PRÉFACE de Léon POLIAKOV

Au livre de Lydia Flem, Le Racisme, éd. MA, 1985.

Depuis quelques années, on discute des méfaits du racisme, dans les journaux, sur les ondes et dans la conversation quotidienne, avec une fréquence croissante. Il s’agit cependant d’un terme récent, quasiment d’un néologisme, puisqu’il n’a été forgé qu’il y a une cinquantaine d’années, à la faveur de la création, en plein cœur de l’Europe, d’un « État racial », du Rassenstaat hitlérien, d’odieuse mémoire. Il va de soi que le préjugé qu’il désigne est beaucoup plus ancien, encore qu’on discute sur ses origines : la plupart des auteurs le font remonter aux XVI-XVIIe siècles, parallèlement au développement de l’esprit scientifique, et voient donc en lui un phénomène spécifiquement européen. Mais avant d’y venir, il convient de montrer à quel point le terme en question est inadéquat, voire piégé, puisqu’il entretient d’une certaine façon le mal qu’il condamne. En effet, il suggère, en vertu de son étymologie, que les races humaines, dont Lydia Flem montre bien qu’elles ne sont qu’une vue surranée de l’esprit, existeraient réellement, et seraient la vrai cause du racisme, justifiant insidieusement de la sorte le préjugé qu’il s’agit de combattre. C’est pourquoi d’excellents auteurs ont suggéré une autre terminologie[1]) ; mais il semble qu’il soit impossible de changer par décret l’usage universel de la langue… Du reste, en 1985, l’observation quotidienne nous apprend à quel point les arguments des savants, tout comme les plaidoyers des hommes ou organisations de bonne volonté, voire les dispositions des gouvernements, sont impuissants à éradiquer le détestable phénomène qui à pour nom racisme.

   Cette inadéquation sémantique, il la partage avec son frère aîné l’antisémitisme, terme mis en circulation vers 1875, à une époque où l’existence des races nettement circonscrites, partagées en « supérieures » et « inférieures », ne faisaient de doute ni (à des rares exceptions près) pour les spécialistes, ni à plus forte raison pour le grand public. En l’occurrence, on s’était contenté de faire appel à des catégories linguistiques pour opposer aux imaginaires « Aryens » des non moins imaginaires « Sémites », d’une façon qui narguait au surplus le principe de non-contradiction. Pour l’essentiel, le procédé se laisse illustrer par la vieille histoire, juive si l’on veut, de la commère qui reproche à sa voisine d’avoir ébréché un broc qu’elle lui avait prêté. « Premièrement ; répond l’autre, je ne t’ai pas emprunté de broc ; deuxièmement il était déjà ébréché lorsque tu me l’as prêté, et troisièmement, je te l’ai rendu intact. » De même rappelons que 1) il n’existe pas de race sémite, 2) en eût-il existé une que ce seraient les Arabes qui en auraient été les authentiques représentants, et 3) les historiens n’hésitent pas à parler de l’antisémitisme de Cicéron ou de Tacite, pour lesquels le concept de race était dépourvu de toute signification, et qui ignoraient à peu près tout des Arabes.

   Venons en maintenant à l’histoire du racisme.

    Il va de soi que depuis les temps les plus reculés, les groupes humains, clans, tribus, ou peuplades, pratiquaient le partage entre « nous » et « eux », se réservant à eux-mêmes les qualités ou vertus humaines de tout genre ; souvent, les groupes ennemis ou simplement les « hors-groupe » n’étaient même pas rapportés au genre humain, mais qualifiés de « poux », « singes », etc. Il y a une dizaine de milliers d’années, la révolution néolithique introduisait, avec la division du travail, la main-d’œuvre esclave, au service des castes de prêtres ou des guerriers. Mais ces barrières entre les peuples ou classes n’étaient nullement hermétiques : un esclave pouvait être affranchi ; un barbare pouvait s’acculturer parmi les Grecs. Un Juif, prétendre aux plus hauts postes dans l’empire romain (tel ce Tibère Alexandre, neveu du philosophe Philion, qui fut en 46-48 procurateur de Judée, et par la suite, préfet de l’Egypte). De plus, il n’existait ni en grec, ni en latin, ni à ce que je sache, en aucune autre langue antique, un terme correspondant à celui de « race », dans son acceptation scientifique. Autrement dit, il ne venait pas à l’esprit des anciens d’étudier et de classer les groupes humains en fonction de leur biologie, et de tirer de celle-ci la matière de jugements de valeur conformes à des « lois scientifiques », c’est-à-dire inexorables, sans appel, n’admettant aucune exception. Encore moins des conceptions de ce genre pouvaient-elles prendre racine au sein de la chrétienté médiévale, puisqu’elles défiaient la représentation fondamentale d’un univers régi par un Dieu tout-puissant, et plus particulièrement la vertu sacramental du baptême, grâce auquel l’ennemi infidèle devenait un frère en Christ. C’est pourquoi les théories et classifications raciales ne pouvaient-elles se développer pleinement qu’à l’âge de la science[2].

