est toujours comblé sans avoir eu ni à travailler, ni à accomplir des progrès ». Et pour conclure, Marthe Robert déplore que les formes de communication non écrites n’aient pas cette capacité de faire réfléchir comme l’imprimé le peut, ainsi que Kafka le formule : «  Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ».

Lecture

–       Léon POLIAKOV, De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, Calmann-Lévy, 1983.

Cf. Cinéma nazi, Dreyfus, Idéologie, Protocoles des Sages de Sion, Rumeur, Scientisme, Seuil de tolérance.

Dreyfus

DREYFUS, Alfred (1859-1935)

Le samedi 5 janvier 1895, dans la grande cour de l’École militaire, le capitaine Alfred Dreyfus, à qui l’on arrache les galons du képi et des manches, les bandes rouges du pantalon, les pattes d’épaule, dont on brise le sabre et le fourreau, s’écrie : «  Soldats, on dégrade un innocent, soldats on déshonore un innocent. Vive la France, Vive l’Armée ! » La foule clame : «  A mort ! Mort aux Juifs ! ». L’Affaire vient de commencer.

Ce qui aurait pu n’être qu’une banale histoire d’espionnage entre la France et l’Allemagne ennemies devient le champ de bataille des obsessions d’une France vaincue, de l’exaspération de ses sentiments patriotiques, de ses préjugés antijudaïques, soudain transformés en doctrine et fureur antisémites, de l’exaltation de l’Armée dont on attend la revanche, du pouvoir immense de la presse.

Depuis 1892, le journal de Drumont, La libre parole, luttait contre la présence d’officiers juifs dans l’Armée. Alfred Dreyfus ne voit pas le danger monter ; il appartient à une vieille famille de Juifs alsaciens, installée depuis plusieurs siècles. De son enfance, il dira que la vue des troupes françaises traversant Mulhouse, son désespoir et son humiliation quand il apprit l’occupation de sa ville natale, décidèrent de sa vocation militaire. De sa tradition juive, il ne dira jamais rien ; comme beaucoup de ses contemporains, Juifs assimilés, il se sent appartenir à la République et à la France.

Il sait pourtant que depuis 1880, l’Europe est secouée par des explosions d’antisémitisme. Ce qui n’était jusque – là que préjugé antijudaïque traditionnel, hostilité affective, se transforme en doctrine, en théorie politique et sociale, en antisémitisme structuré. La société, en cette fin de siècle, bouge vite, de nouvelles formes économiques et politiques effrayent. La société industrielle, laïque, libérale, scientifique fait des victimes, des mécontents et des révoltés, dans différentes couches de la population. L’antisémitisme va canaliser ces grondements ; à tant de détresse, de défaites, de changements, il faut un coupable, un traître, un comploteur. En 1882, le krach de l’Union générale, banque catholique proche de l’Eglise, est attribué à la « banque juive ». Drumont publie la France juive en 1886. Entre 1894 et 1899 se confectionne dans les milieux parisiens de la police secrète du Tzar, le célèbre faux : les Protocoles des Sages de Sion. Des ouvrages antisémites dénoncent tout à la fois, le « peuple décide », l’accusent de meurtre rituels, – antijudaïsme religieux -, condamnent « l’esprit banquier », – antijudaïsme économique -, et  enferment les Juifs dans une « race sémite » inférieure et infamante. A travers la presse de Drumont et d’autres vulgarisateurs, comme les chanteurs de rue par exemple, les savants traités de Gobineau et de Vacher de Lapouge infiltrent le public et nourrissent sa haine.

Le 18 janvier 1893, Drumont s’adresse dans son journal aux jeunes Français : « Je sens que c’est vous qui nous vengerez quand vous serez grands et quelque chose me dit que le châtiment sera effroyable. »

Comme l’ analyse Jean Denis Bredin : « L’Armée, l’Église, les catholiques, la bourgeoisie traditionnelle, l’aristocratie terrienne, les petits commerçants et les artisans, victimes de l’évolution économique, le prolétariat urbain, sont les destinataires naturels de cette idéologie de haine et de mépris. Peut-être manque-t-il encore une occasion, une étincelle ? Alfred Dreyfus pense à autre chose. Il est jeune marié, jeune père, brillant officier. Et la vie ne fait que lui sourire ».