   Au surplus, sans doute fallait-il au préalable que les Européens aient exploré la terre entière, et constaté que l’espèce humaine (à l’exclusion de monstres légendaires tels que les centaures) se retrouve dans ces cinq continents. Du reste, la première tentative connue d’une classification raciale avait pour but déclaré une application géographique, et non anthropologique. En avril 1684, le voyageur François Bernier décrivait dans le « Journal des Sçavans » une « Nouvelle division de la terre, par les différentes espèces ou races d’hommes qui l’habitent ». Ces races, c’étaient les Européens blancs, auxquelles Bernier ajoutait les Egyptiens et les Indiens basanés (« cette couleur ne leur est qu’accidentelle, et ne vient qu’à cause qu’ils s’exposent au soleil »), les Africains noirs (« leurs cheveux ne sont pas proprement des cheveux, mais plutôt une laine qui approche du poil de nos barbets »), les Asiatiques (« ils ont de petits yeux de porcs ») et les Lapons (« de petits courtauds ; ce sont des vilains animaux »). On voit que cette première tentative de classification n’est pas spécifiquement raciste, mais elle n’en affirme pas moins, implicitement, la supériorité de l’homme blanc, puisque les autres races sont toutes dotées d’un attribut bestial. Le prudent Leibniz crut pouvoir l’approuver, puisqu’elle ne contredisait en rien l’unité du genre humain, telle que l’affirmait l’enseignement de l’Eglise. Une cinquantaine d’années plus tard, le grand classificateur suédois Linné élaborait une classification semblable, mais plus exacte — qui lui valut les reproches de l’Eglise luthérienne, parce qu’il avait osé classer ensemble l’espèce humaine et celle des grands singes dans l’ordre des « Primates »[3].)

   La plus grande autorité du  XVIIe siècle en matière de sciences naturelles, le comte Georges de Buffon, procédait d’une autre manière : il n’élabora pas de classification précise, mais décrivait longuement, sur la foi des récits des voyageurs, les diverses populations « sauvages » sans leur ménager les invectives : ainsi, il comparait les Hottentots aux singes, la différence étant que « le créateur, en même temps qu’il a départi à l’Hottentot cette forme semblable à celle du singe, a pénétré ce corps animal de son souffle divin ». Les Lapons ne valaient guère mieux : « ils sont tous également grossiers, superstitieux, stupides… ce peuple abject n’a de mœurs qu’assez pour être méprisé ».

   Buffon expliquait cette déchéance à l’aide de sa « théorie des dégénérations » : l’habitat naturel de l’espèce Homo Sapiens aurait été la zone au climat tempéré, et la couleur originelle de sa peau aurait été blanche, mais certaines populations se seraient égarées dans les régions tropicales ou boréales, où elles auraient « dégénéré » de manières diverses. Il n’était donc pas un raciste, absolument parlant — du moins, à première vue. En effet, pour établir combien de générations avaient été nécessaires pour la dégradation de l’homme blanc, il proposait d’installer un groupe de familles sénégalaises au Danemark, « sans leur permettre de la croiser : ce moyen est le seul qu’on puisse employer pour savoir combien il faudrait de temps pour réintégrer à cet égard la nature de l’homme, et par la même raison, combien il en a fallu pour la changer du blanc au noir. »

   « Ce moyen est le seul ». Nous voici avertis : les Nègres ne participent pas à la nature humaine : on peut donc les utiliser comme cobayes, à la place des Danois — qui auraient permis de mener a bien l’expérience directement, d’une manière plus simple.