A l’ambassade d’Allemagne, une femme, Mme Bastian, « fait » les corbeilles et livre les documents déchirés ou froissés à la Section de Statistique, c’est-à-dire au service d’espionnage français. Ainsi, le général Mercier est avisé, fin septembre 1894, qu’on a intercepté un document important : le fameux bordereau. Le traître, soupçonne-t-on, doit être un officier d’artillerie en cours de stage à l’État-Major. Il y en a quatre ou cinq, Dreyfus est l’un d’eux. Son écriture est jugée d’une ressemblance « frappante » avec celle du bordereau, alors qu’elle est surtout commune à beaucoup d’autres écritures de l’époque. L’auteur du document notait qu’il va « partir en manœuvres », ce qui n’est pas le cas de Dreyfus mais on lui découvre un voyage d’État-Major en juin, ça suffit.

« Dès cette première heure, écrit Joseph Reinach, s’opère le phénomène qui va dominer toute l’Affaire. Ce ne sont plus les faits contrôlés, les choses examinées avec soin qui forment la conviction ; c’est la conviction préétablie, souveraine, irrésistible, qui déforme les faits et les choses ».

Tout s’enchaîne alors très vite, la presse s’empare de cette histoire toute trouvée : haine du Juif et de l’Allemagne, culte de la patrie et de l’armée, bouc émissaire : « Il est entré dans l’Armée avec le dessein prémédité de trahir », « Les Juifs sont des vampires »,… les fantasmes antisémites se déchaînent.

Arrêté, traduit en Conseil de guerre, le capitaine Alfred Dreyfus est condamné à la dégradation militaire et à la déportation à vie dans l’île du Diable, au large de la Guyane française. Au lendemain du verdict, de la droite à la gauche, la presse unanime exprime son contentement. « C’est l’approbation, le soulagement, le réconfort, la joie, une joie triomphante, vindicative et féroce ». (M. Paléologue, Journal de l’Affaire Dreyfus, Plon, 1955).

A l’île du Diable, Dreyfus écrit on journal ; épuisé de fièvre, brisé de chaleur, il clame son innocence, défend son honneur et encourage sa femme : « Tu dois trouver dans ceux qui dirigent les affaires notre pays des hommes  de cœur… qui comprendront ce martyre effroyable d’un soldat pour qui l’honneur est tout ».

A Paris, son frère Mathieu cherche à l’aider mais comment s’y prendre ? On lui conseille de s’adresser à un jeune intellectuel juif, Bernard Lazare. Celui-ci attaque Drumont et annonce aux antisémites que les Juifs ne se laisseront plus faire.

Pendant ce temps aussi, le commandant Picquart prend la tête du Service de Renseignement et découvre que le véritable traître se nomme en réalité commandant Walsin-Esterhazy, un officier français, toujours à court d’argent.

Le colonel allemand von Schwarzkoppen, qui a accepté l’offre de service d’Esterhazy et laissé par la légèreté des documents compromettants dans sa corbeille à papier, note dans ses Carnets : «  Gonse, Boisdeffre et le ministre de la Guerre ne voulaient pas se prêter à une reprise de l’Affaire Dreyfus. La découverte de Picquart et la grande énergie avec laquelle il paraissait vouloir poursuivre l’Affaire leur semblaient fort embarrassantes et grosses de difficultés. Aussi bien que leur acolytes, du Paty et Henry, ils devaient craindre que si Picquart arrivait à prouver l’innocence de Dreyfus et la culpabilité d’Esterhazy, c’en serait fait d’eux, du prestige de l’Armée et du bon renom de la France. La poursuite de l’enquête de Picquart devait donc être rendue impossible, et la culpabilité de Dreyfus établie à nouveau ».

Picquart sera donc éliminé par l’Etat-Major ; Henry fabriquera un faux, Esterhazy sera protégé tandis qu’un fac-similé du bordereau sera rendu public permettant de vérifier qu’il ne s’agit pas là de l’écriture de Dreyfus. Autour de Mathieu Dreyfus se rassemblent petit à petit les sympathies et les soutiens. Zola, Anatole France, plus lentement, Clémenceau et Jaurès, manifestent leur doute puis leur conviction que Dreyfus est innocent. L’Université, l’École Normale apportent aussi des appuis. La cause du prisonnier de l’île du Diable rallie ceux qui se méfient des autorités traditionnelles, des institutions, des hiérarchies, des préjugés et qui refusent l’antisémitisme.

Le combat judiciaire va durer douze ans, l’Affaire rebondit sans cesse : l’acquittement d’Esterhazy suivi, le 13 janvier 1898, par la publication dans l’Aurore, du texte de Zola, J’accuse, lettre au Président de la République, puis du procès Zola et de sa condamnation, qui signifie la troisième défaite pour Dreyfus et ses partisans. Les intellectuels s’engagent dans le combat d’opinions puis, à partir de la fin1898 et de 1899, les hommes politiques se divisent eux aussi en dreyfusards et antidreyfusards, recoupant à peu près la distinction gauche-droite.

Le colonel Henry est reconnu coupable de faux, on l’arrête, il se suicide ; une souscription est ouverte pour permettre « à la veuve et à l’orphelin » du colonel Henry d’intenter un procès contre J. Reinach qui l’avait accusé d’être le complice d’Esterhazy dans la trahison. Au succès triomphal de cette initiative, on peut mesurer la violence de la passion antisémite. Les souscriptions sont souvent accompagnées de commentaires :

« pour rôtir les juifs », 0,25 franc « pour louer un wagon d’exportation », « un patriote qui attend le sabre vengeur », … Valery souscrit aussi, « après avoir hésité ».

Désormais il y a deux France, celle  du J’accuse et celle de « la souscription Henry ».

Léon Blum écrit dans ses Souvenirs sur l’Affaire : « On ne se battait plus pour ou contre Dreyfus, pour ou contre la révision ; on se battait pour ou contre la République, pour ou contre le militarisme, pour ou contre la laïcité de l’État ».

Après quatre ans et trois mois, Dreyfus va pouvoir quitter le bagne de l’île du Diable, la révision de son procès est obtenue. Le 7 août 1899 s’ouvrent les débats à Rennes. A la majorité de cinq voix contre deux, l’accusé est déclaré coupable avec circonstances atténuantes et condamné à 10 ans de détention. Verdict absurde, les juges du Conseil de guerre demandent eux-mêmes qu’une deuxième dégradation soit épargnée à Dreyfus. La presse du monde entier réprouve ce jugement. La grâce présidentielle lui est accordée mais  Dreyfus et surtout ses partisans voulaient que soit proclamée son innocence. Ce sera le 12 juillet 1906.

Cet arrêt, commente Reinach, proclamait «  qu’il faisait jour alors que le soleil était déjà très haut sur l’horizon. Il ne faisait que libérer d’un lourd remords la conscience française ».

Lecture

–       Léon BLUM, Souvenirs sur l’Affaire, Gallimard, 1982.

–       Jean Denis BREDIN, l’Affaire, Julliard, 1983.

–       Alfred DREYFUS, Cinq années de ma vie, Maspero, 1982, avec une préface de Pierre Vidal-Naquet et post-face de Jean-Louis Levy, petit-fils de Dreyfus.

–       Michaël R. MARRUS, Les Juifs en France à l’époque de l’Affaire Dreyfus, Calmann-Lévy, 1972.

–       Joseph REINACH, Histoire de l’Affaire Dreyfus, 7 volumes, La Revue blanche, 1901-1911.

–       Michel WINOCK, Edouard Drumont et Cie, Antisémitisme et fascisme en France, Seuil, 1982.

Cf. Antisémitisme, Drumont, Gobineau, Meurtre rituel, Pogrom, Protocoles des Sages de Sion, Vacher de Lapouge.

DEGENERESCENCE

DEGENERESCENCE

Le XIXe siècle voit les théories de l’hérédité et de la dégénérescence envahir la littérature (la grande saga des Rougon-Macquart de Zola), la psychologie, la médecine mentale, la criminologie, les sciences humaines en général, et les discours racistes (Gobineau, en tête) en font leur principal fil de trame.

En 1857, l’aliéniste Bénédict Augustin Morel publie son Traité des dégénérescences dans lequel il lie la dégénérescence au péché originel. L’homme se doit de dominer son corps. Or, dans la maladie mentale, le fou se laisse envahir par ses débordements et se trouve ainsi ravalé à l’état animal, ce qui est au contraire à la bonne morale. Bénédict Morel propose donc d’empêcher les mariages entre dégénérés afin de préserver la « race ». Suivant la théorie transformiste de Lamarck de la transmission des caractères acquis, il suppose que la dégénérescence est transmissible par l’hérédité mais de plus qu’en se transmettant, le « germe », la « tare », le « stigmate » s’accentue et provoque une déchéance plus grande encore à la génération suivante.