   Il reste que pour Buffon, tous les hommes proviennent de la même souche, il est donc « monogéniste » — par conviction, ou par prudence ? La théorie opposée, le polygénisme, disposait d’un champion formidable en la personne de Voltaire, et on peut croire qu’il s’agissait pour lui de prendre le contre-pied de l’enseignement de l’Eglise. Il suggère lui-même, en écrivant dans son Traité de métaphysique (1734) : « Quoi qu’en dise un homme vêtu d’une longue soutane noire, les blancs barbus, les nègres portant laine, les jaunes portant crins et les hommes sans barbe ne viennent pas du même homme. » Et il se tint à des procédés polémiques de ce genre jusqu’à la fin de ses jours, qu’il s’agisse des attaques antijuives de son Dictionnaire philosophique (1764) ou des pointes antijésuites de la Défense de mon oncle. (1767) Si aucun homme n’en a fait autant que lui pour démolir les idoles et les préjugés du passé, nul n’a autant propagé et amplifié les aberrations du nouvel âge de la science.

   En somme, et a l’éclatante exception de Jean-Jacques Rousseau, toutes les grandes figures de proue du Siècle des Lumières se montrent convaincus de la supériorité de la race blanche, même lorsqu’elles plaident, comme ce fut le cas de Montesquieu, la cause des Noirs et des Juifs ; et tel passage à la vérité vipérin de Kant sur le compte de ces derniers, qu’il qualifie de « Palestiniens », les dépeint comme une confrérie d’escrocs. Il reste qu’en la matière, les auteurs du temps se limitent à quatre ou cinq races, en fonction de la couleur de leur peau (les Arabes et les Juifs font partie, même pour Kant, de la race blanche), et que leurs écrits sont dépourvus de toute visée politique ou appels à la haine. Aussi bien Lydia Flem a-t-elle raison de nous rappeler dans son article Lumières en citant Helvetius, Condorcet ou Diderot, que le XVIIIe siècle abonda (surtout vers sa fin) en idées généreuses, en théories sur la perfectibilité infinie de l’espèce humaine, ou en adeptes de l’hypothèse de la « table rase », conformément à laquelle le nouveau-né vient au monde tel une feuille vierge, sur laquelle l’éducation et l’environnement inscrivent sa nature. Mais la Révolution allait changer tout cela.

   Comme on le sait, l’abolition de l’esclavage aux colonies, votée par la Convention, resta à l’époque lettre morte : la multitude de pamphlets consacrés à la bestialité des Noirs y fut sans doute pour quelque chose. D’ailleurs, la croyance en l’inégalité des races humaines était si profondément ancrée que l’« idéologue » Pierre Cabanis en vint à soulever la question de son incompatibilité avec les principes révolutionnaires : la solution qu’il proposa était « d’oser revoir et corriger l’œuvre de la nature » en brassant les races, et de créer à cet effet des camps spéciaux (« haras humains »). En fait, un tel projet, sauf que ce sont les classes sociales qu’il visait, ne sera mené à bien que dans le Cambodge, dans la deuxième moitié du XXe siècle.

   Plus lourde de conséquences sera une interprétation de la Révolution en termes de luttes raciales : un peuple « celte » ou « gaulois » se serait révolté contre ses maîtres germaniques. On trouve cette vision dans le pamphlet « Qu’est-ce que le Tiers État ? » de Sieyès, qui propose de « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d’être issues de la race des Conquérants », ainsi que la proposition de Ducalle de supprimer « jusqu’au nom infâme de Français », pour reprendre celui de Gaulois. Sous la plume de l’impératrice Catherine II, on retrouve la même interprétation, mais avec l’inévitable changement du signe de valeur : « ne voyez-vous pas ce qui se passe en France, écrivait-elle en avril 1793 à son ami Grimm. Les Gaulois chassent les Francs. Mais vous verrez les Francs retourner, et les bêtes féroces avides de sang humain seront exterminées ou bien seront forcées de se cacher là où elles le pourront. »