Avec un même vocabulaire, emprunté aux représentations nosographiques de la médecine mentale, Max Nordau parlera de la culture décadente, des maladies de la civilisation, du crépuscule morbide des peuples, de la « fin de race » en cette « fin de siècle » : «  De nos jours, s’éveille dans les esprits d’élite la sombre inquiétude d’un Crépuscule des Peuples dans lequel tous les soleils et toutes les étoiles s’éteignent peu à peu, et où, au milieu de la nature mourante, les hommes périssent avec toutes leurs institutions et leurs créations ».

Disciple de Charcot, médecin mais aussi critique d’art, poète, sociologue et journaliste, Max Nordau contribua très largement à diffuser le terme de « dégénéré ». Son livre intitulé, Dégénérescence, paru en 1892, connut un grand succès de son vivant et suscita de vives polémiques. Pour lui, « les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés. Ce sont quelquefois des écrivains et des artistes. Mais ceux-ci présentent les mêmes caractéristiques intellectuelles — et souvent aussi physiques — que ces membres de la même famille anthropologique qui satisfont leurs instincts malsains avec le couteau de l’assassin ou la grenade du dynamiteur au lieu de le faire avec la plume ou le pinceau ». Il juge sévèrement Nietzsche, Tolstoï, Zola, Ibsen, Poe, Mallarmé et Verlaine mais c’est pour Richard Wagner qu’il a les mots les plus définitifs : « Richard Wagner est chargé à lui seul d’une plus grande quantité de dégénérescence que tous les dégénérés ensemble que nous avons vu jusqu’ici. Les stigmates de cet état morbide se trouvent réunis chez lui au grand complet et dans le plus riche épanouissement. Il présente dans sa constitution générale le délire des persécutions, la folie des grandeurs et le mysticisme ; dans ses instincts, la philanthropie vague, l’anarchisme, la rage de révolte et de contradiction ; dans ses écrits, tous les caractères de la graphomanie, c’est-à-dire l’incohérence, la fuite des idées et le penchant aux calembours niais, et, comme fond de son être, l’émotivité caractéristique de teinte à la fois érotomane et religieuse » ( p. 305).

Bien qu’il veuille se démarquer de l’air de son temps et qu’il en dénonce la pathologie, Max Nordau en partage le vocabulaire et bien des idées. Il défendra avec force le livre du Viennois Otto Weininger , Sexe et caractère, qui exclut de l’humanité à la fois les Juifs et les femmes. Avec le fou et le criminel, la femme et le Juif sont les figures exemplaires du « taré » pour l’idéologie de la dégénérescence et ses idéaux héréditaristes, biologisants et raciaux.

A partir de cette théorie de l’hérédité-dégénérescence, deux idéologies s’affrontent : du côté de la médecine hygiéniste et des modérés, on défend une prophylaxie sociale progressiste, on soutient l’idée d’une science suffisamment bonne pour corriger une « mauvaise nature », pour améliorer les défauts et les maladies des dégénérés, pour réparer ou compenser les dégâts.

A l’opposé de cette philosophie libérale se développe un courant eugéniste et ouvertement raciste dont la volonté est d’éliminer les fous et les dégénérés, comme le défend Rudin, initiateur de la loi hitlérienne sur la stérilisation obligatoire des aliénés et des débiles (action qui précédera le fonctionnement des camps d’extermination).

Pour supprimer la dégénérescence, il faut donc tuer l’homme lui-même et nettoyer ainsi l’humanité de sa pourriture, de sa bestialité. Le nazisme mettra en scène jusqu’à l’impensable cette idée apocalyptique, cette vision du monde que la pensée raciste préparait depuis le XIXe siècle.

Lecture

–       Franklin RAUSKY, « ‘ Fin de siècle ’ et ‘ fin de race’ dans la théorie de la dégénérescence de Max Nordau », in Le Racisme. Mythes et sciences. Bruxelles, Complexe, 1981, p. 377-383, (éd. M. Olender).

–       Elisabeth ROUDINESCO, La Bataille de cent ans. Histoire de la psychanalyse en France, Ed. Ramsay, 1982.

Cf. Drumont, Génétique, Gobineau, Nature, Weininger.

DARWIN

DARWIN, Charles (1809-1882)

Ce naturaliste anglais a fait couler beaucoup d’encre depuis la parution, en 1859, De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle et surtout de son livre de 1871, De la descendance de l’homme. Influencé par le « transformisme » de Lamarck, à qui il emprunte l’idée que les espèces tendent à devenir toujours plus complexes et à s’adapter de mieux en mieux à leur environnement, Darwin s’inspira également des travaux de Malthus pour qui la compétition entre les êtres humains est rendue nécessaire par la pression démographique et permet un équilibre avec les ressources naturelles au prix de la disparition des plus faibles. Darwin a appliqué cette théorie « à tout le règne animal et à tout le règne végétal » (L’origine des espèces) puis, après bien des réticences et des hésitations, à l’être humain, dont l’origine ne remonte plus à Adam et Eve, créatures de Dieu mais à quelque ancêtre commun avec les singes. Darwin dira à l’un de ses amis : «  it is like confessing a murder ».

Pour Darwin, l’évolution des espèces vivantes ­— et de l’homme — se fait par la sélection naturelle des plus aptes à la « lutte pour la vie ». Ce sont les individus les mieux adaptés au milieu qui survivent et peuvent dès lors se reproduire. Il arrive que des variations accidentelles surviennent : si celles-ci favorisent l’adaptation, elles augmenteront les chances de survie au détriment des individus qui n’en seront pas porteurs. « Si des variations utiles à un être organisé se présentent quelquefois, assurément les individus qui en sont l’objet ont la meilleure chance de l’emporter dans la lutte pour l’existence ; puis, en vertu du principe si puissant de l’hérédité, ces individus tendent à laisser des descendants ayant le même caractère qu’eux »

(L’Origine des espèces, p. 140)

Darwin ne pouvait répondre à la question de la transmission des caractères acquis ou innés entre parents et enfants que par la notion imprécise de « principe de l’hérédité ». Contemporaines, mais pas encore reconnues à cette époque, ce sont les découvertes de Mendel  sur les gènes qui permettront de comprendre que ce ne sont pas les caractères visibles qui sont transmis mais la moitié du patrimoine génétique de chacun des deux géniteurs. De plus, les généticiens contemporains ont découvert qu’il n’existe pas d’homogénéité génétique au sein des populations comme la théorie darwinienne le laissait supposer. Au contraire, les variations sont grandes et la richesse d’une population ne tient pas à l’acquisition des « meilleurs » gènes et à l’élimination des « mauvais » mais bien à la variété du stock héréditaire qui multiplie ses chances de survie et d’adaptation. « C’est pourquoi, affirme Jacques Ruffié, le polymorphisme apparaît aujourd’hui comme l’une des lois fondamentales de la vie. Aussi, la volonté raciste, directement inspirée de la pensée typologique, qui tend à « purger » une race des gènes inférieurs pour ne conserver que les gènes supérieurs constitue-t-elle, du point de vue biologique, une véritable absurdité ».

De nombreux auteurs ont interprété les théories de Darwin comme une caution scientifique aux idées de compétitivité et de hiérarchie entre les hommes, propres au capitalisme et à l’aventure coloniale de son siècle. Sans critiquer directement les idées biologiques de Darwin, certains ont condamné le « darwinisme social » qui a nourri la pensée raciste à partir du XIXe siècle. Patrick Tort défend la thèse selon laquelle c’est la pensée hiérarchique qui a utilisé le darwinisme et qu’en aucun cas la théorie de la sélection naturelle ne favorise un ordre inégalitaire des hommes et des cultures. Il pense que l’idéologie évolutionniste précède et utilise rétroactivement le darwinisme comme un modèle à qui elle demande confirmation mais que jamais une science ne peut donner naissance à une idéologie.

Ce qu’il pose ainsi : « Du fait de l’existence de l’effet réversif — la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s’oppose à la sélection naturelle — , aucune sociologie inégalitaire ou sélectionniste, aucune politique d’oppression raciale, aucune idéologie discriminatoire ou exterminatoire, aucun organicisme enfin ne peuvent être légitimement déduits du darwinisme » (thèse 7).

Mais comment comprendre alors que le darwinisme ait pu « se prêter » à une interprétation raciste et inégalitaire des rapports entre les variétés humaines ?

Patrick Tort propose de lire la classification hiérarchique des « races humaines » de Darwin dans le cadre de la logique de sa théorie du transformisme.