   Ainsi s’annonce, sur l’arrière-plan des guerres qui ensanglantèrent l’Europe de 1792 à 1815, un racisme d’un genre nouveau, alimenté par des discordes historiques, qui animera les passions nationalistes engendrées par l’interminable conflit, et marquera la vie politique tout au long du XIXe siècle, pour aboutir au XXe à la démente entreprise hitlérienne. A son origine nous trouvons les réminiscences semi légendaires des « invasions barbares », qui avaient abouti en leur temps à la domination des tribus ou dynasties germaniques sur la majeure partie de l’Europe. Le principal laboratoire de ce racisme, qui tronçonne la race blanche en diverses « sous-races », est l’Allemagne, où les esprits les plus illustres s’efforcent de dresser la jeunesse contre l’occupation napoléonienne. C’est ainsi que le philosophe Fichte partageait les peuples européens en un « peuple originel » (Urvolk), c’est-à-dire les Allemands, et les peuples « néo-latins », de qualité inférieure, parce que dégermanisés. Et il avertissait ses compatriotes : « Il n’y a donc pas d’issue : si vous succombez, l’humanité entière succombera avec vous, sans le moindre espoir d’un rétablissement. » Sans vaticiner de la sorte, d’autres maîtres à penser participaient sur d’autres tons au concert patriotique. Et il n’y avait pas que l’Allemagne : la paix une fois revenue, la préexcellence de la race germanique fut volontiers soutenue non seulement dans les pays dont la population était censée y appartenir, mais aussi dans d’autres, notamment en France, ainsi que l’attestent certains écrits de Jules Michelet, d’Hyppolite Taine et d’Ernest Renan. « La France est une nation, l’Allemagne est une race » écrivait en 1831 Michelet ;  et il continuait « l’Allemagne a donné ses Suèves à la Suisse et à la Suède, à l’Espagne ses Goths, ses Lombards à la Lombardie, ses Anglo-Saxons à l’Angleterre, ses Francs à la France. Elle a nommé et renouvelé toutes les populations de l’Europe. Langue et peuple, l’élément fécond à partout coulé, pénétré… »

   Bref, la race blanche se trouvait désormais partagée en trois sous races : Germains, Latins et Slaves, et c’est aux premiers nommés qu’allait la majorité des suffrages. Leurs titres historiques semblaient corroborés par la conjoncture contemporaine : au XIXe siècle, la supériorité des Allemands dans les domaines des sciences et de la philosophie paraissait incontestable, et les Anglo-saxons, ces fils de la « mère Germanie », se régnaient-ils pas sur les sept mers ?

   On remarquera que ce palmarès reposait sur une confusion entre la langue et la race, entre les patrimoines culturels et les patrimoines génétiques. Une confusion identique conduisait dans le deuxième quart du XIXe siècle à un autre partage des Européens : celui entre « Aryens » et « Sémites ». A ce sujet, on se reportera dans le corps du présent dictionnaire à l’article « Aryens » ; effectivement, leur invention suivit de peu la découverte de la famille des langues indo-européennes. Mais on a quelques bonnes raisons de croire qu’ils auraient été inventés de toute façon, même en l’absence du prétexte linguistique. En effet, dans la foulée de la Révolution, les Juifs avaient été émancipés dans presque tous les pays européens : en conséquence, ils n’étaient plus reconnaissables en tant que Juifs, puisqu’ils s’habillaient désormais comme tout le monde, et commençaient à concurrencer les chrétiens dans tous les domaines de l’existence. Cette métamorphose troublait ou exaspérait les sensibilités chrétiennes, surtout dans la classe bourgeoise ; il lui importait donc de se distancer des Juifs de quelque autre façon. C’est dans ces conditions qu’aux signes visibles identifiant les Juifs fut substituée une « essence raciale » invisible, et que la caste méprisée fut transmuée en une race inférieure.

   D’une manière générale, la politisation du racisme progressait désormais à grand pas, notamment en Allemagne, où les Juifs, rejetés par le camp nationaliste ou « germanomane », étaient condamnés à militer dans les mouvements de gauche, internationalistes et pacifistes — ce qui augmentait les préventions à leur égard. Et dans tous les pays, les théoriciens tiraient les conséquences : à l’époque même où Karl Marx constituait la lutte des classes en moteur de l’histoire, Arthur de Gobineau attribuait un rôle identique à la lutte des races. Du reste, il ne fut pas le premier à formuler cette idée : parmi ses prédécesseurs, une place de choix revient à Benjamin Disraëli (le futur lord Beaconsfield), qui dès 1844 forgea la maxime : « all is race, there is no other truth ». Par ailleurs, il n’hésitait pas à attribuer une place d’honneur à la « race sémitique » : faut-il ajouter que sur ce point-là, il ne fut pas suivi ?

   Par ailleurs, le racisme théorique ne faisait qu’accroître son emprise, tout au long du XIXe siècle. Au point qu’Ernest Renan pouvait écrire en 1890, en traitant des principaux résultats ou progrès de la science, au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle : « Le processus de la civilisation est reconnu dans ses lois générales. L’inégalité des races est constatée. Les titres de chaque famille humaine à des mentions plus au moins honorables dans l’histoire du progrès sont à peu près déterminés. » [4] )

   Antérieurement, vers 1850-1865, le polygénisme, qui permettait pratiquement d’exclure les « races inférieures » de l’espèce Homo Sapiens, revint à la mode, surtout grâce aux travaux de l’anthropologue Paul Broca. Mais le darwinisme triomphant rétablit le monogénisme dans ses droits. En revanche, la notion subséquente de « la survie du plus apte », semait l’effroi : la race blanche, affaiblie par l’humanitarisme chrétien, ne risquait-elle pas d’être un jour balayé par les hommes jaunes ou par les hommes noirs ? Des savants tant anglais qu’allemands élaboraient dès l’époque de projets homicides qui anticipaient sur l’entreprise hitlérienne.

   Ce n’est qu’au début du XXe siècle que des recherches plus fines, notamment celles de l’école américaine de Franz Boas, commencèrent à ébranler la dogmatique raciale. Et puis, les tueries fratricides de la première guerre mondiale donnèrent matière à réflexion. Le génial linguiste russe Nicolas Troubetkoï vint fournir dès 1920 la démonstration de l’absurdité — et du danger — du concept de « race inférieure ». Il fut suivi par de nombreux autres  auteurs, en même temps que les progrès de la génétique commençaient à faire mettre en doute le concept même de race  humaine. Mais les historiens de la science nous ont appris qu’une théorie quelle qu’elle soit ne disparaît qu’avec l’extinction de tous ses adeptes. Ce qui au cours de l’entre-deux-guerres était loin d’être le cas, pour une pseudo-science aussi chargée de passions que la « raciologie » : du professeur d’université à l’agitateur politique, ses adeptes se comptaient par centaines de milliers, dans l’Allemagne humiliée et vindicative, ainsi que d’ailleurs dans d’autres pays.

   On connaît la suite. Et quels qu’aient été les progrès des connaissances, entre 1920 et1945, c’est l’horrible leçon de choses enseignée par le IIIe Reich que fut le véritable facteur du discrédit du racisme, au lendemain de la deuxième guerre mondiale.

   Cependant, il est devenu évident de nos jours que ce discrédit n’est pas définitif. Pendant une vingtaine d’années, les apôtres de l’inégalité des races humaines ne pouvaient propager leurs vues que sous le manteau, à l’aide de divers camouflages. Ensuite, les censures s’affaiblirent, de nouvelles disciplines ou mouvements d’apparence respectable firent leur apparition (voir les articles Sociobiologie ou Nouvelle droite) Enfin, depuis une dizaine d’années, la crise économique internationale a crée un terrain favorable pour la recherche de nouveaux boucs émissaires, et puisque des travailleurs étrangers d’origine africaine ou méditerranéenne s’acquittent en Europe des tâches les plus dures et les plus humbles, c’est tout naturellement eux qu’on désigne du doigt : ce dont, pays par pays, des démagogues ambitieux n’ont pas manqué de tirer leur profit.