Cette hiérarchie indiquerait que les « races inférieures » sont les chaînons intermédiaires entre les ancêtres simio-humains et les « races caucasiennes ». Mais hors de la logique interne à l’œuvre, il est difficile d’ignorer l’usage social d’un tel texte, qui a sans conteste fonctionné comme un soutien symbolique aux discours et réalités hiérarchiques et racistes.

Si les contraintes logiques de sa théorie obligeaient Darwin à voir chez l’homme, comme dans le reste des règnes vivants, les traces de l’évolution sélective, il supposait aussi que le propre de l’évolution humaine tenait à l’existence du sentiment moral.

«  A mesure que l’homme avance en civilisation et que les petites tribus se réunissent en communautés plus nombreuses, la simple raison indique à chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et sa sympathie à tous les membres de la même nation, bien qu’ils ne lui soient pas personnellement connus. Ce point atteint, une barrière artificielle seule peut empêcher ses sympathies de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races. L’expérience nous prouve, malheureusement, combien il faut de temps avant que nous considérions comme nos semblables les hommes qui diffèrent considérablement de nous par leur aspect extérieur et par leur coutumes (…) Cette qualité, une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies, devenant plus délicates à mesure qu’elles s’étendent davantage, finissent par s’appliquer à tous les êtres vivants. Cette vertu, une fois honorée et cultivée par quelques hommes, se répand chez les jeunes gens par l’instruction et par l’exemple, et finit par faire partie de l’opinion publique » (Descendance de l’homme, p. 132).

Il existe donc pour Darwin un point à partir duquel la sélection opère « la production d’un niveau de moralité plus élevé » (p.150), ce qui peut paraître contradictoire avec la sélection des plus faibles, mais Darwin imagine alors que la civilisation et la culture impliquent des phénomènes de rééquilibrages : « Bien que la civilisation s’oppose ainsi, de plusieurs façons, à la libre action de la sélection naturelle, elle favorise évidemment, par l’amélioration de l’alimentation et l’exemption de pénibles fatigues, un meilleur développement du corps » (p. 147).

Darwin propose de considérer qu’à partir d’un certain moment de l’évolution, la « nature » produit une « culture » qui ne répond plus exclusivement aux lois de la sélection biologique mais crée des motivations anti-sélectives et éthiques.

Il y aurait donc dans les thèses de Darwin une dimension dialectique : le transformisme implique la continuité des phénomènes alors même qu’il engendre aussi une rupture non moins nécessaire, rupture qui a pour nom « éthique ». La morale de Darwin est celle d’une inégalité combattue, c’est là non pas l’idéologie personnelle d’un savant mais le résultat d’une cohérence interne au discours scientifique ; le mauvais usage qu’on en a fait, prétend encore P. Tort, appartient à l’histoire des idéologies para-scientifiques.

Le darwinisme social, comme on l’a nommé, fait partie des idéologies hiérarchiques, fondées sur des modèles biologiques de structures et de processus alors que le transformisme de Darwin se base sur la possibilité d’un renversement dialectique au sein du devenir humain. La « civilisation pour Darwin, écrit P. Tort, est le développement dialectique de la nature (…) La culture ronge la nature, mais non comme une entité essentiellement autre, extérieure ou adverse, car son élection par la sélection naturelle lui assure de ne pouvoir jamais en droit être considérée comme une anti-nature ».

Brillante, la démonstration de P. Tort ne convainc pas tous les commentateurs de Darwin. Pour P. Thuillier, le darwinisme a apporté la caution scientifique à l’idée d’inégalité entre les races et a valorisé toutes les formes de compétition et de lutte dans les sociétés humaines. Et il rappelle une phrase de Darwin : « On devrait faire disparaître toutes les lois et toutes les coutumes qui empêchent les plus capables de réussir et d’élever le plus grand nombre d’enfant ».

( La Descendance de l’homme, p. 677).

 

Lecture

–       Charles DARWIN, L’Origine des espèces, préface de Colette Guillaumin, Maspero, Paris, 1980.

–       Charles DARWIN, La Descendance de l’homme, préface de Pierre Thuillier, Bruxelles Complexe, 1981.

–       Jacques RUFFIE, Traité du vivant, Fayard ,1982.

–       « Le mythe de la race » in Le Racisme, Mythes et sciences, Complexe, 1981.

–       Pierre THUILLIER, Darwin & Co, Bruxelles, Complexe, 1981.

–       Patrick TORT, La Pensée hiérarchique et l’évolution. Aubier, 1983.