   Et cependant, même ces agitateurs se sentent obligés de faire appel à une sorte de double langage, évitant d’afficher ouvertement leurs appels aux passions racistes ou antisémites (on connaît la formule « je ne suis pas raciste, mais… »). Cet hommage du vice à la vertu permet de penser que si, ce qu’à Dieu ne plaise, de nouveaux cataclysmes s’abattent sur notre planète, ce ne sera plus au nom de quelque « psycho-biologie » fourvoyée.

   D’ailleurs, multiples sont les leçons qui se laissent tirer de l’entreprise hitlérienne. C’est ainsi que dans sa foulée, un groupe de savants américains, sous la conduite de Théodoro F. Adorno, à cru pouvoir dégager le profil psychologique du raciste, corrélé à divers autres traits (théorie de la « personnalité autoritaire »). Cette hypothèse largement acceptée pendant une vingtaine d’années par la république des savants, a fait son temps, et on saura gré à Lydia Flem de ne pas l’avoir mentionnée. Car les choses sont à la fois plus simples — et plus terribles. Ce qui demeure énigmatique, c’est la texture profonde des êtres exceptionnels, chefs charismatiques ou « meneurs totémiques » [5] ), qui disposent de la faculté d’entraîner les masses ou les peuples dans la poursuite de leurs desseins sanguinaires et criminels. Ce qui semble devenu clair, tant grâce à l’étude des crimes nazis qu’au moyen d’expériences de laboratoire telles que « les tests de Malgram », c’est que la majorité des simples mortels se plient volontiers aux ordres d’une autorité considérée par eux comme supérieure ou légale, pour se conduire en implacables tortionnaires…

   Quelle pédagogie pourrait-elle contribuer à la formation de nature intérieurement libres, affranchies de la sujétion aux prestiges du pouvoir quel qu’il soit ? Ce problème en apparence insoluble préoccupait déjà les philosophes des Lumières : « Comment forcer les hommes d’être libres ? » Cependant, certains signes permettent de nourrir l’espoir que la « contre-société » actuelle des lycéens et étudiants, dépolitisée et autonome comme elle l’est, saura prendre elle-même l’affaire en mains — à moins que l’apprentissage de la vie réelle ne l’assujetisse d’une manière ou de l’autre aux errements ancestraux.

   Souhaitons en tout cas que l’excellent travail de Lydia Flem, qui apporte souvent des éclairages inédits, alliant le regard des sociologues à celui des psychologues contribue à une meilleure compréhension des problèmes du racisme chez les lecteurs de tous les âges.

Léon Poliakov

INTRODUCTION

Parce que l’oubli est tenace. Et fragile la mémoire

qui couve les cendres d’une histoire encore toute proche.

Maurice Olender

Ce livre dont l’intention est avant tout d’être un outil pédagogique ne prétend pas enrichir d’éléments inédits l’histoire des racismes, qui reste encore entièrement à faire aujourd’hui. Si des jalons importants ont pu être posés par quelques auteurs que l’on retrouvera dans les pages qui suivent, que ce soit à propos de l’antisémitisme ou du génocide des Indiens d’Amérique, le racisme n’as pas encore reçu un cadre de compréhension général. Peut-être faut-il voir dans cette difficulté à penser les violences racistes une résistance à concevoir l’importance des pulsions agressives de l’être humain.

   D’angoisse devant l’étranger à xénophobie, ce lexique décrit un certain nombre de manifestations de domination, d’exclusion et de persécution, qui s’exercent au nom de soi-disantes différences « raciales ». La violence raciste a emprunté au cours de l’histoire des formes variées, mouvantes, hétérogènes : qu’y a-t-il de commun entre le rejet des immigrés et le mépris pour les peuples soumis à la colonisation, entre l’eugénisme et l’antisémitisme ? Pourquoi trouve-t-on à la fois l’angoisse face à l’autre, à l’étranger, au différent et la fascination de l’exotisme ? Pourquoi le même, légèrement décalé, fait-il encore peur ? L’ethnocentrisme et la xénophobie seraient-ils inévitables ? Faut-il toujours que l’être humain cherche son identité entre dieux et diable, « objet idéal » et « objet persécuteur », leader et bouc émissaire ?

   Le racisme suscite bien des questions mais se dérobe à un système explicatif global satisfaisant. Plutôt qu’à un fil conducteur unique et exhaustif, le fonctionnement raciste se prête davantage aux descriptions ponctuelles des faits historiques et aux hypothèses fragmentaires — qu’elles fassent appel aux concepts sociologiques ou à l’analyse des fantasmes inconscients. Aussi, d’une certaine manière, le découpage de ce volume selon l’arbitraire de l’alphabet convenait-il parfaitement à cette réalité multiple et discontinue du racisme.

   La liste des quatre-vingt-douze mots de ce volume raconte, en une énumération brutale, la sanglante histoire des antagonismes entre groupes humains. Au nom de différences religieuses, linguistiques, géographiques, socio culturelles, ethniques et, depuis le XIXe siècle, au nom de la biologie et de la « race », les hommes ont opprimé, asservi, exclu, assassiné d’autres hommes.

   Héritier d’une vision du monde forgée au siècle dernier, le discours raciste d’aujourd’hui exerce une violence quotidienne en justifiant sa haine par un ordre présenté comme naturel, immuable et évident. Affirmer à présent que la « race » ne constitue en aucun cas un fait scientifique, ne protège nullement les victimes de propos injurieux et de passages à l’acte meurtriers ; cela n’empêche en rien la haine de s’exercer ni le racisme d’avilir et de tuer.

   Ce qu’on appelle donc improprement « racisme » (comment parler de racisme sans sous-entendre qu’il existe des races et quel autre terme utiliser ?) désigne, en fait, l’exclusion collective d’un autre groupe arbitrairement considéré comme homogène : « ces gens-là », « eux », « ils ». Aussi, la haine, l’envie et la fragilité du sentiment d’identité face a tout « autre » (quel qu’il soit mais toujours vécu, par projection, comme menaçant) trouvent dans l’idée raciste — et la complicité politique et sociale qui l’accompagne — une permission de s’exprimer ouvertement.

   Le projet de ce lexique ne pouvait pas plus répondre à une exigence d’exhaustivité qu’il n’est aisé de délimiter ce qui, dans les violences commises à l’égard d’autrui, doit être ou non taxé de « racisme ». On aurait pu, par exemple, introduire une entrée femmes, car, — s’il va de soi qu’elles ne forment pas une race — lorsqu’elles sont exclues de la vie sociale, la raison qui y préside à pu être parfois du même ordre biologique que dans le discours raciste.

   D’autres mots, trop généraux ou au contraire trop particuliers, certains termes redondants ou déjà commentés dans d’autres rubriques se sont trouvés éliminés mais auraient pu faire partie de cette liste des mots du racisme. Ainsi, par exemple : agressivité, Amazones, apocalypse, complot, concurrence, cuisine, délire, distance, domination, élite, haine de soi, injures, littérature, manipulation, mépris, peau, persécution, religion, révisionnisme, sauvage, ségrégation, vérité, violence, etc.

   Dans la liste des mots retenus, certains auraient sûrement pu recevoir de plus amples développements et d’autres moins d’attention mais tout choix est arbitraire et personnel. Alors, pourquoi avoir accepté d’écrire, dans un domaine qui n’est pas le mien, un livre nécessairement incomplet ?

   Sans doute, parce que se taire, c’est être complice. Et qu’à une époque où le racisme redevient banal, quotidien et largement entretenu,  et où les mots d’injure se transforment si facilement en gestes de mort, il est urgent d’opposer aux débordements du mépris et de la violence, les valeurs et le instruments de la démocratie. Et de la lucidité. Cette lucidité, si fragile, toujours menacée, mais qui représente pourtant la seule force disponible pour lutter contre les aveuglements de la haine.


[1] Cf. ci-dessous l’article Racisme, in fine.

[2] Voir cependant l’article pureté de sang

[3] Cf. ci-dessus l’article Linné.

[4] Cf. la préface de 1890 à l’essai L’avenir de la science, rédigé par Renan en en 1848.

[5] Voir S. Moscovici, L’âge des foules

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